L’Europe après le non irlandais

Le droit international est formel: un traité européen, qui est un traité international, ne peut être ratifié qu’à l’unanimité des Etats membres, sauf si tous les Etats membres ont décidé antérieurement, à l’unanimité, que ce traité pourrait être ratifié à la majorité, ce qui n’est pas le cas pour le traité de Lisbonne pas plus que pour les traités européens antérieurs. Toutes les lamentations ne changeront rien à cette réalité. Inutile donc de déplorer que 4 millions d’Irlandais – 800 000 électeurs – puissent «bloquer» 450 millions d’européens. Tout le monde sait que s’il y avait eu des référendums partout, le non l’aurait emporté dans plusieurs pays. Le désaccord entre les élites et la population est désormais flagrant. Cet épisode est le énième soubresaut, après ceux de 2005, de la fuite en avant intégrationniste et européiste d’après Nice. La poursuite de la ratification par les huit autres est bien sûr possible mais ne change pas cette réalité. Une renégociation à vingt-sept est inenvisageable, et aboutirait de toute façon aux mêmes résultats. La renégociation d’un traité de Lisbonne à vingt-six apparaîtrait comme une manipulation de la démocratie alors que la démocratie représentative est déjà furieusement attaquée. Elle n’aura pas lieu. Les élites européennes ne peuvent pas prêcher l’état de droit dans le monde et s’en affranchir chez eux. Le «noyau dur» sera à nouveau évoqué ici et là mais ne se concrétisera pas. Quels pays en feraient parti? Pour faire quoi? En passant outre comment aux oppositions des exclus de ce noyau dur? En faisant ratifier comment cette création? Cela ne se fera pas. Seule hypothèse: des améliorations limitées, point par point et sans emphase, des traités existants, par exemple, sur la présidence durable, à condition qu’elles soient ratifiables partout par la voie parlementaire. Seule solution, donc: que les Irlandais revotent un jour, si leurs dirigeants et les autres dirigeants européens estiment possible de prendre ce risque. Dans ce cas là, et si les Irlandais votent oui, l’Union passera, avec retard, du traité de Nice à celui de Lisbonne. Sinon elle continuera à fonctionner dans le cadre de Nice.

Il est temps d’admettre que l’intégration politique globale (au sens fédéraliste) de l’Union à vingt-sept n’ira pas plus loin que Nice (ou Lisbonne si les Irlandais revotent, et votent oui). Et pourtant, l’Union a besoin d’agir et de lancer de nouvelles politiques. Comment? Il faudra distinguer clairement intégration (les peuples se fondent et s’en remettent à l’Europe) et construction (les peuples mettent en commun leur volonté d’agir ensemble). L’intégration a été longtemps présentée comme la seule voie légitime mais ce n’est plus une voie d’avenir: dès que les peuples en ont l’occasion, ils votent contre. En revanche, il n’y a pas d’opposition aux politiques communes et aux projets. Est-ce tragique? Depuis une dizaine d’années on a exagéré le rôle et la portée des traités et des institutions, comme si tout en dépendait de façon magique. On a crée des attentes énormes qui se sont muées en inquiétude. Le paroxysme a été atteint avec la «Constitution». Il faut changer de méthode. La non ratification, à ce stade, de Lisbonne, est regrettable. Mais elle ne doit pas être une excuse pour ne plus rien faire, au contraire. Après tout, quel traité était en vigueur quand a été conçu le traité de Rome? Aucun. Et est-ce grâce à des traités que Valery Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, François Mitterrand, Jacques Delors et Helmut Kohl ont fait ce qu’ils ont fait? Non, par volonté politique, la présidence française devait de toute façon se dérouler – avec ses avancées annoncées – sous l’empire du traité de Nice. Ce ne sont pas les insuffisances des traités qui empêchent l’adoption d’une politique commune de l’énergie, mais les désaccords de fond sur la Russie, le nucléaire, la séparation entre production et distribution. En matière internationale (que faire au Proche-Orient? sur l’Iran? la Chine? etc.), de toute façon les décisions restaient à l’unanimité. Sur l’écologie, la recherche, l’Europe de la défense aussi, cela dépend d’abord de la volonté des gouvernements.

Je ne pense pas qu’il faille réagir au non irlandais par des bricolages institutionnels. Ni par une fuite en avant dans «l’Europe politique», «sociale» ou «des citoyens» mal définies. En tout cas, pas dans la situation actuelle. Cela réveillerait attentes impossibles à satisfaire, illusions bientôt perdues, désaccord de procédure et de fond et créerait plus de problèmes que cela n’en règlerait en mélangeant encore plus ce qui relève des Etats membres et ce qui relève du niveau européen. La confusion serait totale. Ce qu’il faut, c’est l’affirmation d’une forte volonté commune des vingt-sept Etats membres autour d’une priorité: défendre les intérêts des européens dans la mondialisation en faisant de l’Union un pôle régulateur de la mondialisation sauvage. Ce qui peut se décliner: politique commune de l’énergie, de l’environnement et de la recherche, propositions de régulation financière et de réforme des institutions internationales (nouvelles positions dans l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international, l’Organisation pour la coopération et le développement économiques, etc.), stratégie à long terme vis-à-vis des pays émergents, etc. Cela doit être expliqué et se voir. Le moment est opportun: il y a partout, même aux Etats-Unis, une acceptation nouvelle, voire un désir nouveau, de règles (finances, agriculture, écologie, énergie, etc.…). Tout cela peut et doit être entrepris sans attendre un meilleur traité.

Hubert Védrine

(avant modifications du journal)

L’Europe après le non irlandais

Hubert Vedrine

L’Europe après le non irlandais

Le droit international est formel: un traité européen, qui est un traité international, ne peut être ratifié qu’à l’unanimité des Etats membres, sauf si tous les Etats membres ont décidé antérieurement, à l’unanimité, que ce traité pourrait être ratifié à la majorité, ce qui n’est pas le cas pour le traité de Lisbonne pas plus que pour les traités européens antérieurs. Toutes les lamentations ne changeront rien à cette réalité. Inutile donc de déplorer que 4 millions d’Irlandais – 800 000 électeurs – puissent «bloquer» 450 millions d’européens. Tout le monde sait que s’il y avait eu des référendums partout, le non l’aurait emporté dans plusieurs pays. Le désaccord entre les élites et la population est désormais flagrant. Cet épisode est le énième soubresaut, après ceux de 2005, de la fuite en avant intégrationniste et européiste d’après Nice. La poursuite de la ratification par les huit autres est bien sûr possible mais ne change pas cette réalité. Une renégociation à vingt-sept est inenvisageable, et aboutirait de toute façon aux mêmes résultats. La renégociation d’un traité de Lisbonne à vingt-six apparaîtrait comme une manipulation de la démocratie alors que la démocratie représentative est déjà furieusement attaquée. Elle n’aura pas lieu. Les élites européennes ne peuvent pas prêcher l’état de droit dans le monde et s’en affranchir chez eux. Le «noyau dur» sera à nouveau évoqué ici et là mais ne se concrétisera pas. Quels pays en feraient parti? Pour faire quoi? En passant outre comment aux oppositions des exclus de ce noyau dur? En faisant ratifier comment cette création? Cela ne se fera pas. Seule hypothèse: des améliorations limitées, point par point et sans emphase, des traités existants, par exemple, sur la présidence durable, à condition qu’elles soient ratifiables partout par la voie parlementaire. Seule solution, donc: que les Irlandais revotent un jour, si leurs dirigeants et les autres dirigeants européens estiment possible de prendre ce risque. Dans ce cas là, et si les Irlandais votent oui, l’Union passera, avec retard, du traité de Nice à celui de Lisbonne. Sinon elle continuera à fonctionner dans le cadre de Nice.

Il est temps d’admettre que l’intégration politique globale (au sens fédéraliste) de l’Union à vingt-sept n’ira pas plus loin que Nice (ou Lisbonne si les Irlandais revotent, et votent oui). Et pourtant, l’Union a besoin d’agir et de lancer de nouvelles politiques. Comment? Il faudra distinguer clairement intégration (les peuples se fondent et s’en remettent à l’Europe) et construction (les peuples mettent en commun leur volonté d’agir ensemble). L’intégration a été longtemps présentée comme la seule voie légitime mais ce n’est plus une voie d’avenir: dès que les peuples en ont l’occasion, ils votent contre. En revanche, il n’y a pas d’opposition aux politiques communes et aux projets. Est-ce tragique? Depuis une dizaine d’années on a exagéré le rôle et la portée des traités et des institutions, comme si tout en dépendait de façon magique. On a crée des attentes énormes qui se sont muées en inquiétude. Le paroxysme a été atteint avec la «Constitution». Il faut changer de méthode. La non ratification, à ce stade, de Lisbonne, est regrettable. Mais elle ne doit pas être une excuse pour ne plus rien faire, au contraire. Après tout, quel traité était en vigueur quand a été conçu le traité de Rome? Aucun. Et est-ce grâce à des traités que Valery Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, François Mitterrand, Jacques Delors et Helmut Kohl ont fait ce qu’ils ont fait? Non, par volonté politique, la présidence française devait de toute façon se dérouler – avec ses avancées annoncées – sous l’empire du traité de Nice. Ce ne sont pas les insuffisances des traités qui empêchent l’adoption d’une politique commune de l’énergie, mais les désaccords de fond sur la Russie, le nucléaire, la séparation entre production et distribution. En matière internationale (que faire au Proche-Orient? sur l’Iran? la Chine? etc.), de toute façon les décisions restaient à l’unanimité. Sur l’écologie, la recherche, l’Europe de la défense aussi, cela dépend d’abord de la volonté des gouvernements.

Je ne pense pas qu’il faille réagir au non irlandais par des bricolages institutionnels. Ni par une fuite en avant dans «l’Europe politique», «sociale» ou «des citoyens» mal définies. En tout cas, pas dans la situation actuelle. Cela réveillerait attentes impossibles à satisfaire, illusions bientôt perdues, désaccord de procédure et de fond et créerait plus de problèmes que cela n’en règlerait en mélangeant encore plus ce qui relève des Etats membres et ce qui relève du niveau européen. La confusion serait totale. Ce qu’il faut, c’est l’affirmation d’une forte volonté commune des vingt-sept Etats membres autour d’une priorité: défendre les intérêts des européens dans la mondialisation en faisant de l’Union un pôle régulateur de la mondialisation sauvage. Ce qui peut se décliner: politique commune de l’énergie, de l’environnement et de la recherche, propositions de régulation financière et de réforme des institutions internationales (nouvelles positions dans l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international, l’Organisation pour la coopération et le développement économiques, etc.), stratégie à long terme vis-à-vis des pays émergents, etc. Cela doit être expliqué et se voir. Le moment est opportun: il y a partout, même aux Etats-Unis, une acceptation nouvelle, voire un désir nouveau, de règles (finances, agriculture, écologie, énergie, etc.…). Tout cela peut et doit être entrepris sans attendre un meilleur traité.

Hubert Védrine

(avant modifications du journal)

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23/06/2008