Interview d’Hubert Védrine pour la fondation F. EBERT sur la crise en Crimée

1. Quelle analyse faites-vous de la crise en Ukraine: prenons nous le chemin d’une nouvelle guerre froide? Quelles seraient les conséquences d’une telle évolution?
Il y a à cette crise, de part et d’autre, des causes anciennes, des causes récentes, et des causes immédiates.
Anciennes: la longue appartenance de l’Ukraine à la Russiedont elle a été le berceau; le rattachement de la Crimée à l’Ukraine, par Kroutchev en 1954; la reconnaissance en 1991 de ces frontières internes à l’URSS comme étant internationales, et sans que la question de la Crimée soit alors posée.
Plus récentes: la désinvolture occidentale envers la Russie depuis 1992; les velléités provocatrices américaines et polonaises d’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine, et les offres européennes d’adhésion rapide de l’Ukraine à l’Union Européenne; l’absence de politique russe cohérente du côté occidental; la volonté de Poutine d’user de son «pouvoir de nuisance résiduel périphérique» pour faire à nouveau respecter la Russie; l’usage anachronique et unilatéral par la Russie du concept de protection des ressortissants ou des russophones; la surestimation de la solidarité orthodoxe, comme de la puissance de la Russie comme fournisseur d’énergie, et la sous-estimation de ses besoins en financement et technologie occidentales.
Immédiates: la proposition d’accord exclusif d’association UE/Ukraine, vu par Poutine comme une arme contre son Union douanière; le refus du Président Ianoukovitch (sous la pression russe) de signer l’accord qui déclenche à Kiev une révolte à la fois spontanée et attisée, le rejet de l’accord de sortie de crise mis au point par les trois ministres européens; la destitution semi-légale et précipitée du président ukrainien; l’abrogation provocatrice du statut de la langue russe comme deuxième langue officielle -mesure mollement condamnée par les européens- qui fournit à Poutine le prétexte qu’il attendait.
Guerre? non. Guerre froide. Non plus. La guerre froide était un affrontement planétaire global, idéologique, entre deux systèmes antagonistes et inconciliables dont l’un a irrémédiablement perdu. L’affrontement Occident/Russie est plus classique. Il peut néanmoins conduire, à coups de sanctions et de contre-mesures, à une sorte d’enfermement, de gel symétrique des relations Russie/occident, à une guerre de tranchées politico-économique. Et il semblerait que pour le moment tous les protagonistes, à commencer par Poutine et Obama, trouvent leur compte en politique intérieure à ce durcissement, même l’Allemagne, plus raisonnable mais placée par Poutine dans une position (momentanément?) impossible.

2. La politique de l’UE envers l’Ukraine est critiquée. Que pensez-vous de ces critiques?
Elle est critiquée, mais pour quelles raisons? Si elle l’est pour son manque de cohérence et de clarté, cela pourrait s’appliquer à ses positions sur presque tous les sujets difficiles. Si elle est critiquée pour sa modération relative c’est par ceux (Pologne, Baltes) qui veulent un affrontement plus direct avec Poutine. Mais jusqu’où, et dans quel but, avec quels résultats, prévisibles? Elle pourrait l’être plutôt par son inconséquence: avoir négligé, sous l’influence des états-membres les plus anti-russes, le risque de placer l’Ukraine devant un choix impossible, d’avoir sous-estimé les réactions russes, fussent-elles condamnables, et de ne pas avoir imaginé pour l’Ukraine un statut particulier tenant compte aussi des intérêts russes. Et de se laisser aller à une escalade de sanctions sans scénario clair pour en sortir.

3. Que doit-on faire pour débloquer la situation en Ukraine?
Si le rattachement a effectivement lieu, ne prendre que des mesures de représailles limitées dans le temps qui nécessiteront six mois plus tard un nouvel accord explicite des 28, en l’absence d’élément nouveau, pour être reconduites. Garder ouverts les canaux de négociations pour parler avec Poutine de l’Ukraine, mais aussi de tous les conflits gelés comme de la Syrie ou de l’Iran. Désigner pour cela un émissaire européen permanent. Ne pas calquer les mesures européennes sur les américaines. Obtenir de la part du nouveau président de Kiev des garanties claires pour toutes les minorités.

4. Quelle position l’Europe, en particulier la France et l’Allemagne, doit-elle adopter face à la Russie de Vladimir Poutine? quelles sont les stratégies à long terme?
La France et l’Allemagne, si possible avec la Pologne, devraient élaborer ensemble une feuille de route permettant de limiter les dégâts symétriques de l’enchainement récent, de maintenir le dialogue avec la Russie, de préparer la sortie, de mettre au point un statut spécifique pour l’Ukraine (fédéralisme, garanties pour les minorités, «finlandisation», référendum de confirmation sous le contrôle de l’OSCE en Crimée) et les autres conflits gelés, et de le proposer aux autres européens et aux Etats-Unis. Etre prêt à travailler de façon vigilante avec une Russie durablement différente qui n’est pas transformable avent un certain temps en une démocratie à l’occidentale. Quand la négociation avec la Russie pourra reprendre quand elle aura reconnu les frontières ukrainiennes et le nouveau président à Kiev, traiter de l’ensemble des conflits gelés.

Interview d’Hubert Védrine pour la fondation F. EBERT sur la crise en Crimée

Hubert Vedrine

Interview d’Hubert Védrine pour la fondation F. EBERT sur la crise en Crimée

1. Quelle analyse faites-vous de la crise en Ukraine: prenons nous le chemin d’une nouvelle guerre froide? Quelles seraient les conséquences d’une telle évolution?
Il y a à cette crise, de part et d’autre, des causes anciennes, des causes récentes, et des causes immédiates.
Anciennes: la longue appartenance de l’Ukraine à la Russiedont elle a été le berceau; le rattachement de la Crimée à l’Ukraine, par Kroutchev en 1954; la reconnaissance en 1991 de ces frontières internes à l’URSS comme étant internationales, et sans que la question de la Crimée soit alors posée.
Plus récentes: la désinvolture occidentale envers la Russie depuis 1992; les velléités provocatrices américaines et polonaises d’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine, et les offres européennes d’adhésion rapide de l’Ukraine à l’Union Européenne; l’absence de politique russe cohérente du côté occidental; la volonté de Poutine d’user de son «pouvoir de nuisance résiduel périphérique» pour faire à nouveau respecter la Russie; l’usage anachronique et unilatéral par la Russie du concept de protection des ressortissants ou des russophones; la surestimation de la solidarité orthodoxe, comme de la puissance de la Russie comme fournisseur d’énergie, et la sous-estimation de ses besoins en financement et technologie occidentales.
Immédiates: la proposition d’accord exclusif d’association UE/Ukraine, vu par Poutine comme une arme contre son Union douanière; le refus du Président Ianoukovitch (sous la pression russe) de signer l’accord qui déclenche à Kiev une révolte à la fois spontanée et attisée, le rejet de l’accord de sortie de crise mis au point par les trois ministres européens; la destitution semi-légale et précipitée du président ukrainien; l’abrogation provocatrice du statut de la langue russe comme deuxième langue officielle -mesure mollement condamnée par les européens- qui fournit à Poutine le prétexte qu’il attendait.
Guerre? non. Guerre froide. Non plus. La guerre froide était un affrontement planétaire global, idéologique, entre deux systèmes antagonistes et inconciliables dont l’un a irrémédiablement perdu. L’affrontement Occident/Russie est plus classique. Il peut néanmoins conduire, à coups de sanctions et de contre-mesures, à une sorte d’enfermement, de gel symétrique des relations Russie/occident, à une guerre de tranchées politico-économique. Et il semblerait que pour le moment tous les protagonistes, à commencer par Poutine et Obama, trouvent leur compte en politique intérieure à ce durcissement, même l’Allemagne, plus raisonnable mais placée par Poutine dans une position (momentanément?) impossible.

2. La politique de l’UE envers l’Ukraine est critiquée. Que pensez-vous de ces critiques?
Elle est critiquée, mais pour quelles raisons? Si elle l’est pour son manque de cohérence et de clarté, cela pourrait s’appliquer à ses positions sur presque tous les sujets difficiles. Si elle est critiquée pour sa modération relative c’est par ceux (Pologne, Baltes) qui veulent un affrontement plus direct avec Poutine. Mais jusqu’où, et dans quel but, avec quels résultats, prévisibles? Elle pourrait l’être plutôt par son inconséquence: avoir négligé, sous l’influence des états-membres les plus anti-russes, le risque de placer l’Ukraine devant un choix impossible, d’avoir sous-estimé les réactions russes, fussent-elles condamnables, et de ne pas avoir imaginé pour l’Ukraine un statut particulier tenant compte aussi des intérêts russes. Et de se laisser aller à une escalade de sanctions sans scénario clair pour en sortir.

3. Que doit-on faire pour débloquer la situation en Ukraine?
Si le rattachement a effectivement lieu, ne prendre que des mesures de représailles limitées dans le temps qui nécessiteront six mois plus tard un nouvel accord explicite des 28, en l’absence d’élément nouveau, pour être reconduites. Garder ouverts les canaux de négociations pour parler avec Poutine de l’Ukraine, mais aussi de tous les conflits gelés comme de la Syrie ou de l’Iran. Désigner pour cela un émissaire européen permanent. Ne pas calquer les mesures européennes sur les américaines. Obtenir de la part du nouveau président de Kiev des garanties claires pour toutes les minorités.

4. Quelle position l’Europe, en particulier la France et l’Allemagne, doit-elle adopter face à la Russie de Vladimir Poutine? quelles sont les stratégies à long terme?
La France et l’Allemagne, si possible avec la Pologne, devraient élaborer ensemble une feuille de route permettant de limiter les dégâts symétriques de l’enchainement récent, de maintenir le dialogue avec la Russie, de préparer la sortie, de mettre au point un statut spécifique pour l’Ukraine (fédéralisme, garanties pour les minorités, «finlandisation», référendum de confirmation sous le contrôle de l’OSCE en Crimée) et les autres conflits gelés, et de le proposer aux autres européens et aux Etats-Unis. Etre prêt à travailler de façon vigilante avec une Russie durablement différente qui n’est pas transformable avent un certain temps en une démocratie à l’occidentale. Quand la négociation avec la Russie pourra reprendre quand elle aura reconnu les frontières ukrainiennes et le nouveau président à Kiev, traiter de l’ensemble des conflits gelés.

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24/03/2014