LES LIMITES A L’UNILATERALISME DE L’HYPERPUISSANCE

Ya-t-il des limites à l’unilatéralisme de «l’hyperpuissance» que sont devenus les Etats-Unis aujourd’hui? Si elles existent, où se situent-elles? Cette interrogation me donne tout d’abord l’occasion de revenir sur ce terme et son impact inattendu. Quand je l’ai employé pour la première fois, il y a quelques années, au printemps 1998, spontanément, ce n’était pas pour stigmatiser l’Amérique et sa politique, au contraire puisque nos rapports avec le président Clinton et sa Secrétaire d’Etat, Madeleine Albright, étaient confiants et coopératifs, mais pour décrire la nouvelle réalité du monde. Il me semblait que le terme «unique superpuissance» employé à propos des Etats-Unis après la fin de l’URSS ne rendait pas compte de l’exceptionnelle puissance globale, sans précédent et sans équivalent, que détenait désormais ce pays. «Super-puissance» me paraissait insuffisant et, en outre, trop connoté guerre froide et puissance militaire. Alors que «l’hyperpuissance» jouit de toute la gamme des pouvoirs, «hard», mais aussi «soft» . De super à hyper il y a, en français, une progression significative qui se comprend bien. Pour moi ce n’était qu’un épisode sémantique parmi d’autres dans un effort plus général d’explication plus exacte du monde réel à l’intention d’une opinion française trop souvent irréaliste.

Cette expression nouvelle attira l’attention de journalistes américains et, dans un premier temps, leur déplût car le préfixe «hyper» a en anglais un sens pathologique ou péjoratif. Certains d’entre eux épinglèrent ce terme et le mirent sur le compte du supposé traditionnel anti-américanisme français. Ce qui ne s’appliquait pourtant ni à ma démarche en général ni à ce mot en particulier. Peut-être aussi jugeaient-ils choquant qu’un ministre étranger, français de surcroît, prétende les qualifier, le pouvoir de nommer (allié fiable ou non, adversaire, partenaire, Etat faible, Etat voyou, «Axe du mal», etc.) devant leur être naturellement réservé? Cette controverse en tout cas eut le mérite inattendu d’intéresser quelques Américains à ce que l’on pensait d’eux en France, et de renforcer l’amitié déjà réelle entre Madeleine Albright et moi. Cette femme intelligente, cultivée, polyglotte et sensible à l’humour, me dit quelques jours plus tard – en français – «j’ai compris ce que tu voulais dire et dorénavant je me présenterai comme «Hypermadeleine»». Le terme «hyperpower» se répandit jusque dans les colonnes des journaux américains, et s’est depuis banalisé. Un éditorialiste britannique l’a même comparée par son impact à «rideau de fer», ce qui est bien sûr excessif.

Il n’empêche qu’encore maintenant ce terme embarrasse ceux, en France, qui craignent encore, en l’employant, d’irriter les Américains. Ces prudents là, officiels ou non, disent «superpuissance», «seule superpuissance», ou «unique superpuissance». Mais diverses objections ont également été faites sur le fond.
Pour certains analystes français, on ne peut plus, depuis le 11 septembre 2001, parler d’hyperpuissance. Alain Minc pense que cette expression exagère la réalité et en biaise la lecture. Alexandre Adler pense aussi que cette impression d’hyperpuissance est trompeuse et passagère et qu’après leur «Iliade» en Irak les Etats-Unis vivront leur «Odyssée», leur retour à Ithaque, et que c’est ce qu’ils feront après l’Irak. Pour lui il s’agit d’une «impressionnante photo de la fin des années 90» qui n’est pas «il s’en faut, la fin du film». «Superpuissance ne signifie pas toute puissance», écrit aussi François Heisbourg . «L’expression d’hyperpuissance, mise en exergue par Hubert Védrine en 1998, est trompeuse à cet égard», ajoute-t-il. Emmanuel Todd la conteste aussi, mais d’un autre point de vue. Pour lui, les Etats-Unis sont minés par des problèmes démographiques et financiers graves et, alors qu’on les croit encore à leur apogée, ils ont déjà entamé leur déclin . Enfin, certains redoutent ce que l’expression peut avoir de décourageant: si les Etats-Unis sont une «hyperpuissance», il ne nous reste plus qu’à baisser les bras!

Mais je ne suis pas responsable de significations que je n’ai jamais données à cette expression! Je ne suis engagé que par ce que j’ai dit: je n’ai parlé ni d’invulnérabilité (qui peut l’être complètement face à des attaques suicides?) ni de toute-puissance. Et je continue à penser que les Etats-Unis, quel que soit le qualificatif qu’on leur accole, resteront longtemps la puissance prédominante et donc unilatéraliste; que cela a sur eux-mêmes des conséquences psychologiques importantes et durables et qu’aucun autre pays ou groupe de pays dans le monde ne peut s’abstraire de cette réalité dans la définition de sa propre politique.
D’ailleurs le débat à ce sujet entre Américains eux-mêmes, est éclairant. Beaucoup d’entre eux continuent de se méfier de l’expression «hyperpower» (Brzezinski, par exemple, la juge ironique). De même, la plupart récusent l’expression d’Empire. N’ont-il pas la conviction d’avoir imposé la liberté mondiale et la démocratie moderne contre les empires – y compris de Wilson à Roosevelt – contre ceux de leurs alliés? George W. Bush ne se présente-t-il pas, plus que jamais, en missionnaire de la liberté mondiale? Mais Kissinger avertit: «La route de l’Empire conduit au déclin intérieur». Le mot hégémonie les embarrasse tout autant. «La recherche délibérée de l’hégémonie est le plus sûr moyen de détruire les valeurs qui ont fait la grandeur des Etats-Unis», dit encore Henry Kissinger . Alors en quels termes parlent-ils d’eux-mêmes? En invoquant leur leadership nécessaire, faute de quoi le monde connaîtrait désordre et menaces. Madeleine Albright a remis au goût du jour l’ancienne formule de la «nation indispensable». Henri Kissinger écrit aussi «la prééminence américaine est un fait pour l’avenir à court terme et, sans doute, à moyen terme». Mais il nuance: «Ce n’est pas en les imposant de force qu’elle défendra ses valeurs, mais en les faisant accepter de bon gré par un monde qui, malgré toute sa résistance apparente, a désespérément besoin d’un leadership éclairé». Et Zbigniew Brzezinski constate, «à l’aube du XXIème siècle, l’Amérique jouit d’une puissance sans précédent dans l’histoire». Bref, les mots varient mais aucun Américain important ne remet en cause le rôle premier des Etats-Unis. Et presque aucun n’est «multilatéraliste» au sens que donnent à ce mot les Européens d’aujourd’hui. Il y a là-dessus un «credo» américain très consensuel. Même Bill Clinton disait à ses Alliés: les Etats Unis agiront avec vous si possible, seuls s’il le faut.

Cela étant rappelé et précisé y-a-t-il des limites à l’unilatéralisme de l’hyperpuissance? Et où sont-elles?

Il y a évidemment des limites. D’abord les limites internes. Elles peuvent être physiques ou matérielles. Après avoir annoncé que les Etats-Unis devaient être capables de mener seuls quatre grands conflits simultanés, Donald Rumsfeld a été confronté à l’incapacité de déployer en Irak plus de 150 000 hommes – nombre visiblement insuffisant – et à une difficulté évidente à les relever. La suprématie technologique absolue ne se traduit pas par une capacité humaine illimitée, même dans un pays nationaliste et patriote comme les Etats-Unis d’aujourd’hui. Même si les actions sont menées au cas par cas, des alliés et des soutiens sont utiles (la mission détermine la coalition).

Puis les limites budgétaires. Le déficit américain atteint des niveaux de plus en plus abyssaux, sans précédent , et régulièrement dépassés. La baisse du dollar face à l’euro depuis deux ans en est une des conséquences, désastreuse pour les Européens qui la contestent et s’en inquiètent, mais doivent l’endurer. La limite pourrait être un mouvement de défiance des banques centrales, chinoise et autres, envers le billet vert, ou encore la décision de l’OPEP, ou de la Russie, de facturer en euros. A ce moment là, les autorités américaines corrigeront, mais nous n’en sommes pas encore là.

Une limite différente, et décisive, serait une opposition interne majoritaire à la politique américaine actuelle, et par conséquent sa correction. Mais c’est le contraire qui s’est produit en novembre 2004: le président Bush représente incontestablement l’Amérique actuelle, et ce mouvement sera durable. Cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir des divergences entre Américains sur la façon d’exercer leur puissance, d’autant que le peuple américain est spontanément unilatéraliste (c’est courageux d’y aller seul), mais qu’il n’est ni colonialiste ni impérialiste. L’issue de ce débat entre Américains n’est évidemment pas sans lien avec les réactions du reste du monde à la puissance américaine. Revenons à Zbigniew Brejzinski: «ma thèse comporte deux volets: d’une part au cours des deux décennies qui commencent, l’effet stabilisateur de la puissance américaine sera indispensable à l’équilibre international. D’autre part, les remises en cause de cette puissance ne pourront venir que des Etats-Unis eux-mêmes – sous l’effet d’une répudiation de la puissance par la démocratie américaine elle-même ou bien d’un mauvais usage de sa puissance sur la scène mondiale». Pas de conversion prévisible au multilatéralisme dans tout cela.

Il y a quand même des limites externes. Elles sont diverses. Pour le moment, les Etats-Unis n’ont ni adversaires, ni «challenger» à leur taille. Mais il y a quand même dans le monde des puissances émergentes, comme l’Inde ou la Chine, et à moindre degré le Brésil, qui évitent de prendre les Etats-Unis de front mais n’en poursuivent pas moins leurs propres buts, comme d’ailleurs un très grand nombre d’acteurs de moindre poids, gouvernementaux ou pas. La Russie de Poutine, qui veut être à nouveau respectée. Des alliés récalcitrants comme la France ou incontrôlables comme Israël. Une opinion mondiale en majorité anti-Bush. Un monde arabe à la fois hostile et inquiet. De formidables forces d’inertie. Et d’une façon générale la complexité du monde, sur laquelle se cassent souvent les dents la sincérité, l’innocence et le messianisme américains. En revanche, les institutions multilatérales en elles-mêmes ne peuvent pas les limiter car ils peuvent aisément, on l’a vu, les contourner. Il est plus intelligent, de leur point de vue, de les utiliser en les instrumentalisant, et c’est sans doute ce qu’ils feront plus souvent dans les prochaines années.

Ces limites peuvent brider l’expression de la puissance américaine et contenir son unilatéralisme. Il y a une autre limite qui est celle de l’opportunité politique. C’est elle qui a amené la seconde administration Bush, sans en rabattre sur ses ambitions messianiques au contraire, on le voit depuis janvier 2005, à adoucir son ton et à améliorer ses manières diplomatiques avec ses partenaires. Après tout, ayant rompu, dès son arrivée au pouvoir avant même le 11 septembre 2001 et évidemment depuis, avec les idées et les mots clé dominants du (relatif) multilatéralisme roosevelto-clintonien, elle n’a pas besoin de recommencer en 2005. Elle peut se permettre des concessions de forme. Toujours hostile au moindre partage de la décision, elle ne l’est pas plus que ses devancières au partage du fardeau. Et la meilleure, et la plus facile, façon de l’obtenir est de changer de ton avec les Alliés. Après tout la plupart d’entre eux, surtout en Europe, ne demandent guère plus que d’être traités poliment! Ainsi, malgré l’objectif réaffiché de croisade mondiale pour la liberté, -aussi séduisant qu’inquiétant- ce retour des Américains au b-a-ba de la politesse diplomatique peut rendre les Européens plus accueillants aux demandes américaines, quoiqu’ils doivent tenir compte de la phobie de leurs opinions envers tout recours à la force. Cette inflexion ne devrait pas modifier à terme prévisible les rapports de force dans le monde. Car de la part des Etats-Unis c’est plus un changement tactique de style, que de fond. «Les Américains m’ont choisi», a déclaré George W. Bush au Washington Post le 16 janvier. Ils ont tranché. George W. Bush n’a donc pas à révolutionner sa politique. Mais rien ne l’empêche de la mener plus intelligemment, que durant son premier mandat.

Aucune puissance n’a à la fois les moyens et la volonté de se poser en rivale globale des Etats-Unis. Au contraire, c’est du dialogue avec les Etats-Unis même tendu que plusieurs d’entre elles attendent l’obtention d’une sorte de statut ou de label de partenaire stratégique. C’est le syndrome de la roue de bicyclette: chaque pays, tel un rayon, gère d’abord sa relation avec le «centre-moyeu», les Etats-Unis. Même la Chine ou la Russie sont dans ce cas. Les Européens ont bien sur le papier, ou dans les agrégats statistiques, le nombre, l’espace, les ressources, les moyens d’être une puissance et d’avoir leur politique. Mais pas la volonté partagée ni un véritable accord entre eux sur cet objectif. Réussiront-ils à surmonter leur fatigue historique et leur répugnance moderne devant la puissance? De leur côté, les Français ont longtemps cru que le slogan d’Europe puissance suffirait à entraîner automatiquement leurs partenaires. Ce n’est pas le cas, et si le vague désir existe de voir l ‘Europe s’affirmer dans le monde, et parler d’une seule voix, l’hésitation à franchir le pas demeure par atlantisme, pacifisme ou hédonisme, quel que soit le cadre du traité dans lequel les Européens agissent. C’est une des principales inconnues des prochaines années et un des points où l’équilibre du monde pourrait bouger, si les Européens le voulaient.

Pendant longtemps encore il ne pourra donc y avoir pour les Européens de stratégie de puissance sans un certain degré de coopération ou d’alliance avec les Etats-Unis tant que, en tout cas, les Etats-Unis conserveront de tels relais d’influence au sein des Vingt cinq. Pour avancer, il faudrait que les Américains trouvent intérêt à maîtriser leur puissance et que les Européens surmontant leurs différences et leurs divergences, se décident à assumer la leur, politiquement et militairement. Ce que les textes institutionnels, Traités ou «Constitutions» ne produiront pas automatiquement si il n’y a pas parallèlement en Europe un travail politique sur les opinions rétives et, grâce à cela, une évolution des mentalités. Alors pourrait s’établir un partenariat qui amènera les Américains à compléter leur unilatéralisme structurel, de puissance comme de précaution, par d’autres types d’attitude. C’est en ayant ces données à l’esprit qu’il faut travailler à un concept d’Europe «puissance tranquille» qui réconcilie gouvernements et peuples d’Europe. La tâche est conséquente! A l’évidence le monde de demain ne sera pas le même selon que ce pôle européen sera constitué et affirmé ou non, et pèsera ou non, comme cela serait souhaitable, au sein du monde multipolaire déséquilibré et instable en formation. Les années suivant la fin de l’actuelle période des ratifications seront décisives.

LES LIMITES A L’UNILATERALISME DE L’HYPERPUISSANCE

Hubert Vedrine

LES LIMITES A L’UNILATERALISME DE L’HYPERPUISSANCE

Ya-t-il des limites à l’unilatéralisme de «l’hyperpuissance» que sont devenus les Etats-Unis aujourd’hui? Si elles existent, où se situent-elles? Cette interrogation me donne tout d’abord l’occasion de revenir sur ce terme et son impact inattendu. Quand je l’ai employé pour la première fois, il y a quelques années, au printemps 1998, spontanément, ce n’était pas pour stigmatiser l’Amérique et sa politique, au contraire puisque nos rapports avec le président Clinton et sa Secrétaire d’Etat, Madeleine Albright, étaient confiants et coopératifs, mais pour décrire la nouvelle réalité du monde. Il me semblait que le terme «unique superpuissance» employé à propos des Etats-Unis après la fin de l’URSS ne rendait pas compte de l’exceptionnelle puissance globale, sans précédent et sans équivalent, que détenait désormais ce pays. «Super-puissance» me paraissait insuffisant et, en outre, trop connoté guerre froide et puissance militaire. Alors que «l’hyperpuissance» jouit de toute la gamme des pouvoirs, «hard», mais aussi «soft» . De super à hyper il y a, en français, une progression significative qui se comprend bien. Pour moi ce n’était qu’un épisode sémantique parmi d’autres dans un effort plus général d’explication plus exacte du monde réel à l’intention d’une opinion française trop souvent irréaliste.

Cette expression nouvelle attira l’attention de journalistes américains et, dans un premier temps, leur déplût car le préfixe «hyper» a en anglais un sens pathologique ou péjoratif. Certains d’entre eux épinglèrent ce terme et le mirent sur le compte du supposé traditionnel anti-américanisme français. Ce qui ne s’appliquait pourtant ni à ma démarche en général ni à ce mot en particulier. Peut-être aussi jugeaient-ils choquant qu’un ministre étranger, français de surcroît, prétende les qualifier, le pouvoir de nommer (allié fiable ou non, adversaire, partenaire, Etat faible, Etat voyou, «Axe du mal», etc.) devant leur être naturellement réservé? Cette controverse en tout cas eut le mérite inattendu d’intéresser quelques Américains à ce que l’on pensait d’eux en France, et de renforcer l’amitié déjà réelle entre Madeleine Albright et moi. Cette femme intelligente, cultivée, polyglotte et sensible à l’humour, me dit quelques jours plus tard – en français – «j’ai compris ce que tu voulais dire et dorénavant je me présenterai comme «Hypermadeleine»». Le terme «hyperpower» se répandit jusque dans les colonnes des journaux américains, et s’est depuis banalisé. Un éditorialiste britannique l’a même comparée par son impact à «rideau de fer», ce qui est bien sûr excessif.

Il n’empêche qu’encore maintenant ce terme embarrasse ceux, en France, qui craignent encore, en l’employant, d’irriter les Américains. Ces prudents là, officiels ou non, disent «superpuissance», «seule superpuissance», ou «unique superpuissance». Mais diverses objections ont également été faites sur le fond.
Pour certains analystes français, on ne peut plus, depuis le 11 septembre 2001, parler d’hyperpuissance. Alain Minc pense que cette expression exagère la réalité et en biaise la lecture. Alexandre Adler pense aussi que cette impression d’hyperpuissance est trompeuse et passagère et qu’après leur «Iliade» en Irak les Etats-Unis vivront leur «Odyssée», leur retour à Ithaque, et que c’est ce qu’ils feront après l’Irak. Pour lui il s’agit d’une «impressionnante photo de la fin des années 90» qui n’est pas «il s’en faut, la fin du film». «Superpuissance ne signifie pas toute puissance», écrit aussi François Heisbourg . «L’expression d’hyperpuissance, mise en exergue par Hubert Védrine en 1998, est trompeuse à cet égard», ajoute-t-il. Emmanuel Todd la conteste aussi, mais d’un autre point de vue. Pour lui, les Etats-Unis sont minés par des problèmes démographiques et financiers graves et, alors qu’on les croit encore à leur apogée, ils ont déjà entamé leur déclin . Enfin, certains redoutent ce que l’expression peut avoir de décourageant: si les Etats-Unis sont une «hyperpuissance», il ne nous reste plus qu’à baisser les bras!

Mais je ne suis pas responsable de significations que je n’ai jamais données à cette expression! Je ne suis engagé que par ce que j’ai dit: je n’ai parlé ni d’invulnérabilité (qui peut l’être complètement face à des attaques suicides?) ni de toute-puissance. Et je continue à penser que les Etats-Unis, quel que soit le qualificatif qu’on leur accole, resteront longtemps la puissance prédominante et donc unilatéraliste; que cela a sur eux-mêmes des conséquences psychologiques importantes et durables et qu’aucun autre pays ou groupe de pays dans le monde ne peut s’abstraire de cette réalité dans la définition de sa propre politique.
D’ailleurs le débat à ce sujet entre Américains eux-mêmes, est éclairant. Beaucoup d’entre eux continuent de se méfier de l’expression «hyperpower» (Brzezinski, par exemple, la juge ironique). De même, la plupart récusent l’expression d’Empire. N’ont-il pas la conviction d’avoir imposé la liberté mondiale et la démocratie moderne contre les empires – y compris de Wilson à Roosevelt – contre ceux de leurs alliés? George W. Bush ne se présente-t-il pas, plus que jamais, en missionnaire de la liberté mondiale? Mais Kissinger avertit: «La route de l’Empire conduit au déclin intérieur». Le mot hégémonie les embarrasse tout autant. «La recherche délibérée de l’hégémonie est le plus sûr moyen de détruire les valeurs qui ont fait la grandeur des Etats-Unis», dit encore Henry Kissinger . Alors en quels termes parlent-ils d’eux-mêmes? En invoquant leur leadership nécessaire, faute de quoi le monde connaîtrait désordre et menaces. Madeleine Albright a remis au goût du jour l’ancienne formule de la «nation indispensable». Henri Kissinger écrit aussi «la prééminence américaine est un fait pour l’avenir à court terme et, sans doute, à moyen terme». Mais il nuance: «Ce n’est pas en les imposant de force qu’elle défendra ses valeurs, mais en les faisant accepter de bon gré par un monde qui, malgré toute sa résistance apparente, a désespérément besoin d’un leadership éclairé». Et Zbigniew Brzezinski constate, «à l’aube du XXIème siècle, l’Amérique jouit d’une puissance sans précédent dans l’histoire». Bref, les mots varient mais aucun Américain important ne remet en cause le rôle premier des Etats-Unis. Et presque aucun n’est «multilatéraliste» au sens que donnent à ce mot les Européens d’aujourd’hui. Il y a là-dessus un «credo» américain très consensuel. Même Bill Clinton disait à ses Alliés: les Etats Unis agiront avec vous si possible, seuls s’il le faut.

Cela étant rappelé et précisé y-a-t-il des limites à l’unilatéralisme de l’hyperpuissance? Et où sont-elles?

Il y a évidemment des limites. D’abord les limites internes. Elles peuvent être physiques ou matérielles. Après avoir annoncé que les Etats-Unis devaient être capables de mener seuls quatre grands conflits simultanés, Donald Rumsfeld a été confronté à l’incapacité de déployer en Irak plus de 150 000 hommes – nombre visiblement insuffisant – et à une difficulté évidente à les relever. La suprématie technologique absolue ne se traduit pas par une capacité humaine illimitée, même dans un pays nationaliste et patriote comme les Etats-Unis d’aujourd’hui. Même si les actions sont menées au cas par cas, des alliés et des soutiens sont utiles (la mission détermine la coalition).

Puis les limites budgétaires. Le déficit américain atteint des niveaux de plus en plus abyssaux, sans précédent , et régulièrement dépassés. La baisse du dollar face à l’euro depuis deux ans en est une des conséquences, désastreuse pour les Européens qui la contestent et s’en inquiètent, mais doivent l’endurer. La limite pourrait être un mouvement de défiance des banques centrales, chinoise et autres, envers le billet vert, ou encore la décision de l’OPEP, ou de la Russie, de facturer en euros. A ce moment là, les autorités américaines corrigeront, mais nous n’en sommes pas encore là.

Une limite différente, et décisive, serait une opposition interne majoritaire à la politique américaine actuelle, et par conséquent sa correction. Mais c’est le contraire qui s’est produit en novembre 2004: le président Bush représente incontestablement l’Amérique actuelle, et ce mouvement sera durable. Cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir des divergences entre Américains sur la façon d’exercer leur puissance, d’autant que le peuple américain est spontanément unilatéraliste (c’est courageux d’y aller seul), mais qu’il n’est ni colonialiste ni impérialiste. L’issue de ce débat entre Américains n’est évidemment pas sans lien avec les réactions du reste du monde à la puissance américaine. Revenons à Zbigniew Brejzinski: «ma thèse comporte deux volets: d’une part au cours des deux décennies qui commencent, l’effet stabilisateur de la puissance américaine sera indispensable à l’équilibre international. D’autre part, les remises en cause de cette puissance ne pourront venir que des Etats-Unis eux-mêmes – sous l’effet d’une répudiation de la puissance par la démocratie américaine elle-même ou bien d’un mauvais usage de sa puissance sur la scène mondiale». Pas de conversion prévisible au multilatéralisme dans tout cela.

Il y a quand même des limites externes. Elles sont diverses. Pour le moment, les Etats-Unis n’ont ni adversaires, ni «challenger» à leur taille. Mais il y a quand même dans le monde des puissances émergentes, comme l’Inde ou la Chine, et à moindre degré le Brésil, qui évitent de prendre les Etats-Unis de front mais n’en poursuivent pas moins leurs propres buts, comme d’ailleurs un très grand nombre d’acteurs de moindre poids, gouvernementaux ou pas. La Russie de Poutine, qui veut être à nouveau respectée. Des alliés récalcitrants comme la France ou incontrôlables comme Israël. Une opinion mondiale en majorité anti-Bush. Un monde arabe à la fois hostile et inquiet. De formidables forces d’inertie. Et d’une façon générale la complexité du monde, sur laquelle se cassent souvent les dents la sincérité, l’innocence et le messianisme américains. En revanche, les institutions multilatérales en elles-mêmes ne peuvent pas les limiter car ils peuvent aisément, on l’a vu, les contourner. Il est plus intelligent, de leur point de vue, de les utiliser en les instrumentalisant, et c’est sans doute ce qu’ils feront plus souvent dans les prochaines années.

Ces limites peuvent brider l’expression de la puissance américaine et contenir son unilatéralisme. Il y a une autre limite qui est celle de l’opportunité politique. C’est elle qui a amené la seconde administration Bush, sans en rabattre sur ses ambitions messianiques au contraire, on le voit depuis janvier 2005, à adoucir son ton et à améliorer ses manières diplomatiques avec ses partenaires. Après tout, ayant rompu, dès son arrivée au pouvoir avant même le 11 septembre 2001 et évidemment depuis, avec les idées et les mots clé dominants du (relatif) multilatéralisme roosevelto-clintonien, elle n’a pas besoin de recommencer en 2005. Elle peut se permettre des concessions de forme. Toujours hostile au moindre partage de la décision, elle ne l’est pas plus que ses devancières au partage du fardeau. Et la meilleure, et la plus facile, façon de l’obtenir est de changer de ton avec les Alliés. Après tout la plupart d’entre eux, surtout en Europe, ne demandent guère plus que d’être traités poliment! Ainsi, malgré l’objectif réaffiché de croisade mondiale pour la liberté, -aussi séduisant qu’inquiétant- ce retour des Américains au b-a-ba de la politesse diplomatique peut rendre les Européens plus accueillants aux demandes américaines, quoiqu’ils doivent tenir compte de la phobie de leurs opinions envers tout recours à la force. Cette inflexion ne devrait pas modifier à terme prévisible les rapports de force dans le monde. Car de la part des Etats-Unis c’est plus un changement tactique de style, que de fond. «Les Américains m’ont choisi», a déclaré George W. Bush au Washington Post le 16 janvier. Ils ont tranché. George W. Bush n’a donc pas à révolutionner sa politique. Mais rien ne l’empêche de la mener plus intelligemment, que durant son premier mandat.

Aucune puissance n’a à la fois les moyens et la volonté de se poser en rivale globale des Etats-Unis. Au contraire, c’est du dialogue avec les Etats-Unis même tendu que plusieurs d’entre elles attendent l’obtention d’une sorte de statut ou de label de partenaire stratégique. C’est le syndrome de la roue de bicyclette: chaque pays, tel un rayon, gère d’abord sa relation avec le «centre-moyeu», les Etats-Unis. Même la Chine ou la Russie sont dans ce cas. Les Européens ont bien sur le papier, ou dans les agrégats statistiques, le nombre, l’espace, les ressources, les moyens d’être une puissance et d’avoir leur politique. Mais pas la volonté partagée ni un véritable accord entre eux sur cet objectif. Réussiront-ils à surmonter leur fatigue historique et leur répugnance moderne devant la puissance? De leur côté, les Français ont longtemps cru que le slogan d’Europe puissance suffirait à entraîner automatiquement leurs partenaires. Ce n’est pas le cas, et si le vague désir existe de voir l ‘Europe s’affirmer dans le monde, et parler d’une seule voix, l’hésitation à franchir le pas demeure par atlantisme, pacifisme ou hédonisme, quel que soit le cadre du traité dans lequel les Européens agissent. C’est une des principales inconnues des prochaines années et un des points où l’équilibre du monde pourrait bouger, si les Européens le voulaient.

Pendant longtemps encore il ne pourra donc y avoir pour les Européens de stratégie de puissance sans un certain degré de coopération ou d’alliance avec les Etats-Unis tant que, en tout cas, les Etats-Unis conserveront de tels relais d’influence au sein des Vingt cinq. Pour avancer, il faudrait que les Américains trouvent intérêt à maîtriser leur puissance et que les Européens surmontant leurs différences et leurs divergences, se décident à assumer la leur, politiquement et militairement. Ce que les textes institutionnels, Traités ou «Constitutions» ne produiront pas automatiquement si il n’y a pas parallèlement en Europe un travail politique sur les opinions rétives et, grâce à cela, une évolution des mentalités. Alors pourrait s’établir un partenariat qui amènera les Américains à compléter leur unilatéralisme structurel, de puissance comme de précaution, par d’autres types d’attitude. C’est en ayant ces données à l’esprit qu’il faut travailler à un concept d’Europe «puissance tranquille» qui réconcilie gouvernements et peuples d’Europe. La tâche est conséquente! A l’évidence le monde de demain ne sera pas le même selon que ce pôle européen sera constitué et affirmé ou non, et pèsera ou non, comme cela serait souhaitable, au sein du monde multipolaire déséquilibré et instable en formation. Les années suivant la fin de l’actuelle période des ratifications seront décisives.

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01/06/2005