L’EUROPE FACE AU RISQUE DE CONFLIT DES CIVILISATIONS

(Préambule prononcé en allemand)
Monsieur le Professeur Pernice, Mesdames et Messieurs les professeurs et les étudiants, Je tiens à vous dire combien je suis honoré d’avoir l’occasion de m’exprimer, ici à Berlin, dans le cadre prestigieux de l’Université Humboldt.. Pendant les quatorze années pendant lesquelles j’ai travaillé aux côtés de François Mitterrand à l’Elysée, et pendant mes cinq années à la tête de la diplomatie française, j’ai toujours considéré comme primordial le travail diplomatique avec l’Allemagne, mais aussi les échanges intellectuels avec les Allemands. C’est toujours le cas aujourd’hui. Je vais vous parler de l’Europe face au risque du choc des civilisations. Mais je ne peux pas plus longtemps faire comme si je savais l’allemand, donc permettez moi de poursuivre en français.
*

Mesdames et Messieurs,

Je suis honoré et heureux de cette occasion de m’adresser à des étudiants de l’Université Humboldt.
Ce sujet que vous m’avez demandé de traiter: l’éventuel conflit des civilisations, est très controversé, car il est complexe et sensible. Je vais donc essayer de le décomposer en sept questions successives et proposerai en conclusion quelques pistes d’action. Naturellement, je parle ici à titre purement personnel.

[s]1- MA PREMIERE QUESTION QUI COMMANDE TOUTE LA SUITE SERA: Y-A-T- IL UNE OU DES CIVILISATIONS? [/s]

Les Occidentaux, et d’autres, voudraient croire qu’il n’y a plus sur notre planète qu’une seule civilisation: celle des droits de l’homme, de la démocratie et de l’économie de marché, même s’ils admettent qu’il y a plusieurs cultures.

A l’appui de cette thèse, je citerai:

– la Charte de l’ONU, signée en 1945 à San Francisco.

-bien sûr, la Déclaration universelle des droits de l’homme signée en 1948
– Les effets apparemment niveleurs de la mondialisation économique, juridique et culturelle, et des modes de vie.

Cette croyance est devenue encore plus forte depuis la fin de l’URSS en 1989/1991.

C’est alors que Francis Fukuyama a parlé de «fin de l’histoire» après cette victoire par KO des occidentaux. Tous les autres allaient devoir s’aligner sur leurs conceptions. Et donc, il n’y aurait plus d’occasion de conflits.

Mais démentent cette espérance:
– La réplique d’Huntington à Fukuyama même si on peut contester sa liste des civilisations.
– Plusieurs graves évènements mondiaux depuis 89/91,
– Les conceptions restées évidemment divergentes voire contradictoires des Occidentaux, des Chinois, des Arabes, des Africains, des Russes, etc. sur la vie sociale, familiale, les rapports homme-femme, la place de la religion, la liberté d’expression, la peine de mort, les relations internationales, le rapport à la force etc,
– Les difficultés de l’Occident à imposer ses normes autres qu’économiques via le système multilatéral,

– l’échec du sommet de l’ONU à Durban contre le racisme, sujet pourtant en principe unanime!

J’observe que même Kofi Annan souhaite une «alliance des civilisations» et a créé un groupe de réflexion portant ce nom. C’est donc bien qu’il y en a plusieurs.

C’est une évidence, iI y a encore plusieurs civilisations.

[s]2- DEUXIEME QUESTION: Y-A-T-IL ENTRE CES CIVILISATIONS INCOMPREHENSION ET RISQUE D’ANTAGONISME? [/s]

Ma réponse: oui, bien sûr, même si beaucoup d’entre nous croient dejà vivre sous une «Communauté» internationale, les méfiances, préjugés, malentendus, peurs des uns envers les autres restent très forts.

– que l’on pense à l’inquiétude des Occidentaux envers les Arabes, de l’Islam en général, de la Chine, des migrations internationales, etc.

– à la rancune et à la volonté de revanche d’une partie de l’opinion Arabe, Russe ou chinoise envers l’Occident, et les anciens colonisateurs.

– A la crainte des Russes envers la Chine.

– A la volonté chinoise de faire oublier les deux siècles écoulés et de restaurer sa puissance.

Cette dernière question est importante. Mais, il est clair que c’est entre l’Islam et l’Occident qu’il y a le plus de malentendus historiques et de tensions actuelles. En fait, cela n’a jamais cessé depuis les débuts de l’Islam (croisades, piraterie, Turcs en Europe, colonisation, nationalisme, décolonisation, conflit du Proche Orient, islamisme, terrorisme, guerre en Irak).

Il ne faut pas regarder seulement les intellectuels, les diplomates et les professionnels du dialogue interculturel, mais les grandes opinions, leurs peurs et leurs obsessions.

[s]3- CELA M’AMENE DONC NATURELLEMENT A MA TROISIEME QUESTION: Y- À- T- IL RISQUE DE CHOC? [/s]

On pourrait plaider que les diverses civilisations historiques se sont toujours fréquentées, échangées idées et marchandises et influencées sans forcément s’affronter. Pourtant, je réponds: oui, hélas il y a un risque, et avant tout celui d’un choc entre Islam et Occident, malgré d’incessants efforts politiques, religieux, intellectuels et culturels de dialogue. Bien sûr, on peut contester les termes «Occident» et «Islam» comme trop schématiques et nuancer mais cela fait perdre de vue l’essentiel.

– Il est évident que l’Occident pense plus que jamais que sa mission est d’imposer le respect des Droits de l’Homme ce qui l’amène à une attitude offensive envers l’Islam. (la divergence USA / Europe sur les moyens) Il veut par ailleurs protéger ses approvisionnements vitaux en pétrole et garantir la sécurité d’Israël
A quoi s’ajoutent la brutalité de la politique américaine actuelle et la volonté maintenant explicite de certains groupes militants laïques , féministes, droits de l’hommistes et autres d’en découdre avec l’Islam. Enfin, l’idée à la mode dans certains milieux américains de substituer à l’ONU, impuissante, une plus militante «communauté des démocraties».

– L’islam est saisi par une fièvre de revanche et d’affirmation après l’échec des nationalismes. Il y a depuis les années 70 une nouvelle vague islamiste (il y a l’Iran et par ailleurs le wahhabisme). La rancœur et les ressentiments anti Occidentaux y sont de plus en plus forts, et ont été attisés récemment par la politique de l’administration Bush.
Il existe dans l’Islam des minorités qui recherchent une confrontation avec l’Occident, et pas seulement les terroristes.

A quoi s’ajoutent des occasions multiples d’accrochages et d’affrontements et par exemple:
– Tout ce qui concerne le Proche Orient du fait du soutien presque systématique de l’Occident à Israël, et même pendant longtemps au Likoud; l’indifférence cynique ou la cruauté froide envers les Palestiniens. Les médias arabes et musulmans, Al Djazira et autres donnent un immense retentissement à ce conflit.
– Les conditions posées par l’occident dans d’innombrables négociations.

– Les campagnes de presse occidentale qui font éclater la contradiction entre liberté de la presse et interdits religieux, exploitée par les intégristes.

– Tel ou tel problème touchant à la situation des musulmans en Europe.

– Bien sûr aussi, la guerre en Irak.

– Les bruits de guerre concernant l’Iran.

– Les projets américains de «diplomatie transformationnelle», c’est-à-dire de démocratisation du monde arabe (surtout si on punit ensuite les peuples qui ont voté librement et démocratiquement comme les Palestiniens avec le Hamas!).
Sans oublier:
– La Tchétchénie qui oppose musulmans et russes, le Cashemire qui oppose musulmans et Indous, le Sin Kiang qui oppose musulmans et chinois.

Même si ce contexte de méfiance mutuelle générale et d’ignorance s’apparente plus à un choc d’incultures qu’à un choc de cultures, et cela revient au même, le risque est réel et accru par l’action de petits groupes déterminés et provocateurs, et les maladresses de tel ou tel pays.

[s]4- CE RISQUE, FAUT-IL LE NIER?[/s]

C’est une tentation répandue: depuis qu’elle a été formulée, la théorie de Samuel Hungtinton (en fait de Bernard Lewis) est vigoureusement niée et combattue. Pourquoi?

– Elle choque les croyances universalistes et les nouveaux tabous des Européens post-modernes et d’un certain nombre de gens dans le monde.
– Elle inquiète les musulmans modernistes par ses conclusions (non pas risque de choc mais inéluctabilité du choc) qui craignent de faire les frais de ce scenario.
– Elle fait peur: Et si c’était vrai? La tendance à nier ce risque est devenue forte.

Je pense au contraire qu’il ne faut pas le nier et que la politique de l’autruche est dangereuse. Le risque est réel et cela va durer longtemps. Les intégristes ne vont pas islamiser l’Occident. L’Islam ne va pas vite se démocratiser; nous n’allons pas le démocratiser; encore moins l’occidentaliser par un coup de baguette magique.
De même, les missionnaires n’ont pas réussi à christianiser le monde arabe ou la Chine. La négation du risque est démobilisatrice.

C’est pour mieux le prévenir qu’il faut accepter l’idée qu’il y a un risque de choc.

[s]5- L’EVIDENCE DU RISQUE ETANT ADMISE, PEUT-ON LE PREVENIR? [/s]

1-Il faut le prévenir, même ceux qui nient le risque, par exemple au sein de l’ONU, par conformisme multilatéraliste,veulent lutter d’urgence contre l’ignorance mutuelle (éducation, médias, échanges, enseigner la tolérance, dialogue etc) génératrice de tensions et de haines. Bien sûr, il faut le faire, mais ce sera très long et les résultats sont incertains.

2- Il faudrait éviter les maladresses et les provocations occidentales. Faire preuve de lucidité, de clairvoyance, d’esprit de responsabilité.

– La liberté d’expression est sacrée pour nous, mais les caricatures font elles progresser les sociétés arabes?
– Compte-tenu de la politique américaine, surtout celle de cette administration au Proche Orient, en Irak et en Iran, surtout avec cette administration. Est-ce raisonnable de s’en remettre à eux?

3- Cela serait encore mieux de régler quelques problèmes de fond, dans une perspective de coexistence durable.

– Au Proche Orient d’obtenir enfin la création d’un Etat palestinien (cela ne règlerait pas tout, mais rien n’est améliorable sans cela)
– De contribuer à une solution raisonnable en Irak combinée avec le maintien (ils ne peuvent pas partir) d’un nombre réduit de soldats américains.
– D’éviter la guerre en Iran? (C’est possible).
– De donner une place aux Arabes au Conseil de Sécurité de l’ONU dans le cadre de son élargissement.
– De penser à ce qui peut être fait sur les autres points périphériques de conflit: Tchéchenie, Cashmire, Xingiang, Philippines.

[s]6- J’EN VIENS MAINTENANT A L’EUROPE: EST-ELLE VULNERABLE A CET EVENTUEL CHOC? [/s]

Oui, elle l’est.

– Elle est perçue comme une partie de l’Occident par les musulmans qui espéraient lui voir jouer un rôle propre au Moyen Orient et sont déçus.

– Elle suit presque toujours les USA sur le Proche Orient (Pas sur l’Irak mais cela a été une exception).

– Elle est libérale, assez accueillante, peu exigeante. Il y a beaucoup de musulmans sur son sol.

– En plus, elle ne fait pas peur, n’est pas une puissance.

L’Europe n’est pas protégée par son humanisme et ses bons sentiments. Elle est vulnérable. Elle n’a donc pas intérêt à rester passive. Plus encore que les Etats-Unis, elle a intérêt à agir pour empêcher ce «choc».

*

[s]7- L’EUROPE A INTERET A AGIR MAIS QUE DEVRAIT-ELLE FAIRE? [/s]

– Elle devrait essayer d’influencer les Etats-Unis, ainsi que les Arabes et les musulmans, pour prévenir les provocations, les politiques maladroites ou agressives.

Dans les deux cas, cela suppose que les Européens soient unis et homogènes dans leurs démarches.

– Elle doit aussi agir chez elle en Europe pour résoudre le problème de la cohabitation entre les divers groupes et à l’extérieur, pour résoudre les problèmes en suspens.

[s]8- APRES CES SEPT QUESTIONS, DEMANDONS NOUS MAINTENANT PLUS CONCRETEMENT: QUE POURRAIT FAIRE L’EUROPE? [/s]

-Concernant Israël et la Palestine: l’opinion israélienne est lassée du «rêve» du Likoud de «grand Israël», elle l’a montrée aux dernières élections. C’est un tournant décisif. L’Europe devrait encourager les nouveaux retraits unilatéraux par Israël, ne pas les condamner au prétexte qu’ils sont unilatéraux et préparer le terrain à de futures nouvelles négociations que l’opinion israélienne elle-même souhaitera tôt ou tard.
Il faut corriger la réaction occidentale à la victoire du Hamas, faute morale et politique qui discrédite l’appel occidental à la démocratisation. Il ne faut rien faire qui aggrave la situation des Palestiniens. Le mécanisme international d’aide aux Palestiniens serait la moindre des choses.
Et même, il faut parler avec le Hamas, de façon exigeante pour le faire évoluer (On parle bien à l’Iran!) Le boycott est une erreur.

– Irak: L’aveuglement et l’obstination américains après la guerre ont été tragiques. Il faut soutenir le gouvernement central et un système fédéral, avec réduction de la présence américaine, mais sans espérer un retrait. A ce stade il n’y a guère d’autre choix.

– Iran: Nous devrions appeler les USA à renoncer à renverser le régime, à ouvrir un dialogue direct avec l’Iran, seul ou dans le cadre du Conseil de Sécurité, et à bien réfléchir, avant de brandir des menaces difficiles à concrétiser sans risques extrêmes et qui seraient de leur seul fait. Il y a encore matière à négociation.

– Transformation démocratique du monde arabe: L’Irak l’a démontré, même aux plus
aveuglés. Il faudrait le penser, le dire et le faire autrement.
Cela ne peut pas être imposé de l’extérieur, surtout par l’Occident. Il faut sans doute aider plus les musulmans réformateurs et modernisateurs mais en mettant au point avec eux ce qui peut être fait ou dit, sans que cela soit contreproductif.

Proposer une alternative euro-arabe aboutissant à un engagement contractuel durable pour le changement, en liaison aussi avec les américains.

– Turquie: L’Union doit tenir les engagements pris, c’est-à-dire négocier tout en sachant que la ratification sera peut-être impossible à dire aujourd’hui. Valoriser d’ici là le plus possible les formules autres que l’adhésion.

– Liens avec le Maghreb: Après l’échec de Barcelone, il faut Reconcevoir et reproposer
avec ces pays le partenariat, qu’une union au Maghreb
faciliterait.

– Immigration: Pas d’autre choix, qu’une maîtrise, coordonnée entre Européens et concertée avec les pays d’émigration, des flux migratoires sur la base de principes homogènes.

– Revendication des minorités musulmanes en Europe: Accepter ce qui ne contrevient pas aux règles et aux lois européennes. Être clair dès le début.

– Dialogue des cultures ou des religions? Oui, mais en évitant le pseudo unanimisme. Il est inutile si on fait semblant de partager au départ les mêmes valeurs. C’est parce que ce n’est pas encore le cas que le dialogue est nécessaire.

Au total, il y a 3 solutions

1- Nier le problème. Poursuivre les références incantatoires aux valeurs universelles et espérer que cela suffira…

2- Assumer le conflit des civilisations et essayer d’imposer nos conceptions à tous les récalcitrants. Qui gagnera?

3- Ou alors, de préférence, prévenir ce choc, le désamorcer, le dépasser petit à petit, par une combinaison intelligente d’attitudes fermes et souples à la fois, une ligne générale et du sur mesure en même temps. Fragmenter la vague islamiste pour la casser. Guérir l’Occident de son hubris. S’attendre à ce que cela prenne vingt ans.

L’EUROPE FACE AU RISQUE DE CONFLIT DES CIVILISATIONS

Hubert Vedrine

L’EUROPE FACE AU RISQUE DE CONFLIT DES CIVILISATIONS

(Préambule prononcé en allemand)
Monsieur le Professeur Pernice, Mesdames et Messieurs les professeurs et les étudiants, Je tiens à vous dire combien je suis honoré d’avoir l’occasion de m’exprimer, ici à Berlin, dans le cadre prestigieux de l’Université Humboldt.. Pendant les quatorze années pendant lesquelles j’ai travaillé aux côtés de François Mitterrand à l’Elysée, et pendant mes cinq années à la tête de la diplomatie française, j’ai toujours considéré comme primordial le travail diplomatique avec l’Allemagne, mais aussi les échanges intellectuels avec les Allemands. C’est toujours le cas aujourd’hui. Je vais vous parler de l’Europe face au risque du choc des civilisations. Mais je ne peux pas plus longtemps faire comme si je savais l’allemand, donc permettez moi de poursuivre en français.
*

Mesdames et Messieurs,

Je suis honoré et heureux de cette occasion de m’adresser à des étudiants de l’Université Humboldt.
Ce sujet que vous m’avez demandé de traiter: l’éventuel conflit des civilisations, est très controversé, car il est complexe et sensible. Je vais donc essayer de le décomposer en sept questions successives et proposerai en conclusion quelques pistes d’action. Naturellement, je parle ici à titre purement personnel.

[s]1- MA PREMIERE QUESTION QUI COMMANDE TOUTE LA SUITE SERA: Y-A-T- IL UNE OU DES CIVILISATIONS? [/s]

Les Occidentaux, et d’autres, voudraient croire qu’il n’y a plus sur notre planète qu’une seule civilisation: celle des droits de l’homme, de la démocratie et de l’économie de marché, même s’ils admettent qu’il y a plusieurs cultures.

A l’appui de cette thèse, je citerai:

– la Charte de l’ONU, signée en 1945 à San Francisco.

-bien sûr, la Déclaration universelle des droits de l’homme signée en 1948
– Les effets apparemment niveleurs de la mondialisation économique, juridique et culturelle, et des modes de vie.

Cette croyance est devenue encore plus forte depuis la fin de l’URSS en 1989/1991.

C’est alors que Francis Fukuyama a parlé de «fin de l’histoire» après cette victoire par KO des occidentaux. Tous les autres allaient devoir s’aligner sur leurs conceptions. Et donc, il n’y aurait plus d’occasion de conflits.

Mais démentent cette espérance:
– La réplique d’Huntington à Fukuyama même si on peut contester sa liste des civilisations.
– Plusieurs graves évènements mondiaux depuis 89/91,
– Les conceptions restées évidemment divergentes voire contradictoires des Occidentaux, des Chinois, des Arabes, des Africains, des Russes, etc. sur la vie sociale, familiale, les rapports homme-femme, la place de la religion, la liberté d’expression, la peine de mort, les relations internationales, le rapport à la force etc,
– Les difficultés de l’Occident à imposer ses normes autres qu’économiques via le système multilatéral,

– l’échec du sommet de l’ONU à Durban contre le racisme, sujet pourtant en principe unanime!

J’observe que même Kofi Annan souhaite une «alliance des civilisations» et a créé un groupe de réflexion portant ce nom. C’est donc bien qu’il y en a plusieurs.

C’est une évidence, iI y a encore plusieurs civilisations.

[s]2- DEUXIEME QUESTION: Y-A-T-IL ENTRE CES CIVILISATIONS INCOMPREHENSION ET RISQUE D’ANTAGONISME? [/s]

Ma réponse: oui, bien sûr, même si beaucoup d’entre nous croient dejà vivre sous une «Communauté» internationale, les méfiances, préjugés, malentendus, peurs des uns envers les autres restent très forts.

– que l’on pense à l’inquiétude des Occidentaux envers les Arabes, de l’Islam en général, de la Chine, des migrations internationales, etc.

– à la rancune et à la volonté de revanche d’une partie de l’opinion Arabe, Russe ou chinoise envers l’Occident, et les anciens colonisateurs.

– A la crainte des Russes envers la Chine.

– A la volonté chinoise de faire oublier les deux siècles écoulés et de restaurer sa puissance.

Cette dernière question est importante. Mais, il est clair que c’est entre l’Islam et l’Occident qu’il y a le plus de malentendus historiques et de tensions actuelles. En fait, cela n’a jamais cessé depuis les débuts de l’Islam (croisades, piraterie, Turcs en Europe, colonisation, nationalisme, décolonisation, conflit du Proche Orient, islamisme, terrorisme, guerre en Irak).

Il ne faut pas regarder seulement les intellectuels, les diplomates et les professionnels du dialogue interculturel, mais les grandes opinions, leurs peurs et leurs obsessions.

[s]3- CELA M’AMENE DONC NATURELLEMENT A MA TROISIEME QUESTION: Y- À- T- IL RISQUE DE CHOC? [/s]

On pourrait plaider que les diverses civilisations historiques se sont toujours fréquentées, échangées idées et marchandises et influencées sans forcément s’affronter. Pourtant, je réponds: oui, hélas il y a un risque, et avant tout celui d’un choc entre Islam et Occident, malgré d’incessants efforts politiques, religieux, intellectuels et culturels de dialogue. Bien sûr, on peut contester les termes «Occident» et «Islam» comme trop schématiques et nuancer mais cela fait perdre de vue l’essentiel.

– Il est évident que l’Occident pense plus que jamais que sa mission est d’imposer le respect des Droits de l’Homme ce qui l’amène à une attitude offensive envers l’Islam. (la divergence USA / Europe sur les moyens) Il veut par ailleurs protéger ses approvisionnements vitaux en pétrole et garantir la sécurité d’Israël
A quoi s’ajoutent la brutalité de la politique américaine actuelle et la volonté maintenant explicite de certains groupes militants laïques , féministes, droits de l’hommistes et autres d’en découdre avec l’Islam. Enfin, l’idée à la mode dans certains milieux américains de substituer à l’ONU, impuissante, une plus militante «communauté des démocraties».

– L’islam est saisi par une fièvre de revanche et d’affirmation après l’échec des nationalismes. Il y a depuis les années 70 une nouvelle vague islamiste (il y a l’Iran et par ailleurs le wahhabisme). La rancœur et les ressentiments anti Occidentaux y sont de plus en plus forts, et ont été attisés récemment par la politique de l’administration Bush.
Il existe dans l’Islam des minorités qui recherchent une confrontation avec l’Occident, et pas seulement les terroristes.

A quoi s’ajoutent des occasions multiples d’accrochages et d’affrontements et par exemple:
– Tout ce qui concerne le Proche Orient du fait du soutien presque systématique de l’Occident à Israël, et même pendant longtemps au Likoud; l’indifférence cynique ou la cruauté froide envers les Palestiniens. Les médias arabes et musulmans, Al Djazira et autres donnent un immense retentissement à ce conflit.
– Les conditions posées par l’occident dans d’innombrables négociations.

– Les campagnes de presse occidentale qui font éclater la contradiction entre liberté de la presse et interdits religieux, exploitée par les intégristes.

– Tel ou tel problème touchant à la situation des musulmans en Europe.

– Bien sûr aussi, la guerre en Irak.

– Les bruits de guerre concernant l’Iran.

– Les projets américains de «diplomatie transformationnelle», c’est-à-dire de démocratisation du monde arabe (surtout si on punit ensuite les peuples qui ont voté librement et démocratiquement comme les Palestiniens avec le Hamas!).
Sans oublier:
– La Tchétchénie qui oppose musulmans et russes, le Cashemire qui oppose musulmans et Indous, le Sin Kiang qui oppose musulmans et chinois.

Même si ce contexte de méfiance mutuelle générale et d’ignorance s’apparente plus à un choc d’incultures qu’à un choc de cultures, et cela revient au même, le risque est réel et accru par l’action de petits groupes déterminés et provocateurs, et les maladresses de tel ou tel pays.

[s]4- CE RISQUE, FAUT-IL LE NIER?[/s]

C’est une tentation répandue: depuis qu’elle a été formulée, la théorie de Samuel Hungtinton (en fait de Bernard Lewis) est vigoureusement niée et combattue. Pourquoi?

– Elle choque les croyances universalistes et les nouveaux tabous des Européens post-modernes et d’un certain nombre de gens dans le monde.
– Elle inquiète les musulmans modernistes par ses conclusions (non pas risque de choc mais inéluctabilité du choc) qui craignent de faire les frais de ce scenario.
– Elle fait peur: Et si c’était vrai? La tendance à nier ce risque est devenue forte.

Je pense au contraire qu’il ne faut pas le nier et que la politique de l’autruche est dangereuse. Le risque est réel et cela va durer longtemps. Les intégristes ne vont pas islamiser l’Occident. L’Islam ne va pas vite se démocratiser; nous n’allons pas le démocratiser; encore moins l’occidentaliser par un coup de baguette magique.
De même, les missionnaires n’ont pas réussi à christianiser le monde arabe ou la Chine. La négation du risque est démobilisatrice.

C’est pour mieux le prévenir qu’il faut accepter l’idée qu’il y a un risque de choc.

[s]5- L’EVIDENCE DU RISQUE ETANT ADMISE, PEUT-ON LE PREVENIR? [/s]

1-Il faut le prévenir, même ceux qui nient le risque, par exemple au sein de l’ONU, par conformisme multilatéraliste,veulent lutter d’urgence contre l’ignorance mutuelle (éducation, médias, échanges, enseigner la tolérance, dialogue etc) génératrice de tensions et de haines. Bien sûr, il faut le faire, mais ce sera très long et les résultats sont incertains.

2- Il faudrait éviter les maladresses et les provocations occidentales. Faire preuve de lucidité, de clairvoyance, d’esprit de responsabilité.

– La liberté d’expression est sacrée pour nous, mais les caricatures font elles progresser les sociétés arabes?
– Compte-tenu de la politique américaine, surtout celle de cette administration au Proche Orient, en Irak et en Iran, surtout avec cette administration. Est-ce raisonnable de s’en remettre à eux?

3- Cela serait encore mieux de régler quelques problèmes de fond, dans une perspective de coexistence durable.

– Au Proche Orient d’obtenir enfin la création d’un Etat palestinien (cela ne règlerait pas tout, mais rien n’est améliorable sans cela)
– De contribuer à une solution raisonnable en Irak combinée avec le maintien (ils ne peuvent pas partir) d’un nombre réduit de soldats américains.
– D’éviter la guerre en Iran? (C’est possible).
– De donner une place aux Arabes au Conseil de Sécurité de l’ONU dans le cadre de son élargissement.
– De penser à ce qui peut être fait sur les autres points périphériques de conflit: Tchéchenie, Cashmire, Xingiang, Philippines.

[s]6- J’EN VIENS MAINTENANT A L’EUROPE: EST-ELLE VULNERABLE A CET EVENTUEL CHOC? [/s]

Oui, elle l’est.

– Elle est perçue comme une partie de l’Occident par les musulmans qui espéraient lui voir jouer un rôle propre au Moyen Orient et sont déçus.

– Elle suit presque toujours les USA sur le Proche Orient (Pas sur l’Irak mais cela a été une exception).

– Elle est libérale, assez accueillante, peu exigeante. Il y a beaucoup de musulmans sur son sol.

– En plus, elle ne fait pas peur, n’est pas une puissance.

L’Europe n’est pas protégée par son humanisme et ses bons sentiments. Elle est vulnérable. Elle n’a donc pas intérêt à rester passive. Plus encore que les Etats-Unis, elle a intérêt à agir pour empêcher ce «choc».

*

[s]7- L’EUROPE A INTERET A AGIR MAIS QUE DEVRAIT-ELLE FAIRE? [/s]

– Elle devrait essayer d’influencer les Etats-Unis, ainsi que les Arabes et les musulmans, pour prévenir les provocations, les politiques maladroites ou agressives.

Dans les deux cas, cela suppose que les Européens soient unis et homogènes dans leurs démarches.

– Elle doit aussi agir chez elle en Europe pour résoudre le problème de la cohabitation entre les divers groupes et à l’extérieur, pour résoudre les problèmes en suspens.

[s]8- APRES CES SEPT QUESTIONS, DEMANDONS NOUS MAINTENANT PLUS CONCRETEMENT: QUE POURRAIT FAIRE L’EUROPE? [/s]

-Concernant Israël et la Palestine: l’opinion israélienne est lassée du «rêve» du Likoud de «grand Israël», elle l’a montrée aux dernières élections. C’est un tournant décisif. L’Europe devrait encourager les nouveaux retraits unilatéraux par Israël, ne pas les condamner au prétexte qu’ils sont unilatéraux et préparer le terrain à de futures nouvelles négociations que l’opinion israélienne elle-même souhaitera tôt ou tard.
Il faut corriger la réaction occidentale à la victoire du Hamas, faute morale et politique qui discrédite l’appel occidental à la démocratisation. Il ne faut rien faire qui aggrave la situation des Palestiniens. Le mécanisme international d’aide aux Palestiniens serait la moindre des choses.
Et même, il faut parler avec le Hamas, de façon exigeante pour le faire évoluer (On parle bien à l’Iran!) Le boycott est une erreur.

– Irak: L’aveuglement et l’obstination américains après la guerre ont été tragiques. Il faut soutenir le gouvernement central et un système fédéral, avec réduction de la présence américaine, mais sans espérer un retrait. A ce stade il n’y a guère d’autre choix.

– Iran: Nous devrions appeler les USA à renoncer à renverser le régime, à ouvrir un dialogue direct avec l’Iran, seul ou dans le cadre du Conseil de Sécurité, et à bien réfléchir, avant de brandir des menaces difficiles à concrétiser sans risques extrêmes et qui seraient de leur seul fait. Il y a encore matière à négociation.

– Transformation démocratique du monde arabe: L’Irak l’a démontré, même aux plus
aveuglés. Il faudrait le penser, le dire et le faire autrement.
Cela ne peut pas être imposé de l’extérieur, surtout par l’Occident. Il faut sans doute aider plus les musulmans réformateurs et modernisateurs mais en mettant au point avec eux ce qui peut être fait ou dit, sans que cela soit contreproductif.

Proposer une alternative euro-arabe aboutissant à un engagement contractuel durable pour le changement, en liaison aussi avec les américains.

– Turquie: L’Union doit tenir les engagements pris, c’est-à-dire négocier tout en sachant que la ratification sera peut-être impossible à dire aujourd’hui. Valoriser d’ici là le plus possible les formules autres que l’adhésion.

– Liens avec le Maghreb: Après l’échec de Barcelone, il faut Reconcevoir et reproposer
avec ces pays le partenariat, qu’une union au Maghreb
faciliterait.

– Immigration: Pas d’autre choix, qu’une maîtrise, coordonnée entre Européens et concertée avec les pays d’émigration, des flux migratoires sur la base de principes homogènes.

– Revendication des minorités musulmanes en Europe: Accepter ce qui ne contrevient pas aux règles et aux lois européennes. Être clair dès le début.

– Dialogue des cultures ou des religions? Oui, mais en évitant le pseudo unanimisme. Il est inutile si on fait semblant de partager au départ les mêmes valeurs. C’est parce que ce n’est pas encore le cas que le dialogue est nécessaire.

Au total, il y a 3 solutions

1- Nier le problème. Poursuivre les références incantatoires aux valeurs universelles et espérer que cela suffira…

2- Assumer le conflit des civilisations et essayer d’imposer nos conceptions à tous les récalcitrants. Qui gagnera?

3- Ou alors, de préférence, prévenir ce choc, le désamorcer, le dépasser petit à petit, par une combinaison intelligente d’attitudes fermes et souples à la fois, une ligne générale et du sur mesure en même temps. Fragmenter la vague islamiste pour la casser. Guérir l’Occident de son hubris. S’attendre à ce que cela prenne vingt ans.

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30/05/2006