Que cherche Obama au Moyen-Orient? Le face-à-face Hubert Védrine-Alexandre Adler

Le Nouvel Observateur/France Culture. Peut-on dire aujourd’hui que l’avenir du monde et de la paix se joue au Moyen-Orient?
Alexandre Adler.- Je le pense tout à fait. Le Moyen-Orient a toujours été une région importante mais depuis les années 60, il est devenu le problème géopolitique numéro un de la planète. A mon sens, nous avons encore franchi récemment une étape avec l’élection iranienne, l’évolution de la politique pétrolière, la stabilité de l’Arabie saoudite et la question du conflit israélo-palestinien. Ce n’est pas un hasard si Obama a fait au Caire son premier grand discours de politique étrangère.
Hubert Védrine.- Je ne dirai pas que tout l’avenir du monde se joue dans cette région parce que je pense que l’évolution des rapports entre les principaux pôles du monde multipolaire de demain – qui ne sera pas stable mais verra une compétition entre les divers pôles -, commande tout le reste. D’autre part, la question de savoir si le monde arrive ou non à passer d’une économie prédatrice folle à ce qu’on appelle le «développement durable», est encore plus vitale, globale et grave. Mais dans la géopolitique d’aujourd’hui, ma réponse est oui: oui, les problèmes les plus aigus, se posent dans ce que Brzezinski appelait il y a quelques années l’«arc de crise», qui va du Proche-Orient jusqu’à l’Asie centrale en passant par l’Afghanistan-Pakistan. C’est là où ça se joue et d’abord au Proche Orient. Je trouve Obama courageux d’entrer d’emblée dans le vif du sujet et d’avoir rompu avec ce que les droites israélienne et américaine ont prétendu depuis quinze à vingt ans: la question palestinienne est secondaire. Il pense qu’il ne pourra pas rétablir le leadership américain dans le monde, même relatif, sans dépasser l’antagonisme avec 1 milliard 300 millions de musulmans et donc sans se focaliser sur ce point. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas toute une série d’autres problèmes accrochés en chapelet.

N.O/F-C. Le 4 juin dernier, Barack Obama a prononcé au Caire un discours de réconciliation à l’intention des musulmans. Comment ont été reçues ses invitations au rassemblement? Quel est le poids véritable de ses mots et quels changements concrets peut-on en attendre?
A. Adler.- Selon l’expression consacrée, «cela allait sans dire, mais cela va mieux en le disant». Obama a trouvé des mots – et pas seulement de la rhétorique -, et cité des versets du Coran pour s’adresser au cœur de ces musulmans qui, dans le monde, ont le sentiment qu’ils sont les laissés-pour-compte de la mondialisation. Des musulmans persuadés qu’on a envers eux un système de double valeur, où ce qui est réservé aux peuples non seulement du Nord mais même de l’Asie, comme la Chine, leur est interdit; qu’ils sont les mal-aimés de cette époque. Il y a bien entendu de l’exagération, parfois de la mauvaise foi, mais il y a un noyau indéniable. Le monde musulman a été considéré ces dernières années par l’ensemble des puissances occidentales, Russie comprise, plutôt comme le problème que la solution. Et tout d’un coup, Obama – «Yes, we can» – a eu les mots qu’il fallait pour montrer qu’au fond la politique américaine n’était ni cynique, ni machiavélienne, ni manipulatrice. Et il l’a fait à un moment où se jouait en Iran l’élection présidentielle la plus importante de toute la région. Comme je l’ai déjà écrit, après la Turquie, l’Iran entre dans la voie de la démocratie. Et Obama, avec le discours du Caire et en me mettant pas de préalable à la négociation avec la République islamique, a tout fait tout pour que les modérés et les progressistes rassemblés derrière Moussavi l’emportent sur Ahmadinejad. En tout cas, on ne pourra pas lui reprocher d’avoir saboté cette insurrection de la liberté dans le peuple iranien, qui est un facteur absolument essentiel.
Je voudrais aussi répondre à Hubert Védrine sur la question de savoir si la question palestinienne est secondaire ou non. Bien entendu, elle n’est pas secondaire. Notamment pour les Israéliens et les Palestiniens. Mais mon sentiment est que souvent on traite cette question comme si rien ne s’était jamais passé; comme si l’Autorité palestinienne n’avait pas été créée par les accords d’Oslo (c’est quand même un quasi-Etat); comme si Yasser Arafat n’était pas revenu sur sa terre; comme si des négociations approfondies n’avaient pas eu lieu à plusieurs reprises; comme si des moments de normalité n’avaient pas été créés. Or c’est ce capital sur lequel on peut faire fond. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que la complication de la situation – même si on voit bien les maladresses ou la mauvaise foi israélienne qui sourd de temps à autre -, vient pour l’essentiel non pas du peuple palestinien mais de son environnement géopolitique. Dans une vague islamiste très violente qui a débouché sur le 11 Septembre, Yasser Arafat n’a pas cru devoir franchir le pas de la négociation au moment où celle-ci était très largement ouverte en l’an 2000. Ensuite, bien sûr les choses ont eu leur propre logique. Je suis donc d’accord avec Hubert Védrine: il faut résoudre ce problème, pas à la fin du mandat d’Obama mais au début. Mais il faut savoir que la résolution de la question israélo-palestinienne est intimement liée, par toutes sortes de fibrillations, au reste de la région. Et que si par exemple l’Iran d’Ahmadinejad, ou hier l’Irak de Saddam Hussein ont pesé de tout leur poids pour empêcher une solution, cela fait partie évidemment de l’équation. On ne peut pas uniquement la réduire à un face-à-face israélo-palestinien.
H. Védrine.- Je reviendrai sur la question israélo-palestinienne et les événements des dernières années, y compris l’année 2000, dont j’ai une lecture tout à fait différente de celle d’Alexandre Adler. En revanche, je le rejoins sur le discours du Caire. C’est un discours très important. Nous savions qu’Obama, depuis son élection, avait l’intention (il l’avait même dit avant) d’adresser un discours au monde musulman. Certains membres de son équipe le lui avaient déconseillé en lui disant: il ne faut pas enfermer le monde musulman dans une définition culturaliste. Il a balayé à juste titre cet argument, car il est clair que si l’avertissement de Huntington sur le risque de clash entre les civilisations a un sens, c’est bien entre l’islam et l’Occident. Mais cette mise en garde a fait tellement peur à tellement de gens qu’ils l’ont niée, par une sorte de politique de l’autruche. Il faut comprendre le discours d’Obama comme un élément fort dans un processus d’ensemble. C’est un accompagnement symphonique de la politique qu’il va mener au Proche-Orient, en Irak, en Iran, en Afghanistan-Pakistan, et dans l’ensemble du monde arabo-musulman. Autre point déterminant: il en attend un impact sur les opinions publiques de la région. Car c’est un leader qui attache plus d’importance, on le voit, aux opinions qu’au copinage avec les dirigeants. Il sait parler aux opinions. Il l’a fait magnifiquement avec l’opinion américaine, l’opinion turque, l’opinion arabo-musulmane, sans doute en pensant déjà à l’opinion iranienne; comme certainement un jour il saura parler à l’opinion israélienne, dont une majorité accepte l’idée d’un Etat palestinien depuis maintenant des années.

N.O./F-C.- La fermeté de la Maison Blanche à l’égard du gouvernement israélien sur les implantations illégales comme sur la création d’un Etat palestinien, est un fait inédit dans l’histoire des relations israélo-américaines. Israël fera-t-il les frais de la nouvelle donne américaine au Moyen-Orient?
H. Védrine.- Il y a depuis 1967 une opposition en Israël entre ceux qui considèrent qu’il ne faudra jamais lâcher les territoires occupés pour des raisons économiques, religieuses ou de sécurité, et ceux qui considèrent que le peuple juif ne s’est pas doté d’un Etat pour pratiquer cette cruelle politique d’occupation, qui ne correspond plus à une stratégie de sécurité, et qu’il faudra bien un jour accepter la solution qui passe par la création d’un Etat palestinien. Conclusion à laquelle Rabin était arrivé, et vers laquelle se dirigeait Sharon. Ça fait maintenant longtemps que l’opinion israélienne est prête à accepter cette solution, mais sauf quand surgit un Itzhak Rabin, le système politico-électoral l’entrave du fait des effets dévastateurs de son système électoral à la proportionnelle intégrale, qui permet à n’importe quel groupe extrémiste de tout bloquer ou de pratiquer du chantage o tout propos. Olmert a dit, à la fin de son mandat, avec une franchise que je salue: ça fait quarante ans que nous employons sans cesse tous les prétextes pour ne jamais faire aucune concession aux Palestiniens. Ce n’est plus possible, ça ne peut plus durer. Il faut accepter des concessions sur le plan territorial, y compris Jérusalem. Et même Barak, ministre de la Défense actuel a dit, lui aussi dans un moment de franchise: on a eu bien tort de jouer le Hamas contre l’OLP. Dont acte. Les Israéliens se sont enferrés eux-mêmes dans un piège. Ils savent très bien que la situation est détestable pour eux-mêmes sur le plan sécuritaire, et abominable pour les Palestiniens. Ils ne peuvent pas s’en sortir seuls. La seule puissance au monde qui puisse les y aider, avec un mélange de fermeté, d’amitié et d’engagement de sécurité, c’est l’Amérique. Je regrette de dire cela en tant qu’ancien ministre français des Affaires étrangères, mais c’est l’évidence même. J’ai trouvé tragique que la droite israélienne – et au-delà – réussisse à terroriser si longtemps les Européens qui du coup ont renoncé à toute pression utile et toute initiative. Et j’ai trouvé néfaste l’alignement de la politique étrangère américaine sous Bush sur cette droite israélienne qui n’avait d’autre perspective que de perpétuer le statu quo. Je trouve par contraste extraordinairement courageuse et intelligente la politique d’Obama, qui se saisit d’emblée du sujet sans attendre son deuxième mandat pour essayer de résoudre ce problème si dangereux. Il me semble aussi qu’il y a un début d’évolution, au sein de la communauté juive américaine, peut être également de la communauté juive française et dans l’intelligentsia juive mondiale par rapport au conflit. Qu’il y a un consensus pour dire: oui, maintenant il faut bouger. A condition bien sûr que la sécurité d’Israël soit clairement garantie et «surgarantie». Si un président américain arrive à parrainer une solution juste entre Israéliens et Palestiniens, il jouira d’un prestige immense, son pays avec lui, dans le monde arabo-musulman et l’Europe en profitera. Cela sera le coup le plus terrible porté aux extrémistes. Mais il va se heurter à des obstacles énormes. Parce qu’au fond, beaucoup de forces étaient très à l’aise avec la politique de Bush: il n’y avait pas que la droite israélienne, il y avait aussi les régimes iraniens, le Hamas, le Hezbollah, les extrémistes de toutes sortes qui prospéraient face à cet Occident manichéen, commode repoussoir pour leur propagande. Ils sont maintenant déstabilisés par la politique d’Obama d’où des réactions à prévoir. On voit déjà les problèmes en Israël, en Iran, mais Obama sera patient et tenace.

N.O./F-C.- Pourtant les dernières élections israéliennes donnent plutôt le sentiment inverse.
A. Adler.- Les dernières élections israéliennes sont complexes. Parce que le parti parvenu en tête, Kadima, a pris nettement position, avec Olmert et Tzipi Livni, pour la création de cet Etat palestinien. Et devant l’effondrement de la vieille idéologie socialiste, c’est en fait Kadima, un parti de centre-gauche aujourd’hui dont Shimon Peres est adhérent encore en théorie, qui regroupe, avec le Parti travailliste, avec l’extrême gauche israélienne et les Arabes d’Israël (qui sont 20 % de la population), une majorité potentielle. Or cette majorité n’est pas une majorité politique. Mais il n’en reste pas moins qu’un homme aujourd’hui a la responsabilité de changer, de bouger: c’est Bibi Netanyahu. Netanyahu, en effet, est un homme d’une très grande complexité, parce qu’il symbolise la véritable évolution de l’opinion israélienne. La gauche israélienne, depuis longtemps, avec Itzhak Rabin, était d’accord pour créer cet Etat palestinien. Je dirais même qu’elle l’était bien avant, puisque Ben Gourion pensait qu’il fallait rendre ces territoires avant sa mort, donc dès le début des années 1970. Mais ce qui est intéressant, c’est de voir comment Tzipi Livni et Ehud Olmert, qui viennent du cœur du nationalisme intransigeant, du Erout de Begin, ont fait ce chemin. Sharon, qui venait de la gauche mais qui ensuite a incarné l’esprit militaire israélien, avait fait ce même chemin. Et Netanyahu ne l’a pas encore fait, mais il est très embarrassé. D’abord parce qu’il est de culture américaine. Il a été diplômé de Harvard, il a vécu adolescent aux Etats-Unis, il connaît l’Amérique. Et pour lui, émotionnellement, le fait de faire un bras de fer avec les Américains ne lui convient absolument pas. Yitzhak Shamir était un vieil agent soviétique qui était revenu à ses amours pour Moscou à la fin de sa vie. Lui, les Américains, ça ne l’impressionnait pas. Netanyahu, oui. Mais il doit rompre avec le credo de son père, qui est un homme influent, important, un intellectuel fanatique; de sa mère, qui lui a déjà dit, lorsqu’il a abandonné Hebron, qu’il reniait son frère aîné, qui était dans les commandos israéliens, et qui est mort pour Israël. C’est beaucoup plus encore qu’une rupture politique, c’est une rupture émotionnelle, et n’est pas le général de Gaulle qui veut. Beaucoup de gens l’estiment en Israël pour son passage au ministère des Finances. Il apparaît comme un homme rationnel, ouvert. Je lui ai parlé une fois dans ma vie. Il était passionné par Singapour. Il avait étudié avec soin le cas de ce mini-Etat, qui avait tiré son épingle du jeu entre ses deux grands voisins l’Indonésie et la Malaisie. C’est pour cela qu’il parle toujours d’une «solution économique» pour la question palestinienne, mais elle n’est pas réaliste sans l’Etat palestinien. Il doit maintenant franchir le Rubicon. S’il ne le franchit pas, il est condamné par l’histoire. Parce que l’Etat d’Israël étant ce qu’il est ne va pas maintenant jouer l’intransigeance vis-à-vis des Etats-Unis. C’est impensable. Ce qui se passe aussi – Hubert Védrine l’a très finement remarqué -, c’est une OPA amicale de la diaspora. Les finances israéliennes sont déjà entre les mains de Stanley Fischer, l’ancien directeur adjoint du Fonds monétaire international, qui apprend à ses heures l’hébreu, mais pas tant que ça. Et puis, j’ai l’impression qu’il y a un second Premier ministre d’Israël aujourd’hui qui, aux côtés d’Obama, commence à dire les choses: c’est Rahm Emanuel. Le fait que le Secrétaire général de la Maison-Blanche ait la double nationalité israélienne et américaine, qu’il ait servi dans l’armée israélienne le rend insoupçonnable aux yeux de l’opinion israélienne lorsqu’il exige, en tapant du poing sur la table, parfois plus énergiquement qu’Obama lui-même, la création de l’Etat palestinien. Je ne suis pas si pessimiste que ça, parce que de beaucoup d’endroits du Proche-Orient nous parviennent des signaux positifs: du Liban, dont l’élection a permis d’endiguer l’influence du Hezbollah; de l’Irak, où la pacification manifestement avance; et de l’Iran, où on a vu l’ampleur du mouvement réformateur derrière Moussavi et le sursaut de la société civile.

N.O/ F-C.- Obama est très ferme sur l’exigence d’arrêt complet de la colonisation des territoires occupés. Peut-il être entendu?A. Adler.- La croissance naturelle d’implantations n’a aucun sens. Comment ignorer que la création d’un Etat palestinien implique l’évacuation d’un bon tiers des habitants des colonies.
H. Védrine.- J’ai tendance à penser que le jour où les Israéliens se seront collectivement convaincus que la solution est là, avec des garanties de sécurité américaines renforcées, ils iront au bout du processus; y compris avec les colons même si une minorité d’entre eux est prête à tout pour ne pas évacuer, même si une petite partie d’entre eux créée une sorte d’OAS…
A. Adler.- Nous avons connu ça à la fin de la guerre d’Algérie.
H. Védrine.- Mais finalement, s’il fallait faire un pari, je pense que les Israéliens arriveront bon gré mal gré à la fin des fins, à maîtriser tout ça.
Propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet

Que cherche Obama au Moyen-Orient? Le face-à-face Hubert Védrine-Alexandre Adler

Hubert Vedrine

Que cherche Obama au Moyen-Orient? Le face-à-face Hubert Védrine-Alexandre Adler

Le Nouvel Observateur/France Culture. Peut-on dire aujourd’hui que l’avenir du monde et de la paix se joue au Moyen-Orient?
Alexandre Adler.- Je le pense tout à fait. Le Moyen-Orient a toujours été une région importante mais depuis les années 60, il est devenu le problème géopolitique numéro un de la planète. A mon sens, nous avons encore franchi récemment une étape avec l’élection iranienne, l’évolution de la politique pétrolière, la stabilité de l’Arabie saoudite et la question du conflit israélo-palestinien. Ce n’est pas un hasard si Obama a fait au Caire son premier grand discours de politique étrangère.
Hubert Védrine.- Je ne dirai pas que tout l’avenir du monde se joue dans cette région parce que je pense que l’évolution des rapports entre les principaux pôles du monde multipolaire de demain – qui ne sera pas stable mais verra une compétition entre les divers pôles -, commande tout le reste. D’autre part, la question de savoir si le monde arrive ou non à passer d’une économie prédatrice folle à ce qu’on appelle le «développement durable», est encore plus vitale, globale et grave. Mais dans la géopolitique d’aujourd’hui, ma réponse est oui: oui, les problèmes les plus aigus, se posent dans ce que Brzezinski appelait il y a quelques années l’«arc de crise», qui va du Proche-Orient jusqu’à l’Asie centrale en passant par l’Afghanistan-Pakistan. C’est là où ça se joue et d’abord au Proche Orient. Je trouve Obama courageux d’entrer d’emblée dans le vif du sujet et d’avoir rompu avec ce que les droites israélienne et américaine ont prétendu depuis quinze à vingt ans: la question palestinienne est secondaire. Il pense qu’il ne pourra pas rétablir le leadership américain dans le monde, même relatif, sans dépasser l’antagonisme avec 1 milliard 300 millions de musulmans et donc sans se focaliser sur ce point. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas toute une série d’autres problèmes accrochés en chapelet.

N.O/F-C. Le 4 juin dernier, Barack Obama a prononcé au Caire un discours de réconciliation à l’intention des musulmans. Comment ont été reçues ses invitations au rassemblement? Quel est le poids véritable de ses mots et quels changements concrets peut-on en attendre?
A. Adler.- Selon l’expression consacrée, «cela allait sans dire, mais cela va mieux en le disant». Obama a trouvé des mots – et pas seulement de la rhétorique -, et cité des versets du Coran pour s’adresser au cœur de ces musulmans qui, dans le monde, ont le sentiment qu’ils sont les laissés-pour-compte de la mondialisation. Des musulmans persuadés qu’on a envers eux un système de double valeur, où ce qui est réservé aux peuples non seulement du Nord mais même de l’Asie, comme la Chine, leur est interdit; qu’ils sont les mal-aimés de cette époque. Il y a bien entendu de l’exagération, parfois de la mauvaise foi, mais il y a un noyau indéniable. Le monde musulman a été considéré ces dernières années par l’ensemble des puissances occidentales, Russie comprise, plutôt comme le problème que la solution. Et tout d’un coup, Obama – «Yes, we can» – a eu les mots qu’il fallait pour montrer qu’au fond la politique américaine n’était ni cynique, ni machiavélienne, ni manipulatrice. Et il l’a fait à un moment où se jouait en Iran l’élection présidentielle la plus importante de toute la région. Comme je l’ai déjà écrit, après la Turquie, l’Iran entre dans la voie de la démocratie. Et Obama, avec le discours du Caire et en me mettant pas de préalable à la négociation avec la République islamique, a tout fait tout pour que les modérés et les progressistes rassemblés derrière Moussavi l’emportent sur Ahmadinejad. En tout cas, on ne pourra pas lui reprocher d’avoir saboté cette insurrection de la liberté dans le peuple iranien, qui est un facteur absolument essentiel.
Je voudrais aussi répondre à Hubert Védrine sur la question de savoir si la question palestinienne est secondaire ou non. Bien entendu, elle n’est pas secondaire. Notamment pour les Israéliens et les Palestiniens. Mais mon sentiment est que souvent on traite cette question comme si rien ne s’était jamais passé; comme si l’Autorité palestinienne n’avait pas été créée par les accords d’Oslo (c’est quand même un quasi-Etat); comme si Yasser Arafat n’était pas revenu sur sa terre; comme si des négociations approfondies n’avaient pas eu lieu à plusieurs reprises; comme si des moments de normalité n’avaient pas été créés. Or c’est ce capital sur lequel on peut faire fond. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que la complication de la situation – même si on voit bien les maladresses ou la mauvaise foi israélienne qui sourd de temps à autre -, vient pour l’essentiel non pas du peuple palestinien mais de son environnement géopolitique. Dans une vague islamiste très violente qui a débouché sur le 11 Septembre, Yasser Arafat n’a pas cru devoir franchir le pas de la négociation au moment où celle-ci était très largement ouverte en l’an 2000. Ensuite, bien sûr les choses ont eu leur propre logique. Je suis donc d’accord avec Hubert Védrine: il faut résoudre ce problème, pas à la fin du mandat d’Obama mais au début. Mais il faut savoir que la résolution de la question israélo-palestinienne est intimement liée, par toutes sortes de fibrillations, au reste de la région. Et que si par exemple l’Iran d’Ahmadinejad, ou hier l’Irak de Saddam Hussein ont pesé de tout leur poids pour empêcher une solution, cela fait partie évidemment de l’équation. On ne peut pas uniquement la réduire à un face-à-face israélo-palestinien.
H. Védrine.- Je reviendrai sur la question israélo-palestinienne et les événements des dernières années, y compris l’année 2000, dont j’ai une lecture tout à fait différente de celle d’Alexandre Adler. En revanche, je le rejoins sur le discours du Caire. C’est un discours très important. Nous savions qu’Obama, depuis son élection, avait l’intention (il l’avait même dit avant) d’adresser un discours au monde musulman. Certains membres de son équipe le lui avaient déconseillé en lui disant: il ne faut pas enfermer le monde musulman dans une définition culturaliste. Il a balayé à juste titre cet argument, car il est clair que si l’avertissement de Huntington sur le risque de clash entre les civilisations a un sens, c’est bien entre l’islam et l’Occident. Mais cette mise en garde a fait tellement peur à tellement de gens qu’ils l’ont niée, par une sorte de politique de l’autruche. Il faut comprendre le discours d’Obama comme un élément fort dans un processus d’ensemble. C’est un accompagnement symphonique de la politique qu’il va mener au Proche-Orient, en Irak, en Iran, en Afghanistan-Pakistan, et dans l’ensemble du monde arabo-musulman. Autre point déterminant: il en attend un impact sur les opinions publiques de la région. Car c’est un leader qui attache plus d’importance, on le voit, aux opinions qu’au copinage avec les dirigeants. Il sait parler aux opinions. Il l’a fait magnifiquement avec l’opinion américaine, l’opinion turque, l’opinion arabo-musulmane, sans doute en pensant déjà à l’opinion iranienne; comme certainement un jour il saura parler à l’opinion israélienne, dont une majorité accepte l’idée d’un Etat palestinien depuis maintenant des années.

N.O./F-C.- La fermeté de la Maison Blanche à l’égard du gouvernement israélien sur les implantations illégales comme sur la création d’un Etat palestinien, est un fait inédit dans l’histoire des relations israélo-américaines. Israël fera-t-il les frais de la nouvelle donne américaine au Moyen-Orient?
H. Védrine.- Il y a depuis 1967 une opposition en Israël entre ceux qui considèrent qu’il ne faudra jamais lâcher les territoires occupés pour des raisons économiques, religieuses ou de sécurité, et ceux qui considèrent que le peuple juif ne s’est pas doté d’un Etat pour pratiquer cette cruelle politique d’occupation, qui ne correspond plus à une stratégie de sécurité, et qu’il faudra bien un jour accepter la solution qui passe par la création d’un Etat palestinien. Conclusion à laquelle Rabin était arrivé, et vers laquelle se dirigeait Sharon. Ça fait maintenant longtemps que l’opinion israélienne est prête à accepter cette solution, mais sauf quand surgit un Itzhak Rabin, le système politico-électoral l’entrave du fait des effets dévastateurs de son système électoral à la proportionnelle intégrale, qui permet à n’importe quel groupe extrémiste de tout bloquer ou de pratiquer du chantage o tout propos. Olmert a dit, à la fin de son mandat, avec une franchise que je salue: ça fait quarante ans que nous employons sans cesse tous les prétextes pour ne jamais faire aucune concession aux Palestiniens. Ce n’est plus possible, ça ne peut plus durer. Il faut accepter des concessions sur le plan territorial, y compris Jérusalem. Et même Barak, ministre de la Défense actuel a dit, lui aussi dans un moment de franchise: on a eu bien tort de jouer le Hamas contre l’OLP. Dont acte. Les Israéliens se sont enferrés eux-mêmes dans un piège. Ils savent très bien que la situation est détestable pour eux-mêmes sur le plan sécuritaire, et abominable pour les Palestiniens. Ils ne peuvent pas s’en sortir seuls. La seule puissance au monde qui puisse les y aider, avec un mélange de fermeté, d’amitié et d’engagement de sécurité, c’est l’Amérique. Je regrette de dire cela en tant qu’ancien ministre français des Affaires étrangères, mais c’est l’évidence même. J’ai trouvé tragique que la droite israélienne – et au-delà – réussisse à terroriser si longtemps les Européens qui du coup ont renoncé à toute pression utile et toute initiative. Et j’ai trouvé néfaste l’alignement de la politique étrangère américaine sous Bush sur cette droite israélienne qui n’avait d’autre perspective que de perpétuer le statu quo. Je trouve par contraste extraordinairement courageuse et intelligente la politique d’Obama, qui se saisit d’emblée du sujet sans attendre son deuxième mandat pour essayer de résoudre ce problème si dangereux. Il me semble aussi qu’il y a un début d’évolution, au sein de la communauté juive américaine, peut être également de la communauté juive française et dans l’intelligentsia juive mondiale par rapport au conflit. Qu’il y a un consensus pour dire: oui, maintenant il faut bouger. A condition bien sûr que la sécurité d’Israël soit clairement garantie et «surgarantie». Si un président américain arrive à parrainer une solution juste entre Israéliens et Palestiniens, il jouira d’un prestige immense, son pays avec lui, dans le monde arabo-musulman et l’Europe en profitera. Cela sera le coup le plus terrible porté aux extrémistes. Mais il va se heurter à des obstacles énormes. Parce qu’au fond, beaucoup de forces étaient très à l’aise avec la politique de Bush: il n’y avait pas que la droite israélienne, il y avait aussi les régimes iraniens, le Hamas, le Hezbollah, les extrémistes de toutes sortes qui prospéraient face à cet Occident manichéen, commode repoussoir pour leur propagande. Ils sont maintenant déstabilisés par la politique d’Obama d’où des réactions à prévoir. On voit déjà les problèmes en Israël, en Iran, mais Obama sera patient et tenace.

N.O./F-C.- Pourtant les dernières élections israéliennes donnent plutôt le sentiment inverse.
A. Adler.- Les dernières élections israéliennes sont complexes. Parce que le parti parvenu en tête, Kadima, a pris nettement position, avec Olmert et Tzipi Livni, pour la création de cet Etat palestinien. Et devant l’effondrement de la vieille idéologie socialiste, c’est en fait Kadima, un parti de centre-gauche aujourd’hui dont Shimon Peres est adhérent encore en théorie, qui regroupe, avec le Parti travailliste, avec l’extrême gauche israélienne et les Arabes d’Israël (qui sont 20 % de la population), une majorité potentielle. Or cette majorité n’est pas une majorité politique. Mais il n’en reste pas moins qu’un homme aujourd’hui a la responsabilité de changer, de bouger: c’est Bibi Netanyahu. Netanyahu, en effet, est un homme d’une très grande complexité, parce qu’il symbolise la véritable évolution de l’opinion israélienne. La gauche israélienne, depuis longtemps, avec Itzhak Rabin, était d’accord pour créer cet Etat palestinien. Je dirais même qu’elle l’était bien avant, puisque Ben Gourion pensait qu’il fallait rendre ces territoires avant sa mort, donc dès le début des années 1970. Mais ce qui est intéressant, c’est de voir comment Tzipi Livni et Ehud Olmert, qui viennent du cœur du nationalisme intransigeant, du Erout de Begin, ont fait ce chemin. Sharon, qui venait de la gauche mais qui ensuite a incarné l’esprit militaire israélien, avait fait ce même chemin. Et Netanyahu ne l’a pas encore fait, mais il est très embarrassé. D’abord parce qu’il est de culture américaine. Il a été diplômé de Harvard, il a vécu adolescent aux Etats-Unis, il connaît l’Amérique. Et pour lui, émotionnellement, le fait de faire un bras de fer avec les Américains ne lui convient absolument pas. Yitzhak Shamir était un vieil agent soviétique qui était revenu à ses amours pour Moscou à la fin de sa vie. Lui, les Américains, ça ne l’impressionnait pas. Netanyahu, oui. Mais il doit rompre avec le credo de son père, qui est un homme influent, important, un intellectuel fanatique; de sa mère, qui lui a déjà dit, lorsqu’il a abandonné Hebron, qu’il reniait son frère aîné, qui était dans les commandos israéliens, et qui est mort pour Israël. C’est beaucoup plus encore qu’une rupture politique, c’est une rupture émotionnelle, et n’est pas le général de Gaulle qui veut. Beaucoup de gens l’estiment en Israël pour son passage au ministère des Finances. Il apparaît comme un homme rationnel, ouvert. Je lui ai parlé une fois dans ma vie. Il était passionné par Singapour. Il avait étudié avec soin le cas de ce mini-Etat, qui avait tiré son épingle du jeu entre ses deux grands voisins l’Indonésie et la Malaisie. C’est pour cela qu’il parle toujours d’une «solution économique» pour la question palestinienne, mais elle n’est pas réaliste sans l’Etat palestinien. Il doit maintenant franchir le Rubicon. S’il ne le franchit pas, il est condamné par l’histoire. Parce que l’Etat d’Israël étant ce qu’il est ne va pas maintenant jouer l’intransigeance vis-à-vis des Etats-Unis. C’est impensable. Ce qui se passe aussi – Hubert Védrine l’a très finement remarqué -, c’est une OPA amicale de la diaspora. Les finances israéliennes sont déjà entre les mains de Stanley Fischer, l’ancien directeur adjoint du Fonds monétaire international, qui apprend à ses heures l’hébreu, mais pas tant que ça. Et puis, j’ai l’impression qu’il y a un second Premier ministre d’Israël aujourd’hui qui, aux côtés d’Obama, commence à dire les choses: c’est Rahm Emanuel. Le fait que le Secrétaire général de la Maison-Blanche ait la double nationalité israélienne et américaine, qu’il ait servi dans l’armée israélienne le rend insoupçonnable aux yeux de l’opinion israélienne lorsqu’il exige, en tapant du poing sur la table, parfois plus énergiquement qu’Obama lui-même, la création de l’Etat palestinien. Je ne suis pas si pessimiste que ça, parce que de beaucoup d’endroits du Proche-Orient nous parviennent des signaux positifs: du Liban, dont l’élection a permis d’endiguer l’influence du Hezbollah; de l’Irak, où la pacification manifestement avance; et de l’Iran, où on a vu l’ampleur du mouvement réformateur derrière Moussavi et le sursaut de la société civile.

N.O/ F-C.- Obama est très ferme sur l’exigence d’arrêt complet de la colonisation des territoires occupés. Peut-il être entendu?A. Adler.- La croissance naturelle d’implantations n’a aucun sens. Comment ignorer que la création d’un Etat palestinien implique l’évacuation d’un bon tiers des habitants des colonies.
H. Védrine.- J’ai tendance à penser que le jour où les Israéliens se seront collectivement convaincus que la solution est là, avec des garanties de sécurité américaines renforcées, ils iront au bout du processus; y compris avec les colons même si une minorité d’entre eux est prête à tout pour ne pas évacuer, même si une petite partie d’entre eux créée une sorte d’OAS…
A. Adler.- Nous avons connu ça à la fin de la guerre d’Algérie.
H. Védrine.- Mais finalement, s’il fallait faire un pari, je pense que les Israéliens arriveront bon gré mal gré à la fin des fins, à maîtriser tout ça.
Propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet

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03/07/2009