Réflexion sur le 10 mai 1981, Trente ans après.

En 1981, la guerre froide n’est pas terminée. L’URSS, sclérosée, est dirigée par Léonid Brejnev et elle vient d’implanter en Europe de l’Est des missiles nucléaires SS20 à moyenne portée qui ne visent que l’Europe de l’Ouest. Certains se demandent si François Mitterrand, qui s’apprête à mettre en place un gouvernement d’Union de la Gauche, pourra continuer à s’y opposer, comme il l’a fait en approuvant la «double décision». Mais aussi comment il pourra travailler avec Thatcher et Reagan, qui se sont fait les champions de la révolution conservatrice de Hayek et Friedman, en fait ultra libérale («l’État est le problème»), qui va submerger le monde, ce a quoi la gauche ne s’attend pas du tout! Comme avec Helmut Schmidt, partenaire obligé en tant que chancelier allemand, mais aussi leader social démocrate très hostile à l’Union de la Gauche. Beaucoup à gauche redoutent les réactions de ce que François Mitterrand lui-même appelle ‘l’alliance mondiale des orthodoxies». Sans parler de ceux qui appréhendent un coup à la Pinochet, malgré les efforts de Charles Hernu pour apprivoiser l’armée. Va-t’il mener une politique étrangère «socialiste»? Sera-t-elle alors «pacifiste»? Non car François Mitterrand a fait se rallier le PS au maintien de la dissuasion «en état» (en état de dissuader, et pas seulement en «l’État» comme le voulait le PC) mais que fera-t-il concrètement? On s’attend à ce qu’il remette en cause la politique africaine de ses prédécesseurs (mais qu’il augmente l’aide publique au développement) et leur «politique arabe», chargées de tous les défauts. On le présente comme pro-israélien, ce qui n’est pas faux (à cet égard il serait un socialiste classique), mais sans prêter attention à ce qu’il a déjà dit sur les droits des Israéliens et à sa rencontre, dès 1974, avec Yasser Arafat.

Autre différence, radicale: en 1981 la question européenne n’est centrale ni pour la France, ni pour la gauche, alors que Mrs Thatcher paralyse depuis 1979 tous les choix des dix. Le volet européen de la politique de François Mitterrand ne se déploiera vraiment qu’après le choix de mars 1983 et surtout après le Conseil européen de Fontainebleau, en mai 1984, où Helmut Kohl et lui auront obtenu de Thatcher qu’elle lève ses vetos, au prix alors modique du «chèque britannique». Dans son livre «la France est-elle finie?» Jean-Pierre Chevènement a donné récemment sa version, critique mais très intéressante, de ce qu’il appelle le «pari» européen de François Mitterrand et des débats sur l’Europe de ces années 80.

François Mitterrand, rendra obsolètes les spéculations antérieures en menant une politique… mitterrandienne, synthèse de l’héritage de la Vème République, des aspirations de la gauche et de ses options personnelles, et on pourra même parler, plus tard, s’agissant de ses fondamentaux stratégiques, de «gaullo-mitterrandisme».
Pendant ses quatorze années de présidence (y compris les quatre années des deux cohabitations), François Mitterrand aura à gérer bien des crises et bien des guerres, mais surtout un immense bouleversement: la fin du contrôle de l’URSS sur l’Europe de l’Est, assumée par Gorbatchev dès 1985/1986, et la disparition de l’URSS elle-même fin 1991, marquant la fin du monde bipolaire et l’entrée dans l’indéfinissable monde «global», il y a déjà près de 20 ans! Et, bien sûr, à partir de 1984, il fut avec Helmut Kohl, sans oublier Jacques Delors, mis en place par eux, formant avec le recul le trio de l’âge d’or européen, le moteur de la construction européenne des années 1984-1992. Ses quatorze années de présidence furent marquées par une crédibilité, une autorité personnelle et politique, reconnues même par ses adversaires, des problèmes sérieux (Liban, Afrique, Iran), des succès évidents (Maastricht, sa relation personnelle de confiance avec les grands dirigeants, l’équilibre des forces en Europe), des tournants novateurs (discours de la Baule), des échecs (la confédération européenne, les efforts de paix au proche Orient), des scandales (Greenpeace), et bien des polémiques politiciennes décalées (Allemagne, Yougoslavie, Rwanda).

État du monde, état de l’Europe, état de la France, la situation en 2011 – économie dérégulée, compétition généralisée, monde connecté, bagarre multipolaire, émergents, fin du monopole occidental – n’est comparable en presque rien à celle de 1981. Des problèmes nouveaux se posent dans des termes inédits. Il faut donc trouver ailleurs que dans la nostalgie (bien compréhensible, au demeurant), la commémoration, la répétition de slogans socialistes et/ou mitterrandiens, ou même dans la seule invocation de «nos valeurs», mot magique, les fondements du projet et du programme pour la France de 2012/2017. Il faut pour cela partir du monde réel! D’abord la globalisation s’est complètement imposée, et pas n’importe laquelle. C’est une américano-globalisation qui a fait croire à une fin de l’histoire, vieux mythe réalisé! C’est en même temps l’extension à l’ensemble du monde, économiquement décompartimenté, d’une économie de marché méthodiquement déréglementée depuis la fin des années 70 (coïncidence historique tragique avec la gauche au pouvoir), mouvement idéologique amplifié par un accroissement faramineux des nouveaux instruments électroniques de communication instantanée, lesquels rendent les marchés financiers quasi incontrôlables. L’ensemble ayant donné naissance à ce Frankenstein qu’est la sphère financière hypertrophiée (1). Ce monde que les États-Unis voyaient s’homogénéiser (et donner naissance aux «démocraties de marché») sous leur «leadership bienveillant» a vu en fait surgir en quelques années plusieurs dizaines de puissances (et pas seulement de marchés) émergentes qui estiment que leur tour est venu, dont quelques unes gigantesques, à commencer par la Chine, qui aujourd’hui fascine autant qu’elle inquiète.

Les catégories anciennes est/ouest, nord/sud, toutes occidentalo-centrées, en sont pulvérisées. Et plus aucune opinion occidentale ne pense en majorité que la globalisation est «win-win».
La création d’un G20 au sommet, opportune initiative française, comme l’avait été le G7 et le G8, est l’aveu par les occidentaux qu’ils ne peuvent plus prétendre (ni même faire semblant de…) gouverner le monde à 7 ou 8.
Mais le G20 ne gouverne pas. Il est une enceinte au sein de laquelle des accords peuvent être passés, mais où la compétition multipolaire se poursuit, comme on le verra sous la présidence française en 2011. La question ne sera pas: que fait le G20? Mais: que faisons nous, comment agissons-nous, dans le G20?
Un des seuls invariants par rapport à 1981 est que la question du Proche Orient reste dans l’impasse. En revanche, novation qui angoisse ceux qui croyaient que les mises en garde d’Huntington sur un possible clash des civilisations pouvaient être ignorées, la grande question Islam-Occident est reposée. Et elle le sera tant que le conflit au sein de l’Islam entre modernisme et fondamentalisme restera ouvert et que des petits groupes, dans les deux camps, joueront l’antagonisme. Instrumentalisées par Bush, les questions terrorisme/ prolifération nucléaire ont obsédé les occidentaux depuis dix ans. Les révoltes arabes vont peut être rebattre les cartes.
Autre changement: le compte à rebours écologique (qui ne concerne pas, loin de là, que le climat) et démographique, seule vraie question globale, ne peut plus être nié, ce qui n’était pas le cas il y a trente ans.
D’autres pôles s’affirment peu à peu, Brésil, Inde, et on compte des émergents par dizaines. Grâce à son gaz, la Russie essaie de rester dans la course. Quant aux Européens, ils sont passés en trente ans du blocage à l’euro-scepticisme, qui n’est pas de l’euro-hostilité.

La question européenne de la présidence Mitterrand à aujourd’hui.
En 1981, c’est à gauche un marqueur, parmi d’autres, de «modernité», avec toutes les ambiguïtés du mot, et une pomme de discorde PS/PC, ainsi qu’au sein du PS, entre le CERES et les autres. En 2011/2012 après trente années (ou plutôt 27 car les choses sérieuses n’ont redémarré qu’à partir de 1984) de construction européenne, cinq traités, deux référendum (un oui, un non), un élargissement continu de 10 à 27, en attendant plus, c’est une situation de fait, à la fois centrale et inextricable qui ne peut plus être politiquement abordée sur une base manichéenne et commode. Il n’y a plus d’un côté les «bons», qui sont pour l’Europe parce qu’ils sont «pour la paix» et contre le nationalisme et, de l’autre, les mauvais, obscurantistes, adeptes du «frileux» et dangereux repli sur soi. Ce serait trop facile! L’Europe est un système complexe de pouvoirs et de procédures établis. Il a diverses façons, honorables, d’envisager son fonctionnement, et son amélioration, mais se demander si on est «pour» ou «contre» l’Europe n’a plus. Elles divisent les européens, comme elles ont divisé les socialistes – on l’a vu en 2005. Mais il ne suffit plus de se dire «pro-européen». Il faut être plus précis. Dire, par exemple, qui doit diriger la zone euro et quelle politique on doit y mener: si la Roumanie peut entrer dans Schengen; comment on convainc les 27 d’avoir une politique industrielle, et la Commission de ne pas s’y opposer; si on harmonise les fiscalités, et pourquoi; etc. Même les slogans trop globaux: Europe sociale, Europe de la Défense, Europe puissance, trop franco-français sont largement éventés.

La France
La France est toujours la même et en même temps, elle est profondément différente. Comme les Néerlandais, les Français ont voté non au traité constitutionnel en 2005. Après Jacques Chirac, qui a plus ou moins poursuivi la grande politique étrangère de la Vème république, Nicolas Sarkozy a voulu rompre avec ses fondamentaux en réintroduisant la France dans «la famille occidentale» (et donc dans le commandement intégré de l’OTAN). Étrangement Il l’a fait au moment ou Bush (43ème) était président, ou l’image des États-Unis était au plus bas, ou la multipolarité était déjà une évidence, et en justifiant en plus ce retour par de fausses affirmations. Nicolas Sarkozy n’aura manqué ni d’énergie, ni d’intuition (le rôle des émergents), ni d’initiatives (G20, résolution 19.73), et Angela Merkel et lui ont finalement trouvé, au bout de trois années pénibles, un mode de travail commun, à propos de l’euro par exemple, ce qui ne veut pas dire que leurs décisions soient irréprochables! Mais globalement sa politique étrangère aura été si personnelle, impulsive et brouillonne, et sa désinvolture trop évidente envers l’irremplaçable outil diplomatique pour que cela puisse donner de bons résultats dans un contexte mondial de plus en plus exigeant. D’autant que la France n’avait pas négocié au mieux de ses intérêts et de son influence les récents traités européens, en particulier le Traité Constitutionnel rebaptisé, après avoir été rejeté, le Traité de Lisbonne (la pondération des votes). Sans même parler des piteux épisodes de 2010-2011 (grands contrats perdus en cascade, incertitudes et contradictions face aux révoltes arabes, brouille avec le Mexique), l’influence française est à l’évidence réduite par rapport à 1995, voire 2007, et la politique étrangère française déboussolée comme elle ne l’a jamais été sous la Vème République. Il faudra voir comment se passe la présidence française du G20 jusqu’à l’automne 2011 et jusqu’à quel point Alain Juppé, rappelé en catastrophe au Quai en mars 2011, aura réussi, dans le bref temps dont il dispose, et dans un contexte difficile, à restaurer la crédibilité de la politique étrangère française.

Sursaut et innovation
Dans la compétition mondiale, la France doit absolument retrouver confiance en elle-même. C’est cela qui lui permettra de se fixer un cap clair; de mieux tirer parti des aspects positifs de la mondialisation; de mieux se protéger de ses nuisances; de retrouver une liberté de mouvement, sans être entravée par sa dimension occidentale qui n’est qu’une de ses facettes; de préserver ce qu’elle a conservé de «hard power»; de faire un usage plus habile et plus systématique de son soft power. Retrouver une forme de gaullo-mitterrandisme actualisé serait déjà mieux que le sarkozysme, mais ne sera pas suffisant. Il faut innover plus tout en étant conscient aussi de ce qu’aucune des références internationales classiques de la gauche ne sera demain une panacée.

Par exemple, affirmer que la droite ne défend que des (ses) intérêts, tandis que la gauche défend des valeurs, sera toujours tentant pour des candidats mais de peu d’utilité pratique pour des responsables en fonction, obligés de choisir, dans des situations complexes, entre plusieurs sortes d’inconvénients, et contraints de tenir compte des réalités.

La gauche affecte parfois de s’indigner que la droite «sacrifie les droits de l’homme à la recherche des contrats». Cette présentation ne peut que déconcerter l’électorat. Les contrats représentent des emplois, et donc des électeurs, et le problème est plutôt que la France en remporte de moins en moins. Il faut donc plutôt analyser pourquoi, s’interroger sur la réduction de notre avance technologique, l’imprudence de nos transferts de technologies au cours des années écoulées, la faiblesse comparative de nos méthodes commerciales, nos coûts, la difficulté de nos PME à persévérer, etc.
De plus, rien ne prouve que l’absence de contrat avec la France hâterait, dans quelque pays que ce soit, la démocratisation. Cependant un bilan particulier devrait être fait de la mise en œuvre du code européen de bonne conduite en matière de vente d’armes, adopté en 1999.

Autre exemple classique, la gauche se veut «internationaliste», c’est-à-dire anti-nationaliste, et pour la coopération internationale dans un cadre multilatéral. C’est louable. Mais à quels nationalismes actuels cela l’oppose-t-elle? En réalité, cela ne la distingue en (presque) rien de la plupart des forces politiques d’Europe occidentale, et de bien d’autres pays. Et de toute façon elle n’est pas prête à subordonner les intérêts vitaux de la France aux délibérations aléatoires d’une organisation internationale (sauf dans les domaines où il y a eu un transfert accepté et précis de souveraineté, mais il y en a peu). Même la gauche n’est pas unanime à abandonner encore de la souveraineté à des pouvoirs supranationaux. On le voit même sur l’Europe, et cela se confirmera encore à propos du gouvernement de la zone euro. La référence conceptuelle à «l’internationalisme», et pratique, au multilatéralisme, ne constitueront donc pas une boussole suffisante.

La gauche cherchera bien sûr, à juste titre, comme François Mitterrand l’avait fait avec l’ONU – le Conseil de sécurité –, l’OIT, la FAO, l’UNESCO, l’OMS, le PNUD, etc., et au sommet de Rio, et aussi en soutenant les secrétaires généraux des Nations Unis (Perez de Cuellar puis Boutros Ghali), à privilégier la négociation dans les enceintes multilatérales et à s’appuyer sur la légitimité qu’elles confèrent. Ainsi, le recours à la force ne sera légitime que autorisé par le conseil de sécurité, au titre du Chapitre VII mais, le plus souvent, la concertation multilatérale, laborieuse et difficilement productive entre les 193 membres des Nations Unis ne pourra pas être la seule et unique méthode. Même si on peut vouloir créer de nouveaux cadres multilatéraux, par exemple en créant une Organisation Mondiale de l’Environnement.

Le credo pacifiste nourri des horreurs de 14/18, qui eut de si désastreux effets dans les années 30, est devenu marginal depuis que François Mitterrand a amené la gauche à assumer la dissuasion nucléaire, qu’il a d’ailleurs rationalisée. Les problèmes sérieux qui se posent quant à l’avenir de la dissuasion (prolifération, bouclier, dénucléarisation) devront être traités de façon responsables, mais sans céder aux nombreux lobbies.

La gauche devra renouveler ses conceptions à l’égard du «Sud». Fondamentalement après avoir été colonialiste («le devoir de civilisation» de Jules Ferry), puis, en partie, courageusement anticolonialiste, ensuite (un peu) tiers-mondiste, elle s’est stabilisée sur une ligne moraliste, caritative, et paternaliste: plus d’aide (APD) au co-développement, du soutien aux droits de l’homme, réprobation des régimes non démocratiques. A l’époque de François Mitterrand, le discours sur l’APD, le soutien à l’Afrique dans le G7 ou à l’ONU, des relations de qualité au niveau du président avec les grands du «Sud» (je me rappelle encore l’entretien François Mitterrand / Deng Tsiao Ping – j’étais jeune preneur de notes – et ses voyages au Mexique, au Brésil, en Inde, en Indonésie, en Afrique du Sud) suffisaient. Trente ans après, la générosité ne suffit plus. La dimension aide ne reste essentielle que pour quelques pays africain. Il faut un nouveau regard. L’attente de la plupart des autres pays de l’ancien «Sud» porte plus sur l’accès aux marchés, la révision des règles du jeu ou des institutions, les transferts de technologie, les investissements étrangers. Face à l’ascension des nombreux émergents, et dans la bagarre multipolaire, c’est nous, occidentaux, européens, animés des meilleures intentions, qui sommes sur la défensive. Il est temps que la gauche s’en rende compte! Les courageuses révoltes arabes inspirent admiration et espérance. Mais un monde arabe, ou africain, démocratique ne sera pas plus automatiquement d’accord avec nous que, par exemple, l’Inde ou le Brésil.
Enfin il devrait être clair maintenant que, si les droits de l’homme doivent être défendus partout autant qu’on peut, et qu’à certains moments exceptionnels la responsabilité de protéger doit l’emporter sur toute autre considération, cela ne constitue pas à soi seul une politique, ni, a fortiori, toute la politique étrangère.

Aucune de nos références classiques ne nous est spécifique; aucune n’est opérationnelle à elle seule. Là aussi nous allons devoir innover.

L’attente des électeurs de gauche, et des français en général se portera avant tout sur notre capacité à maitriser la mondialisation, à lui redonner des règles, à enrayer par une «l’écologisation» persévérante le compte à rebours environnemental. Nous devrons dire comment.
Par ailleurs, nous devrons, face à chaque émergent, être réalistes, et positifs, sans naïveté, nous faire respecter, obtenir la réciprocité. Reprendre la question euro-arabe et méditerranéenne sur de nouvelles bases, y faire aboutir de grands projets d’intérêts commun, cogérer les mouvements migratoires, accompagner intelligemment la démocratisation arabe à travers ses étapes, heureuses ou tragiques.
Réussir aussi le rendez vous avec Obama, largement raté jusqu’à maintenant par les actuels dirigeants européens.

Mais pour accroître nos chances de mener tout cela à bien, il nous faut d’abord nous mettre au clair sur la question France/Europe. Cela veut dire mettre un terme au langage et aux attitudes qui donnent le sentiment que par honte de notre passé national, par fatigue historique, par fétichisation des décisions communautaires, même quand elles sont absurdes (la politique de concurrence, la non politique industrielle, la manie réglementaire du détail, la décision récente de la Cour de Justice sur les tarifs d’assurance) nous nous en remettons à l’Europe et n’aspirons plus qu’à sortir de l’Histoire. Cette démission de la volonté politique creuse un gouffre entre les élites européistes, et la grande opinion. Concluons au contraire un pacte, un compromis historique, entre les nations et l’Europe, arrêtons de dénigrer les identités qui sont une richesse, faisons l’Europe par le haut, par ambition, par convergence de nos ambitions, et non par épuisement collectif. Ce n’est pas du tout la même chose! Dans un cas on aggrave la dépossession démocratique et les opinions se décourageront encore plus; dans l’autre elles sont remobilisées.
J’ai assisté à plus de cent rencontres Mitterrand-Kohl. Le sentiment européen les habitait au plus haut point mais jamais ils n’ont pensé que la France et l’Allemagne seraient un jour le Dakota du Sud et le Dakota du Nord! C’est aujourd’hui une idée écartée, mais la confusion demeure dans les esprits. Il faut les dissiper. Pour nous cela veut dire préciser de façon concrète les politiques que nous entendons poursuivre au niveau national, et aux divers niveaux européens: franco-allemand, zone euro, géométrie variable, union à 27, sans être inhibée a priori dans nos initiatives par l’idée d’une politique européenne. Soyons moteurs, faisons la synthèse par le haut plutôt que par le bas.

Décidément, le 10 mai 1981, moment magnifique d’une autre histoire, est loin! Pensant à 2012 et à la suite, il faut en retrouver la substance: les retrouvailles d’un peuple avec lui-même, une volonté politique incarnée par la gauche qui rencontrerait à nouveau l’histoire, le peuple, la Nation et l’Europe, un choc positif qui amènerait la France à sortir de la spirale de l’autodépréciation, le droit d’espérer à nouveau sans être tenaillée par le doute, la confiance en soi en résonnance avec un monde débordant d’énergie.

Note :
(1)Dans un texte de 2009, Lionel Jospin évaluait ainsi «l’écart insensé» creusé depuis trente ans entre la sphère financière et l’économie réelle. Total des transactions interbancaires: 2069 téradollars (1 téradollar = 1 million de milliards de dollars) dont économie réelle: 44 et sphère financière: 2024!

Réflexion sur le 10 mai 1981, Trente ans après.

Hubert Vedrine

Réflexion sur le 10 mai 1981, Trente ans après.

En 1981, la guerre froide n’est pas terminée. L’URSS, sclérosée, est dirigée par Léonid Brejnev et elle vient d’implanter en Europe de l’Est des missiles nucléaires SS20 à moyenne portée qui ne visent que l’Europe de l’Ouest. Certains se demandent si François Mitterrand, qui s’apprête à mettre en place un gouvernement d’Union de la Gauche, pourra continuer à s’y opposer, comme il l’a fait en approuvant la «double décision». Mais aussi comment il pourra travailler avec Thatcher et Reagan, qui se sont fait les champions de la révolution conservatrice de Hayek et Friedman, en fait ultra libérale («l’État est le problème»), qui va submerger le monde, ce a quoi la gauche ne s’attend pas du tout! Comme avec Helmut Schmidt, partenaire obligé en tant que chancelier allemand, mais aussi leader social démocrate très hostile à l’Union de la Gauche. Beaucoup à gauche redoutent les réactions de ce que François Mitterrand lui-même appelle ‘l’alliance mondiale des orthodoxies». Sans parler de ceux qui appréhendent un coup à la Pinochet, malgré les efforts de Charles Hernu pour apprivoiser l’armée. Va-t’il mener une politique étrangère «socialiste»? Sera-t-elle alors «pacifiste»? Non car François Mitterrand a fait se rallier le PS au maintien de la dissuasion «en état» (en état de dissuader, et pas seulement en «l’État» comme le voulait le PC) mais que fera-t-il concrètement? On s’attend à ce qu’il remette en cause la politique africaine de ses prédécesseurs (mais qu’il augmente l’aide publique au développement) et leur «politique arabe», chargées de tous les défauts. On le présente comme pro-israélien, ce qui n’est pas faux (à cet égard il serait un socialiste classique), mais sans prêter attention à ce qu’il a déjà dit sur les droits des Israéliens et à sa rencontre, dès 1974, avec Yasser Arafat.

Autre différence, radicale: en 1981 la question européenne n’est centrale ni pour la France, ni pour la gauche, alors que Mrs Thatcher paralyse depuis 1979 tous les choix des dix. Le volet européen de la politique de François Mitterrand ne se déploiera vraiment qu’après le choix de mars 1983 et surtout après le Conseil européen de Fontainebleau, en mai 1984, où Helmut Kohl et lui auront obtenu de Thatcher qu’elle lève ses vetos, au prix alors modique du «chèque britannique». Dans son livre «la France est-elle finie?» Jean-Pierre Chevènement a donné récemment sa version, critique mais très intéressante, de ce qu’il appelle le «pari» européen de François Mitterrand et des débats sur l’Europe de ces années 80.

François Mitterrand, rendra obsolètes les spéculations antérieures en menant une politique… mitterrandienne, synthèse de l’héritage de la Vème République, des aspirations de la gauche et de ses options personnelles, et on pourra même parler, plus tard, s’agissant de ses fondamentaux stratégiques, de «gaullo-mitterrandisme».
Pendant ses quatorze années de présidence (y compris les quatre années des deux cohabitations), François Mitterrand aura à gérer bien des crises et bien des guerres, mais surtout un immense bouleversement: la fin du contrôle de l’URSS sur l’Europe de l’Est, assumée par Gorbatchev dès 1985/1986, et la disparition de l’URSS elle-même fin 1991, marquant la fin du monde bipolaire et l’entrée dans l’indéfinissable monde «global», il y a déjà près de 20 ans! Et, bien sûr, à partir de 1984, il fut avec Helmut Kohl, sans oublier Jacques Delors, mis en place par eux, formant avec le recul le trio de l’âge d’or européen, le moteur de la construction européenne des années 1984-1992. Ses quatorze années de présidence furent marquées par une crédibilité, une autorité personnelle et politique, reconnues même par ses adversaires, des problèmes sérieux (Liban, Afrique, Iran), des succès évidents (Maastricht, sa relation personnelle de confiance avec les grands dirigeants, l’équilibre des forces en Europe), des tournants novateurs (discours de la Baule), des échecs (la confédération européenne, les efforts de paix au proche Orient), des scandales (Greenpeace), et bien des polémiques politiciennes décalées (Allemagne, Yougoslavie, Rwanda).

État du monde, état de l’Europe, état de la France, la situation en 2011 – économie dérégulée, compétition généralisée, monde connecté, bagarre multipolaire, émergents, fin du monopole occidental – n’est comparable en presque rien à celle de 1981. Des problèmes nouveaux se posent dans des termes inédits. Il faut donc trouver ailleurs que dans la nostalgie (bien compréhensible, au demeurant), la commémoration, la répétition de slogans socialistes et/ou mitterrandiens, ou même dans la seule invocation de «nos valeurs», mot magique, les fondements du projet et du programme pour la France de 2012/2017. Il faut pour cela partir du monde réel! D’abord la globalisation s’est complètement imposée, et pas n’importe laquelle. C’est une américano-globalisation qui a fait croire à une fin de l’histoire, vieux mythe réalisé! C’est en même temps l’extension à l’ensemble du monde, économiquement décompartimenté, d’une économie de marché méthodiquement déréglementée depuis la fin des années 70 (coïncidence historique tragique avec la gauche au pouvoir), mouvement idéologique amplifié par un accroissement faramineux des nouveaux instruments électroniques de communication instantanée, lesquels rendent les marchés financiers quasi incontrôlables. L’ensemble ayant donné naissance à ce Frankenstein qu’est la sphère financière hypertrophiée (1). Ce monde que les États-Unis voyaient s’homogénéiser (et donner naissance aux «démocraties de marché») sous leur «leadership bienveillant» a vu en fait surgir en quelques années plusieurs dizaines de puissances (et pas seulement de marchés) émergentes qui estiment que leur tour est venu, dont quelques unes gigantesques, à commencer par la Chine, qui aujourd’hui fascine autant qu’elle inquiète.

Les catégories anciennes est/ouest, nord/sud, toutes occidentalo-centrées, en sont pulvérisées. Et plus aucune opinion occidentale ne pense en majorité que la globalisation est «win-win».
La création d’un G20 au sommet, opportune initiative française, comme l’avait été le G7 et le G8, est l’aveu par les occidentaux qu’ils ne peuvent plus prétendre (ni même faire semblant de…) gouverner le monde à 7 ou 8.
Mais le G20 ne gouverne pas. Il est une enceinte au sein de laquelle des accords peuvent être passés, mais où la compétition multipolaire se poursuit, comme on le verra sous la présidence française en 2011. La question ne sera pas: que fait le G20? Mais: que faisons nous, comment agissons-nous, dans le G20?
Un des seuls invariants par rapport à 1981 est que la question du Proche Orient reste dans l’impasse. En revanche, novation qui angoisse ceux qui croyaient que les mises en garde d’Huntington sur un possible clash des civilisations pouvaient être ignorées, la grande question Islam-Occident est reposée. Et elle le sera tant que le conflit au sein de l’Islam entre modernisme et fondamentalisme restera ouvert et que des petits groupes, dans les deux camps, joueront l’antagonisme. Instrumentalisées par Bush, les questions terrorisme/ prolifération nucléaire ont obsédé les occidentaux depuis dix ans. Les révoltes arabes vont peut être rebattre les cartes.
Autre changement: le compte à rebours écologique (qui ne concerne pas, loin de là, que le climat) et démographique, seule vraie question globale, ne peut plus être nié, ce qui n’était pas le cas il y a trente ans.
D’autres pôles s’affirment peu à peu, Brésil, Inde, et on compte des émergents par dizaines. Grâce à son gaz, la Russie essaie de rester dans la course. Quant aux Européens, ils sont passés en trente ans du blocage à l’euro-scepticisme, qui n’est pas de l’euro-hostilité.

La question européenne de la présidence Mitterrand à aujourd’hui.
En 1981, c’est à gauche un marqueur, parmi d’autres, de «modernité», avec toutes les ambiguïtés du mot, et une pomme de discorde PS/PC, ainsi qu’au sein du PS, entre le CERES et les autres. En 2011/2012 après trente années (ou plutôt 27 car les choses sérieuses n’ont redémarré qu’à partir de 1984) de construction européenne, cinq traités, deux référendum (un oui, un non), un élargissement continu de 10 à 27, en attendant plus, c’est une situation de fait, à la fois centrale et inextricable qui ne peut plus être politiquement abordée sur une base manichéenne et commode. Il n’y a plus d’un côté les «bons», qui sont pour l’Europe parce qu’ils sont «pour la paix» et contre le nationalisme et, de l’autre, les mauvais, obscurantistes, adeptes du «frileux» et dangereux repli sur soi. Ce serait trop facile! L’Europe est un système complexe de pouvoirs et de procédures établis. Il a diverses façons, honorables, d’envisager son fonctionnement, et son amélioration, mais se demander si on est «pour» ou «contre» l’Europe n’a plus. Elles divisent les européens, comme elles ont divisé les socialistes – on l’a vu en 2005. Mais il ne suffit plus de se dire «pro-européen». Il faut être plus précis. Dire, par exemple, qui doit diriger la zone euro et quelle politique on doit y mener: si la Roumanie peut entrer dans Schengen; comment on convainc les 27 d’avoir une politique industrielle, et la Commission de ne pas s’y opposer; si on harmonise les fiscalités, et pourquoi; etc. Même les slogans trop globaux: Europe sociale, Europe de la Défense, Europe puissance, trop franco-français sont largement éventés.

La France
La France est toujours la même et en même temps, elle est profondément différente. Comme les Néerlandais, les Français ont voté non au traité constitutionnel en 2005. Après Jacques Chirac, qui a plus ou moins poursuivi la grande politique étrangère de la Vème république, Nicolas Sarkozy a voulu rompre avec ses fondamentaux en réintroduisant la France dans «la famille occidentale» (et donc dans le commandement intégré de l’OTAN). Étrangement Il l’a fait au moment ou Bush (43ème) était président, ou l’image des États-Unis était au plus bas, ou la multipolarité était déjà une évidence, et en justifiant en plus ce retour par de fausses affirmations. Nicolas Sarkozy n’aura manqué ni d’énergie, ni d’intuition (le rôle des émergents), ni d’initiatives (G20, résolution 19.73), et Angela Merkel et lui ont finalement trouvé, au bout de trois années pénibles, un mode de travail commun, à propos de l’euro par exemple, ce qui ne veut pas dire que leurs décisions soient irréprochables! Mais globalement sa politique étrangère aura été si personnelle, impulsive et brouillonne, et sa désinvolture trop évidente envers l’irremplaçable outil diplomatique pour que cela puisse donner de bons résultats dans un contexte mondial de plus en plus exigeant. D’autant que la France n’avait pas négocié au mieux de ses intérêts et de son influence les récents traités européens, en particulier le Traité Constitutionnel rebaptisé, après avoir été rejeté, le Traité de Lisbonne (la pondération des votes). Sans même parler des piteux épisodes de 2010-2011 (grands contrats perdus en cascade, incertitudes et contradictions face aux révoltes arabes, brouille avec le Mexique), l’influence française est à l’évidence réduite par rapport à 1995, voire 2007, et la politique étrangère française déboussolée comme elle ne l’a jamais été sous la Vème République. Il faudra voir comment se passe la présidence française du G20 jusqu’à l’automne 2011 et jusqu’à quel point Alain Juppé, rappelé en catastrophe au Quai en mars 2011, aura réussi, dans le bref temps dont il dispose, et dans un contexte difficile, à restaurer la crédibilité de la politique étrangère française.

Sursaut et innovation
Dans la compétition mondiale, la France doit absolument retrouver confiance en elle-même. C’est cela qui lui permettra de se fixer un cap clair; de mieux tirer parti des aspects positifs de la mondialisation; de mieux se protéger de ses nuisances; de retrouver une liberté de mouvement, sans être entravée par sa dimension occidentale qui n’est qu’une de ses facettes; de préserver ce qu’elle a conservé de «hard power»; de faire un usage plus habile et plus systématique de son soft power. Retrouver une forme de gaullo-mitterrandisme actualisé serait déjà mieux que le sarkozysme, mais ne sera pas suffisant. Il faut innover plus tout en étant conscient aussi de ce qu’aucune des références internationales classiques de la gauche ne sera demain une panacée.

Par exemple, affirmer que la droite ne défend que des (ses) intérêts, tandis que la gauche défend des valeurs, sera toujours tentant pour des candidats mais de peu d’utilité pratique pour des responsables en fonction, obligés de choisir, dans des situations complexes, entre plusieurs sortes d’inconvénients, et contraints de tenir compte des réalités.

La gauche affecte parfois de s’indigner que la droite «sacrifie les droits de l’homme à la recherche des contrats». Cette présentation ne peut que déconcerter l’électorat. Les contrats représentent des emplois, et donc des électeurs, et le problème est plutôt que la France en remporte de moins en moins. Il faut donc plutôt analyser pourquoi, s’interroger sur la réduction de notre avance technologique, l’imprudence de nos transferts de technologies au cours des années écoulées, la faiblesse comparative de nos méthodes commerciales, nos coûts, la difficulté de nos PME à persévérer, etc.
De plus, rien ne prouve que l’absence de contrat avec la France hâterait, dans quelque pays que ce soit, la démocratisation. Cependant un bilan particulier devrait être fait de la mise en œuvre du code européen de bonne conduite en matière de vente d’armes, adopté en 1999.

Autre exemple classique, la gauche se veut «internationaliste», c’est-à-dire anti-nationaliste, et pour la coopération internationale dans un cadre multilatéral. C’est louable. Mais à quels nationalismes actuels cela l’oppose-t-elle? En réalité, cela ne la distingue en (presque) rien de la plupart des forces politiques d’Europe occidentale, et de bien d’autres pays. Et de toute façon elle n’est pas prête à subordonner les intérêts vitaux de la France aux délibérations aléatoires d’une organisation internationale (sauf dans les domaines où il y a eu un transfert accepté et précis de souveraineté, mais il y en a peu). Même la gauche n’est pas unanime à abandonner encore de la souveraineté à des pouvoirs supranationaux. On le voit même sur l’Europe, et cela se confirmera encore à propos du gouvernement de la zone euro. La référence conceptuelle à «l’internationalisme», et pratique, au multilatéralisme, ne constitueront donc pas une boussole suffisante.

La gauche cherchera bien sûr, à juste titre, comme François Mitterrand l’avait fait avec l’ONU – le Conseil de sécurité –, l’OIT, la FAO, l’UNESCO, l’OMS, le PNUD, etc., et au sommet de Rio, et aussi en soutenant les secrétaires généraux des Nations Unis (Perez de Cuellar puis Boutros Ghali), à privilégier la négociation dans les enceintes multilatérales et à s’appuyer sur la légitimité qu’elles confèrent. Ainsi, le recours à la force ne sera légitime que autorisé par le conseil de sécurité, au titre du Chapitre VII mais, le plus souvent, la concertation multilatérale, laborieuse et difficilement productive entre les 193 membres des Nations Unis ne pourra pas être la seule et unique méthode. Même si on peut vouloir créer de nouveaux cadres multilatéraux, par exemple en créant une Organisation Mondiale de l’Environnement.

Le credo pacifiste nourri des horreurs de 14/18, qui eut de si désastreux effets dans les années 30, est devenu marginal depuis que François Mitterrand a amené la gauche à assumer la dissuasion nucléaire, qu’il a d’ailleurs rationalisée. Les problèmes sérieux qui se posent quant à l’avenir de la dissuasion (prolifération, bouclier, dénucléarisation) devront être traités de façon responsables, mais sans céder aux nombreux lobbies.

La gauche devra renouveler ses conceptions à l’égard du «Sud». Fondamentalement après avoir été colonialiste («le devoir de civilisation» de Jules Ferry), puis, en partie, courageusement anticolonialiste, ensuite (un peu) tiers-mondiste, elle s’est stabilisée sur une ligne moraliste, caritative, et paternaliste: plus d’aide (APD) au co-développement, du soutien aux droits de l’homme, réprobation des régimes non démocratiques. A l’époque de François Mitterrand, le discours sur l’APD, le soutien à l’Afrique dans le G7 ou à l’ONU, des relations de qualité au niveau du président avec les grands du «Sud» (je me rappelle encore l’entretien François Mitterrand / Deng Tsiao Ping – j’étais jeune preneur de notes – et ses voyages au Mexique, au Brésil, en Inde, en Indonésie, en Afrique du Sud) suffisaient. Trente ans après, la générosité ne suffit plus. La dimension aide ne reste essentielle que pour quelques pays africain. Il faut un nouveau regard. L’attente de la plupart des autres pays de l’ancien «Sud» porte plus sur l’accès aux marchés, la révision des règles du jeu ou des institutions, les transferts de technologie, les investissements étrangers. Face à l’ascension des nombreux émergents, et dans la bagarre multipolaire, c’est nous, occidentaux, européens, animés des meilleures intentions, qui sommes sur la défensive. Il est temps que la gauche s’en rende compte! Les courageuses révoltes arabes inspirent admiration et espérance. Mais un monde arabe, ou africain, démocratique ne sera pas plus automatiquement d’accord avec nous que, par exemple, l’Inde ou le Brésil.
Enfin il devrait être clair maintenant que, si les droits de l’homme doivent être défendus partout autant qu’on peut, et qu’à certains moments exceptionnels la responsabilité de protéger doit l’emporter sur toute autre considération, cela ne constitue pas à soi seul une politique, ni, a fortiori, toute la politique étrangère.

Aucune de nos références classiques ne nous est spécifique; aucune n’est opérationnelle à elle seule. Là aussi nous allons devoir innover.

L’attente des électeurs de gauche, et des français en général se portera avant tout sur notre capacité à maitriser la mondialisation, à lui redonner des règles, à enrayer par une «l’écologisation» persévérante le compte à rebours environnemental. Nous devrons dire comment.
Par ailleurs, nous devrons, face à chaque émergent, être réalistes, et positifs, sans naïveté, nous faire respecter, obtenir la réciprocité. Reprendre la question euro-arabe et méditerranéenne sur de nouvelles bases, y faire aboutir de grands projets d’intérêts commun, cogérer les mouvements migratoires, accompagner intelligemment la démocratisation arabe à travers ses étapes, heureuses ou tragiques.
Réussir aussi le rendez vous avec Obama, largement raté jusqu’à maintenant par les actuels dirigeants européens.

Mais pour accroître nos chances de mener tout cela à bien, il nous faut d’abord nous mettre au clair sur la question France/Europe. Cela veut dire mettre un terme au langage et aux attitudes qui donnent le sentiment que par honte de notre passé national, par fatigue historique, par fétichisation des décisions communautaires, même quand elles sont absurdes (la politique de concurrence, la non politique industrielle, la manie réglementaire du détail, la décision récente de la Cour de Justice sur les tarifs d’assurance) nous nous en remettons à l’Europe et n’aspirons plus qu’à sortir de l’Histoire. Cette démission de la volonté politique creuse un gouffre entre les élites européistes, et la grande opinion. Concluons au contraire un pacte, un compromis historique, entre les nations et l’Europe, arrêtons de dénigrer les identités qui sont une richesse, faisons l’Europe par le haut, par ambition, par convergence de nos ambitions, et non par épuisement collectif. Ce n’est pas du tout la même chose! Dans un cas on aggrave la dépossession démocratique et les opinions se décourageront encore plus; dans l’autre elles sont remobilisées.
J’ai assisté à plus de cent rencontres Mitterrand-Kohl. Le sentiment européen les habitait au plus haut point mais jamais ils n’ont pensé que la France et l’Allemagne seraient un jour le Dakota du Sud et le Dakota du Nord! C’est aujourd’hui une idée écartée, mais la confusion demeure dans les esprits. Il faut les dissiper. Pour nous cela veut dire préciser de façon concrète les politiques que nous entendons poursuivre au niveau national, et aux divers niveaux européens: franco-allemand, zone euro, géométrie variable, union à 27, sans être inhibée a priori dans nos initiatives par l’idée d’une politique européenne. Soyons moteurs, faisons la synthèse par le haut plutôt que par le bas.

Décidément, le 10 mai 1981, moment magnifique d’une autre histoire, est loin! Pensant à 2012 et à la suite, il faut en retrouver la substance: les retrouvailles d’un peuple avec lui-même, une volonté politique incarnée par la gauche qui rencontrerait à nouveau l’histoire, le peuple, la Nation et l’Europe, un choc positif qui amènerait la France à sortir de la spirale de l’autodépréciation, le droit d’espérer à nouveau sans être tenaillée par le doute, la confiance en soi en résonnance avec un monde débordant d’énergie.

Note :
(1)Dans un texte de 2009, Lionel Jospin évaluait ainsi «l’écart insensé» creusé depuis trente ans entre la sphère financière et l’économie réelle. Total des transactions interbancaires: 2069 téradollars (1 téradollar = 1 million de milliards de dollars) dont économie réelle: 44 et sphère financière: 2024!

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Réflexion sur le 10 mai 1981, Trente ans après.
15/03/2011