Questions de nature: Entretien avec Hubert Védrine

Terre Sauvage: Vous me paraissez être l’un des très rares hommes politiques, toutes tendances confondues, à dire quelque chose sur l’écologie. Vous avez évoqué publiquement la grave crise de la biodiversité, ce que les spécialistes nomment la «sixième crise d’extinction des espèces». Et vous n’hésitez pas à intervenir sur la question du climat. Quel est votre diagnostic personnel?

Hubert Védrine : Je crains, hélas, que les alarmistes aient raison. J’ai commencé à me préoccuper des questions du climat vers 1988, lorsque j’étais porte-parole de François Mitterrand. Sans avoir de formation scientifique, j’ai beaucoup lu, questionné et écouté, et ai pris conscience de ce danger. J’ai examiné les arguments des sceptiques et trouvaient qu’ils sonnaient faux (y compris ceux de Claude Allègre récemment). Et surtout je constate que dans le monde le pourcentage des scientifiques qui contestent qu’il y ait un rapide et dangereux réchauffement global d’origine humaine tend vers epsilon. Autre domaine, auquel j’ai été sensibilisé ensuite grâce à mon épouse (1): l’accumulation non réversible des pollutions chimiques dans la mer, l’eau douce, l’air, les aliments, les sols, tous les milieux de vie, et ses lourdes conséquences sur la santé publique.

TS: Que représente la nature pour un homme comme vous?

Hubert Védrine: Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai aimé la nature, la campagne, la forêt, les montagnes, les déserts, la savane, les animaux, etc…. Si j’étais un milliardaire américain, je consacrerais certainement une Fondation à la sauvegarde d’une espèce menacée. La loutre, peut-être. Ou les grands singes?

TS : Vous savez que la loutre se porte un peu mieux en France?

Hubert Védrine : Tant mieux! En tout cas, je n’ai rien de ces urbains qui se sentent mal à l’aise dès qu’ils franchissent le boulevard périphérique.

TS: Pardonnez-moi, mais c’est le cas de la plupart des hommes politiques.

Hubert Védrine : Pas tant que cela! Cela ne m’empêche d’ailleurs pas d’adorer les villes, Paris, l’architecture, la vie politique, intellectuelle et sociale urbaine. Je n’oppose pas les deux. J’aime les hommes et les femmes dont le métier est lié à la nature y compris paradoxalement, les chasseurs raisonnables, souvent plus proches d’elle que bien des écologistes ou des technocrates antichasse.

Le fait que nous soyons des êtres vivants, biologiques, en symbiose avec la nature, est pour moi une évidence. Déjà, dans les années soixante, le Courrier de l’UNESCO avait titré un de ses numéro qui montrait en couverture la terre vue de l’espace: «Nous sommes dans le même bateau». Tout est dit, après cela, vous ne trouvez pas?

TS : Oh si, et parfaitement! Mais le contact précoce avec cet univers vous a sans doute posé problème lorsque vous avez découvert la politique. Je songe notamment à cette tradition marxiste, si éloignée de la nature, qui a servi de matrice aux gauches françaises.

Hubert Védrine: N’ayant jamais été marxiste, politiquement parlant, je n’ai eu ni à abjurer, ni à expier, comme certains. La gauche était dominée par une vision productiviste, mais c’était vrai alors de toute la société. Pour l’électorat des années soixante, gauche et droite confondue, ce qui comptait, c’était la modernisation c’est-à-dire à l’époque, l’industrialisation. D’ailleurs, sur l’affiche électorale de François Mitterrand, au moment de son affrontement contre le général de Gaulle en 1965, on ne voyait pas un clocher, comme en 1981, mais un grand pylône électrique!

TS: En fait, la question de la nature n’apparaissait pas en tant que telle.

Hubert Védrine : Non, en effet. Ceux qui s’en préoccupaient (Paul Emile Victor, Cousteau, Alain Bombard) passaient pour des originaux sympathiques. Mais François Mitterrand y était sensible. En promenade, il aimait taquiner les technocrates incapables de distinguer un bouleau d’un mélèze. Il faut l’avoir entendu parler de la Charente de son enfance, d’un cours d’eau, d’un arbre. Je me souviens de ses critiques de l’ONF à propos de l’enrésinement massif du Morvan. Il avait le sentiment que le progrès technique était inutilement brutal et destructeur, qu’il créait trop de laideur. Mitterrand aimait le skyline de New York., le centre des villes européennes anciennes, pas les grandes agglomérations modernes.

TS: En somme, cela restait personnel. Comme une sorte de sensibilité.

Hubert Védrine: Oui. Cet amour de la nature ne lui faisait pas remettre en cause la croissance économique classique. Il serait de toute façon ridicule d’en faire un écologiste posthume. Au reste, il avait horreur des jargons qu’ils soient gauchistes, écologistes ou … socialistes.

TS: Et vous même? Vous souvenez-vous de la candidature écologiste de René Dumont, en 1974?

Hubert Védrine: J’ai suivi distraitement sa campagne. Je faisais celle de François Mitterrand. J’avais lu son livre sur l’Afrique.

TS: Vous voulez parler de L’Afrique noire est mal partie?

Hubert Védrine: Oui. Je voyais Dumont comme quelqu’un de très estimable, mais je ne voyais pas ce qu’il allait chercher en politique.

TS: Et puis, n’était-il pas trop pessimiste, pour des gens de gauche de cette époque?

Hubert Védrine : Sans doute. Il y avait de l’optimisme dans l’air, à gauche du moins et une croyance aveugle dans le volontarisme. Cette posture de Cassandre, qui était celle de Dumont, fait du tort à l’écologie. Si on veut convaincre les gens de changer, il ne faut pas s’en tenir là.

TS: Il reste que quand la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, elle a estimé avoir d’autres priorités.

Hubert Védrine: Bien sur, le social. Mais ce n’est pas propre à la gauche. N’oubliez pas, à la racine même de notre culture occidentale, cette idée qu’il faut combattre la nature et la soumettre. Culture contre nature. Au départ, on entendait à gauche que protéger «l’environnement» s’opposait au progrès social. De même, les Chinois: “ Vous utilisez l’écologie pour nous empêcher de nous développer comme vous l’avez fait”. Dans l’électorat de gauche, pendant longtemps, on a jugé les questions écologiques comme une diversion (du reste, les premiers écologistes étaient souvent des enfants de la bourgeoisie, supposés inconscients des réalités de la vie). De ce point de vue, le progrès est évident, les esprits ont mûri. Le principe même d’une politique de l’environnement n’est plus contesté. Dans le programme du parti socialiste, vous trouvez un chapitre sur le développement durable impensable dans le programme commun de 1972. N’importe quel homme politique vante désormais le développement durable, expression devenue politiquement correcte et même obligatoire.

TS: J’allais vous le dire. Mais elle ne signifie plus grand chose.

Hubert Védrine: C’est un slogan qui permet de s’en tirer à bon compte, un hommage du vice à la vertu. L’évolution est trop lente au regard des enjeux, mais elle existe.

TS : À droite comme à gauche?

Hubert Védrine: Assurément. Voyez les discours du Président de la République. Je sais bien qu’il ne s’agit précisément que de discours, mais dans ce domaine, ils sont remarquables. On a beaucoup dit qu’ils étaient inspirés par Nicolas Hulot. Il n’empêche que aucun responsable avant Jacques Chirac n’avait eu l’idée de se faire conseiller par Nicolas Hulot! Et parallèlement, parce qu’elle est inquiète, l’opinion publique devient plus disponible. Sauf quand l’on s’attaque à l’os.

TS : L’os? Laissez-moi deviner…

Hubert Védrine: L’os, c’est la croissance. Si l’on prône sans explications, ni préparation, ni alternative, la dé-croissance –, eh bien, le rejet est assuré.

TS: À vos yeux, nous en serions donc là. L’opinion a évolué, la gauche et la droite ont intégré à leur propos de nouvelles questions, mais il est encore impossible de passer aux actes.

Hubert Védrine: Pas à grande échelle en tout cas. En plus la France en ce moment, est mal dans sa peau. La mondialisation fait peur, l’identité devient incertaine, et la démocratie représentative est rejetée. Mais l’inquiétude sur le climat, les pollutions etc. devrait permettre de parler du contenu de la croissance. Le même mot désigne des choses très différentes. La croissance des biens culturels, du chauffage solaire, ou des bio-carburants, ce n’est pas équivalent à la relance de l’extraction de lignite en Allemagne (pour cause de sortie du nucléaire), c’est même le contraire.

TS : Oui, mais la plupart de vos amis, lorsqu’ils évoquent la croissance, songent d’abord à la croissance classique.

Hubert Védrine: Nous serions irresponsables, pour nous mêmes et pour les générations qui suivront, si nous laissions les choses continuer ainsi. On entend souvent dire, par les économistes, que nous n’avons pas le droit de laisser la France s’endetter à ce point sur le dos de nos enfants et de nos petits-enfants. Eh bien, ce raisonnement est plus justifié, encore dans le domaine de l’écologie. La question brutale est celle-là: que faire pour que la terre demeure vivable avant qu’il ne soit trop tard? Il faudra trouver des mots pour alerter, convaincre et entraîner. Quand Hulot demande aux Français s’ils sont prêts à des gestes écolo-citoyens concrets, il obtient de fortes réponses. En revanche, si on leur annonçait de but en blanc la fin de la consommation, du confort et des voyages, ils refuseraient bien sûr avec fureur.

TS : En somme, les hommes politiques doivent renouveler de fond en comble leur propos.

Hubert Védrine: Pas seulement les hommes politiques, boucs-émissaires toujours faciles, mais toute la société. Cependant l’offre politique est trop classique. Elle parle d’emploi et de croissance, mais n’aborde pas assez le contenu de cette croissance. Et pour se dédouaner, met en avant quelques micro-exemples de développement durable.

TS : Alors que cela devrait être central?

Hubert Védrine: Bien entendu! Mais le discours politique écologique est si gauchiste, si alarmiste et si sectaire qu’il reste dans un ghetto électoral. Il n’arrive pas à faire passer l’idée que c’est l’ensemble du développement qui doit devenir durable, au lieu d’être prédateur et suicidaire.

TS : Nous avons tous envie de vous croire. Mais comment faire, comment avancer?

Hubert Védrine: 1) En disant la vérité sur les risques. 2) et en annonçant simultanément ce qui va devoir être fait par les pouvoirs publics, par les entreprises, par les scientifiques et par chacun. Ne pas alarmer sans proposer de solutions. Cette transformation économique et sociale prendra fatalement du temps. Dans tel secteur, il faudra compter dix ans. Et dans tel autre, cinquante. Prenons la question de l’énergie. Les besoins occidentaux ne vont pas décroître du jour au lendemain. Et personne ne va contenir les aspirations de la Chine et de l’Inde, pour ne prendre que ces deux exemples. L’humanité va rester boulimique de tout le pétrole, de tout le gaz, de tout le charbon disponible mais aussi, de barrages, d’éoliennes, de solaire. Il faut réduire au minimum le recours aux énergies fossiles et les rendre moins dangereuses économiquement, et recourir le plus possible aux autres.

TS : Nucléaire compris?

Hubert Védrine: Nucléaire compris. A ce sujet, les écologistes se trompent de combat. Compte tenu de la crise climatique, et jusqu’à ce qu’on ait trouvé mieux, c’est moins pire de produire du nucléaire que de brûler de plus en plus de pétrole et de charbon. Avec bien sûr une Autorité de Sûreté Mondiale, qui aurait un pouvoir illimité d’inspection dans les centrales, et une intensification des recherches sur les déchets, mais aussi des recherches sur les énergies nouvelles, c’est-à-dire la biomasse, le solaire, les éoliennes, etc. Imaginons qu’on puisse remplacer les toits, dans le monde entier, par des panneaux solaires esthétiquement satisfaisants. Nous aurions devant nous vingt ans de grands travaux et un immense gisement de bonne croissance. Aux chercheurs d’aller au-delà. Voyez l’exemple de l’hydrogène, d’où viendra peut-être la voiture réellement propre. Cela est vrai aussi pour le remplacement des molécules chimiques dangereuses par d’autres qui le seront moins pour notre santé.

TS : Je vous suis volontiers. Mais avons-nous réellement besoin de toute cette énergie? Ne pourrait-on limiter la demande, plutôt que d’augmenter sans cesse l’offre?

Hubert Védrine: Vous avez raison, il faudra faire les deux. Je pense par exemple que l’habitat de demain, plus écologique, nous dispensera en partie de (sur)chauffer ou de (sur)climatiser nos bureaux et logements. Les bâtiments publics sont chauffés quatre ou cinq degrés de plus qu’il y a cinquante ans, et nous en avons tellement pris l’habitude que nous avons l’impression d’avoir froid dès qu’il fait moins de 20 degrés. Ou alors on climatise trop! Il faudra aussi penser à former les gens de la météo pour qui le temps n’est beau que s’il fait très (trop) chaud! Il y a mille choses à faire et il ne faut craindre aucun lobby.

TS : Ces exemples sont-ils vraiment de nature à répondre à l’ampleur de la crise écologique? Je dois vous avouer mes doutes.

Hubert Védrine: Ces exemples doivent s’inscrire dans un plan général de conversion des modes de production industriels et agricoles, des transports et des modes de vie en vingt ou trente ans. Ce plan, il faudra le rendre politiquement, démocratiquement acceptable et même souhaité, car autrement, nous devrons faire face à des révoltes des opinions des pays riches, ou de celle des pays en pleine émergence, qui bloqueraient tout le processus. L’Europe, ne doit pas se préoccuper que de ses institutions. Elle devrait élaborer sans attendre dans ce domaine une grande politique. Il y a eu la PAC – cette fameuse politique agricole commune -, (à réformer encore); on pourrait avoir la PEC, une politique écologique commune qui combinerait, sur vingt ou trente ans, économies d’énergie, recherche tous azimuts d’alternatives énergétiques et chimiques et conversion écologique de l’économie et des modes de vie. Avec un calendrier, des indicateurs, des critères, et un rapport régulier de la Commission sur l’état d’avancement de la conversion de notre système en système écologiquement durable.

TS : Quel beau rêve!

Hubert Védrine: Mais ce n’est pas un rêve. C’est le début d’un programme.

TS : Vous avez raison. Mais alors, pourquoi ne se réalise-t-il pas? Si vous parliez de la sorte au parti socialiste, que vous répondrait-on?

Hubert Védrine: Peut-être me dirait-on: «Qu’est-ce qui te prend? On n’a pas l’habitude de t’entendre la dessus!». Puis «c’est très important. Il faut qu’on se voie pour en reparler». Mais on ne se reverrait sans doute pas, car «on» n’aurait pas le temps (rires). Ou au contraire une nouvelle alchimie se produirait, qui sait? Personne au parti socialiste, pour l’heure, ne met ces questions-là au tout premier plan, plus personne n’en récuse l’importance a priori. Les trois candidats à la candidature socialiste les prenaient très au sérieux, et Ségolène Royal qui a été choisie a été ministre de l’environnement. J’en reviens à cette idée de conversion. On ne va pas abandonner tout développement économique, ni ne faire que du développement durable alibi; on va changer progressivement l’ensemble, et les gens vont l’accepter et y participer.

TS : Le socialisme est-il encore adapté? Ne devra-t-il pas se convertir, lui aussi?

Hubert Védrine : Il devra, comme toutes les idéologies politiques occidentales nées au XIXe et au XXe siècles, se métamorphoser, mais il n’est pas plus mal placé que la droite pour y parvenir. Peut-être même mieux, parce qu’il faudra que cela soit fait de façon socialement acceptable. Les partis socio-démocrates pourraient se régénérer complètement par l’écologie (des socio-écologistes?). Une synthèse est recherchée partout où il y a une alliance gauche-verts. La majorité plurielle de 1997-2002 a été une étape importante. Il faut voir maintenant beaucoup plus loin.

(1) Michèle Froment-Védrine est médecin et directrice générale de l’AFSSET (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail) L’AFSSET a accueilli à Paris en septembre 2006, mille six cent spécialistes mondiaux de l’évaluation des pollutions et des nuisances venus de soixante et un pays.

Questions de nature: Entretien avec Hubert Védrine

Hubert Vedrine

Questions de nature: Entretien avec Hubert Védrine

Terre Sauvage: Vous me paraissez être l’un des très rares hommes politiques, toutes tendances confondues, à dire quelque chose sur l’écologie. Vous avez évoqué publiquement la grave crise de la biodiversité, ce que les spécialistes nomment la «sixième crise d’extinction des espèces». Et vous n’hésitez pas à intervenir sur la question du climat. Quel est votre diagnostic personnel?

Hubert Védrine : Je crains, hélas, que les alarmistes aient raison. J’ai commencé à me préoccuper des questions du climat vers 1988, lorsque j’étais porte-parole de François Mitterrand. Sans avoir de formation scientifique, j’ai beaucoup lu, questionné et écouté, et ai pris conscience de ce danger. J’ai examiné les arguments des sceptiques et trouvaient qu’ils sonnaient faux (y compris ceux de Claude Allègre récemment). Et surtout je constate que dans le monde le pourcentage des scientifiques qui contestent qu’il y ait un rapide et dangereux réchauffement global d’origine humaine tend vers epsilon. Autre domaine, auquel j’ai été sensibilisé ensuite grâce à mon épouse (1): l’accumulation non réversible des pollutions chimiques dans la mer, l’eau douce, l’air, les aliments, les sols, tous les milieux de vie, et ses lourdes conséquences sur la santé publique.

TS: Que représente la nature pour un homme comme vous?

Hubert Védrine: Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai aimé la nature, la campagne, la forêt, les montagnes, les déserts, la savane, les animaux, etc…. Si j’étais un milliardaire américain, je consacrerais certainement une Fondation à la sauvegarde d’une espèce menacée. La loutre, peut-être. Ou les grands singes?

TS : Vous savez que la loutre se porte un peu mieux en France?

Hubert Védrine : Tant mieux! En tout cas, je n’ai rien de ces urbains qui se sentent mal à l’aise dès qu’ils franchissent le boulevard périphérique.

TS: Pardonnez-moi, mais c’est le cas de la plupart des hommes politiques.

Hubert Védrine : Pas tant que cela! Cela ne m’empêche d’ailleurs pas d’adorer les villes, Paris, l’architecture, la vie politique, intellectuelle et sociale urbaine. Je n’oppose pas les deux. J’aime les hommes et les femmes dont le métier est lié à la nature y compris paradoxalement, les chasseurs raisonnables, souvent plus proches d’elle que bien des écologistes ou des technocrates antichasse.

Le fait que nous soyons des êtres vivants, biologiques, en symbiose avec la nature, est pour moi une évidence. Déjà, dans les années soixante, le Courrier de l’UNESCO avait titré un de ses numéro qui montrait en couverture la terre vue de l’espace: «Nous sommes dans le même bateau». Tout est dit, après cela, vous ne trouvez pas?

TS : Oh si, et parfaitement! Mais le contact précoce avec cet univers vous a sans doute posé problème lorsque vous avez découvert la politique. Je songe notamment à cette tradition marxiste, si éloignée de la nature, qui a servi de matrice aux gauches françaises.

Hubert Védrine: N’ayant jamais été marxiste, politiquement parlant, je n’ai eu ni à abjurer, ni à expier, comme certains. La gauche était dominée par une vision productiviste, mais c’était vrai alors de toute la société. Pour l’électorat des années soixante, gauche et droite confondue, ce qui comptait, c’était la modernisation c’est-à-dire à l’époque, l’industrialisation. D’ailleurs, sur l’affiche électorale de François Mitterrand, au moment de son affrontement contre le général de Gaulle en 1965, on ne voyait pas un clocher, comme en 1981, mais un grand pylône électrique!

TS: En fait, la question de la nature n’apparaissait pas en tant que telle.

Hubert Védrine : Non, en effet. Ceux qui s’en préoccupaient (Paul Emile Victor, Cousteau, Alain Bombard) passaient pour des originaux sympathiques. Mais François Mitterrand y était sensible. En promenade, il aimait taquiner les technocrates incapables de distinguer un bouleau d’un mélèze. Il faut l’avoir entendu parler de la Charente de son enfance, d’un cours d’eau, d’un arbre. Je me souviens de ses critiques de l’ONF à propos de l’enrésinement massif du Morvan. Il avait le sentiment que le progrès technique était inutilement brutal et destructeur, qu’il créait trop de laideur. Mitterrand aimait le skyline de New York., le centre des villes européennes anciennes, pas les grandes agglomérations modernes.

TS: En somme, cela restait personnel. Comme une sorte de sensibilité.

Hubert Védrine: Oui. Cet amour de la nature ne lui faisait pas remettre en cause la croissance économique classique. Il serait de toute façon ridicule d’en faire un écologiste posthume. Au reste, il avait horreur des jargons qu’ils soient gauchistes, écologistes ou … socialistes.

TS: Et vous même? Vous souvenez-vous de la candidature écologiste de René Dumont, en 1974?

Hubert Védrine: J’ai suivi distraitement sa campagne. Je faisais celle de François Mitterrand. J’avais lu son livre sur l’Afrique.

TS: Vous voulez parler de L’Afrique noire est mal partie?

Hubert Védrine: Oui. Je voyais Dumont comme quelqu’un de très estimable, mais je ne voyais pas ce qu’il allait chercher en politique.

TS: Et puis, n’était-il pas trop pessimiste, pour des gens de gauche de cette époque?

Hubert Védrine : Sans doute. Il y avait de l’optimisme dans l’air, à gauche du moins et une croyance aveugle dans le volontarisme. Cette posture de Cassandre, qui était celle de Dumont, fait du tort à l’écologie. Si on veut convaincre les gens de changer, il ne faut pas s’en tenir là.

TS: Il reste que quand la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, elle a estimé avoir d’autres priorités.

Hubert Védrine: Bien sur, le social. Mais ce n’est pas propre à la gauche. N’oubliez pas, à la racine même de notre culture occidentale, cette idée qu’il faut combattre la nature et la soumettre. Culture contre nature. Au départ, on entendait à gauche que protéger «l’environnement» s’opposait au progrès social. De même, les Chinois: “ Vous utilisez l’écologie pour nous empêcher de nous développer comme vous l’avez fait”. Dans l’électorat de gauche, pendant longtemps, on a jugé les questions écologiques comme une diversion (du reste, les premiers écologistes étaient souvent des enfants de la bourgeoisie, supposés inconscients des réalités de la vie). De ce point de vue, le progrès est évident, les esprits ont mûri. Le principe même d’une politique de l’environnement n’est plus contesté. Dans le programme du parti socialiste, vous trouvez un chapitre sur le développement durable impensable dans le programme commun de 1972. N’importe quel homme politique vante désormais le développement durable, expression devenue politiquement correcte et même obligatoire.

TS: J’allais vous le dire. Mais elle ne signifie plus grand chose.

Hubert Védrine: C’est un slogan qui permet de s’en tirer à bon compte, un hommage du vice à la vertu. L’évolution est trop lente au regard des enjeux, mais elle existe.

TS : À droite comme à gauche?

Hubert Védrine: Assurément. Voyez les discours du Président de la République. Je sais bien qu’il ne s’agit précisément que de discours, mais dans ce domaine, ils sont remarquables. On a beaucoup dit qu’ils étaient inspirés par Nicolas Hulot. Il n’empêche que aucun responsable avant Jacques Chirac n’avait eu l’idée de se faire conseiller par Nicolas Hulot! Et parallèlement, parce qu’elle est inquiète, l’opinion publique devient plus disponible. Sauf quand l’on s’attaque à l’os.

TS : L’os? Laissez-moi deviner…

Hubert Védrine: L’os, c’est la croissance. Si l’on prône sans explications, ni préparation, ni alternative, la dé-croissance –, eh bien, le rejet est assuré.

TS: À vos yeux, nous en serions donc là. L’opinion a évolué, la gauche et la droite ont intégré à leur propos de nouvelles questions, mais il est encore impossible de passer aux actes.

Hubert Védrine: Pas à grande échelle en tout cas. En plus la France en ce moment, est mal dans sa peau. La mondialisation fait peur, l’identité devient incertaine, et la démocratie représentative est rejetée. Mais l’inquiétude sur le climat, les pollutions etc. devrait permettre de parler du contenu de la croissance. Le même mot désigne des choses très différentes. La croissance des biens culturels, du chauffage solaire, ou des bio-carburants, ce n’est pas équivalent à la relance de l’extraction de lignite en Allemagne (pour cause de sortie du nucléaire), c’est même le contraire.

TS : Oui, mais la plupart de vos amis, lorsqu’ils évoquent la croissance, songent d’abord à la croissance classique.

Hubert Védrine: Nous serions irresponsables, pour nous mêmes et pour les générations qui suivront, si nous laissions les choses continuer ainsi. On entend souvent dire, par les économistes, que nous n’avons pas le droit de laisser la France s’endetter à ce point sur le dos de nos enfants et de nos petits-enfants. Eh bien, ce raisonnement est plus justifié, encore dans le domaine de l’écologie. La question brutale est celle-là: que faire pour que la terre demeure vivable avant qu’il ne soit trop tard? Il faudra trouver des mots pour alerter, convaincre et entraîner. Quand Hulot demande aux Français s’ils sont prêts à des gestes écolo-citoyens concrets, il obtient de fortes réponses. En revanche, si on leur annonçait de but en blanc la fin de la consommation, du confort et des voyages, ils refuseraient bien sûr avec fureur.

TS : En somme, les hommes politiques doivent renouveler de fond en comble leur propos.

Hubert Védrine: Pas seulement les hommes politiques, boucs-émissaires toujours faciles, mais toute la société. Cependant l’offre politique est trop classique. Elle parle d’emploi et de croissance, mais n’aborde pas assez le contenu de cette croissance. Et pour se dédouaner, met en avant quelques micro-exemples de développement durable.

TS : Alors que cela devrait être central?

Hubert Védrine: Bien entendu! Mais le discours politique écologique est si gauchiste, si alarmiste et si sectaire qu’il reste dans un ghetto électoral. Il n’arrive pas à faire passer l’idée que c’est l’ensemble du développement qui doit devenir durable, au lieu d’être prédateur et suicidaire.

TS : Nous avons tous envie de vous croire. Mais comment faire, comment avancer?

Hubert Védrine: 1) En disant la vérité sur les risques. 2) et en annonçant simultanément ce qui va devoir être fait par les pouvoirs publics, par les entreprises, par les scientifiques et par chacun. Ne pas alarmer sans proposer de solutions. Cette transformation économique et sociale prendra fatalement du temps. Dans tel secteur, il faudra compter dix ans. Et dans tel autre, cinquante. Prenons la question de l’énergie. Les besoins occidentaux ne vont pas décroître du jour au lendemain. Et personne ne va contenir les aspirations de la Chine et de l’Inde, pour ne prendre que ces deux exemples. L’humanité va rester boulimique de tout le pétrole, de tout le gaz, de tout le charbon disponible mais aussi, de barrages, d’éoliennes, de solaire. Il faut réduire au minimum le recours aux énergies fossiles et les rendre moins dangereuses économiquement, et recourir le plus possible aux autres.

TS : Nucléaire compris?

Hubert Védrine: Nucléaire compris. A ce sujet, les écologistes se trompent de combat. Compte tenu de la crise climatique, et jusqu’à ce qu’on ait trouvé mieux, c’est moins pire de produire du nucléaire que de brûler de plus en plus de pétrole et de charbon. Avec bien sûr une Autorité de Sûreté Mondiale, qui aurait un pouvoir illimité d’inspection dans les centrales, et une intensification des recherches sur les déchets, mais aussi des recherches sur les énergies nouvelles, c’est-à-dire la biomasse, le solaire, les éoliennes, etc. Imaginons qu’on puisse remplacer les toits, dans le monde entier, par des panneaux solaires esthétiquement satisfaisants. Nous aurions devant nous vingt ans de grands travaux et un immense gisement de bonne croissance. Aux chercheurs d’aller au-delà. Voyez l’exemple de l’hydrogène, d’où viendra peut-être la voiture réellement propre. Cela est vrai aussi pour le remplacement des molécules chimiques dangereuses par d’autres qui le seront moins pour notre santé.

TS : Je vous suis volontiers. Mais avons-nous réellement besoin de toute cette énergie? Ne pourrait-on limiter la demande, plutôt que d’augmenter sans cesse l’offre?

Hubert Védrine: Vous avez raison, il faudra faire les deux. Je pense par exemple que l’habitat de demain, plus écologique, nous dispensera en partie de (sur)chauffer ou de (sur)climatiser nos bureaux et logements. Les bâtiments publics sont chauffés quatre ou cinq degrés de plus qu’il y a cinquante ans, et nous en avons tellement pris l’habitude que nous avons l’impression d’avoir froid dès qu’il fait moins de 20 degrés. Ou alors on climatise trop! Il faudra aussi penser à former les gens de la météo pour qui le temps n’est beau que s’il fait très (trop) chaud! Il y a mille choses à faire et il ne faut craindre aucun lobby.

TS : Ces exemples sont-ils vraiment de nature à répondre à l’ampleur de la crise écologique? Je dois vous avouer mes doutes.

Hubert Védrine: Ces exemples doivent s’inscrire dans un plan général de conversion des modes de production industriels et agricoles, des transports et des modes de vie en vingt ou trente ans. Ce plan, il faudra le rendre politiquement, démocratiquement acceptable et même souhaité, car autrement, nous devrons faire face à des révoltes des opinions des pays riches, ou de celle des pays en pleine émergence, qui bloqueraient tout le processus. L’Europe, ne doit pas se préoccuper que de ses institutions. Elle devrait élaborer sans attendre dans ce domaine une grande politique. Il y a eu la PAC – cette fameuse politique agricole commune -, (à réformer encore); on pourrait avoir la PEC, une politique écologique commune qui combinerait, sur vingt ou trente ans, économies d’énergie, recherche tous azimuts d’alternatives énergétiques et chimiques et conversion écologique de l’économie et des modes de vie. Avec un calendrier, des indicateurs, des critères, et un rapport régulier de la Commission sur l’état d’avancement de la conversion de notre système en système écologiquement durable.

TS : Quel beau rêve!

Hubert Védrine: Mais ce n’est pas un rêve. C’est le début d’un programme.

TS : Vous avez raison. Mais alors, pourquoi ne se réalise-t-il pas? Si vous parliez de la sorte au parti socialiste, que vous répondrait-on?

Hubert Védrine: Peut-être me dirait-on: «Qu’est-ce qui te prend? On n’a pas l’habitude de t’entendre la dessus!». Puis «c’est très important. Il faut qu’on se voie pour en reparler». Mais on ne se reverrait sans doute pas, car «on» n’aurait pas le temps (rires). Ou au contraire une nouvelle alchimie se produirait, qui sait? Personne au parti socialiste, pour l’heure, ne met ces questions-là au tout premier plan, plus personne n’en récuse l’importance a priori. Les trois candidats à la candidature socialiste les prenaient très au sérieux, et Ségolène Royal qui a été choisie a été ministre de l’environnement. J’en reviens à cette idée de conversion. On ne va pas abandonner tout développement économique, ni ne faire que du développement durable alibi; on va changer progressivement l’ensemble, et les gens vont l’accepter et y participer.

TS : Le socialisme est-il encore adapté? Ne devra-t-il pas se convertir, lui aussi?

Hubert Védrine : Il devra, comme toutes les idéologies politiques occidentales nées au XIXe et au XXe siècles, se métamorphoser, mais il n’est pas plus mal placé que la droite pour y parvenir. Peut-être même mieux, parce qu’il faudra que cela soit fait de façon socialement acceptable. Les partis socio-démocrates pourraient se régénérer complètement par l’écologie (des socio-écologistes?). Une synthèse est recherchée partout où il y a une alliance gauche-verts. La majorité plurielle de 1997-2002 a été une étape importante. Il faut voir maintenant beaucoup plus loin.

(1) Michèle Froment-Védrine est médecin et directrice générale de l’AFSSET (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail) L’AFSSET a accueilli à Paris en septembre 2006, mille six cent spécialistes mondiaux de l’évaluation des pollutions et des nuisances venus de soixante et un pays.

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22/12/2006