Hubert Védrine analyse le livre «La peur des barbares» de Tzvetan Todorov

Tzvetan Todorov voudrait que les Français, les Européens, les Occidentaux cessent d’alimenter ce fameux «choc des civilisations» qu’ils prétendent récuser, s’en libèrent, et voient au-delà. Il met tout son talent qui est grand, sa conviction qui se sent à chaque page, sa culture philosophique qui n’est jamais lourde, à exorciser cette «peur» des «Barbares» qui a envahi les Etats-Unis, et de là l’Occident tout entier à cause, ou sous le prétexte, du 11 septembre. Elle a conduit au manichéisme et aux amalgames simplistes de la «guerre contre la terreur», à ne voir les musulmans qu’à travers l’Islam, à réduire l’Islam à l’islamisme, et l’islamisme au terrorisme, à n’envisager que des réponses en force, à s’interdire toute analyse et riposte politique. Au même moment, l’analyste américain Fareed Zakaria, dans son ouvrage «The post American world», s’étonne de voir le pays le plus puissant du monde vivre dans la peur de tout, et des autres.

Todorov a beau jeu, auprès de tout lecteur de bonne foi, de démonter l’usage historiquement fantasmatique du mot «barbares»: on est toujours le barbare de quelqu’un; d’expliquer que les «identités collectives» ont certes un cœur, mais qu’elles ont toujours été mobiles et n’ont jamais cessé d’échanger et de s’enrichir mutuellement; que la guerre des mondes qui paraît fatale peut être évitée surtout si l’on sait, s’agissant de la relation incandescente Islam/Occident, «naviguer entre les écueils».

Pour lui, l’idée européenne – qu’il évoque avec des accents inspirés proches de Jorge Semprún, de Bronislaw Geremek jusqu’à sa mort, d’Ėlie Barnavi encore récemment, et de quelques autres philosophes, intellectuels ou politiques – contient l’antidote à toutes ces dichotomies dangereuses. En effet, elle est fondée sur l’acceptation de la pluralité, non comme un héritage historique handicapant qu’on se résigne à assumer, mais comme un principe politique d’avenir et un atout.

On ne peut qu’être séduit par une telle approche qui appelle néanmoins deux questions, l’une sur l’Amérique, l’autre sur l’Europe.

En premier lieu, cette conception est le contraire exact, absolu, de l’idéologie et de la politique de l’administration Bush pendant les huit années écoulées dont l’influence sur les opinions occidentales, y compris française, a finalement été énorme. Todorov écrit lui, à rebours «on ne peut effacer les siècles d’histoire (…) au cours desquels les actuels ‘pays de la peur’ (les occidentaux) ont dominé les actuels ‘pays du ressentiment’ (les arabo-musulmans)».

Il continue: «le préalable serait que les élites occidentales cessent de se considérer comme une incarnation du droit, de la vertu et de l’universalité (…) et de se mettre au-dessus des lois et des jugements des autres». Mais cela leur est consubstantiel! «Le droit d’ingérence militaire, insiste-t-il, risque de faire percevoir les idéaux défendus par les Occidentaux – liberté, égalité, laïcité, droits de l’homme – comme un camouflage commode de leur volonté de puissance, et donc, de les déconsidérer». Au contraire, recommande-t-il, «pour que la population musulmane des pays (arabes) puisse tourner son attention vers les causes internes de ses déboires, il faut supprimer les causes externes les plus voyantes – celles dont l’Occident est responsable». Et de citer la Palestine, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan.

Question: même si les réalistes républicains et démocrates essaient, en ce moment même, de repenser une politique étrangère américaine après les fiascos, incohérences et impasses de l’administration Bush, pourront-ils aller jusqu’à une telle remise en cause des a priori américains à l’heure où le monde émergent défie la Rome occidentale. Cela supposerait au moins un rapport Baker-Hamilton pour l’ensemble de la région, pour dire comment réintégrer les réalités et traiter avec tous les «Barbares»?

Deuxième remarque, celle de la réponse européenne. Todorov a le courage de le reconnaître: même pensée comme une force, la pluralité ne suffit pas. L’angélisme – selon ses termes – qui consiste à projeter la situation de l’Europe sur le reste du monde est «inadéquat». L’Europe doit devenir une «puissance tranquille» (donc une puissance…). Et elle ne peut exclure par principe le recours à la force armée. Todorov est donc plus réaliste que ceux qui rêvent d’une Europe qui se contenterait de son «soft power» (ses normes, son aide, ses conditionnalités, ses discours) et rayonnerait par son exemple démocratique et celui de son modèle social. Reste à en convaincre les Européens. Peut-être l’été 2008 aura-t-il descillé les yeux de beaucoup sur la réalité du monde, bien loin encore de constituer une «communauté internationale»?

Hubert Védrine
Septembre 2008
Paris

Hubert Védrine analyse le livre «La peur des barbares» de Tzvetan Todorov

Hubert Vedrine

Hubert Védrine analyse le livre «La peur des barbares» de Tzvetan Todorov

Tzvetan Todorov voudrait que les Français, les Européens, les Occidentaux cessent d’alimenter ce fameux «choc des civilisations» qu’ils prétendent récuser, s’en libèrent, et voient au-delà. Il met tout son talent qui est grand, sa conviction qui se sent à chaque page, sa culture philosophique qui n’est jamais lourde, à exorciser cette «peur» des «Barbares» qui a envahi les Etats-Unis, et de là l’Occident tout entier à cause, ou sous le prétexte, du 11 septembre. Elle a conduit au manichéisme et aux amalgames simplistes de la «guerre contre la terreur», à ne voir les musulmans qu’à travers l’Islam, à réduire l’Islam à l’islamisme, et l’islamisme au terrorisme, à n’envisager que des réponses en force, à s’interdire toute analyse et riposte politique. Au même moment, l’analyste américain Fareed Zakaria, dans son ouvrage «The post American world», s’étonne de voir le pays le plus puissant du monde vivre dans la peur de tout, et des autres.

Todorov a beau jeu, auprès de tout lecteur de bonne foi, de démonter l’usage historiquement fantasmatique du mot «barbares»: on est toujours le barbare de quelqu’un; d’expliquer que les «identités collectives» ont certes un cœur, mais qu’elles ont toujours été mobiles et n’ont jamais cessé d’échanger et de s’enrichir mutuellement; que la guerre des mondes qui paraît fatale peut être évitée surtout si l’on sait, s’agissant de la relation incandescente Islam/Occident, «naviguer entre les écueils».

Pour lui, l’idée européenne – qu’il évoque avec des accents inspirés proches de Jorge Semprún, de Bronislaw Geremek jusqu’à sa mort, d’Ėlie Barnavi encore récemment, et de quelques autres philosophes, intellectuels ou politiques – contient l’antidote à toutes ces dichotomies dangereuses. En effet, elle est fondée sur l’acceptation de la pluralité, non comme un héritage historique handicapant qu’on se résigne à assumer, mais comme un principe politique d’avenir et un atout.

On ne peut qu’être séduit par une telle approche qui appelle néanmoins deux questions, l’une sur l’Amérique, l’autre sur l’Europe.

En premier lieu, cette conception est le contraire exact, absolu, de l’idéologie et de la politique de l’administration Bush pendant les huit années écoulées dont l’influence sur les opinions occidentales, y compris française, a finalement été énorme. Todorov écrit lui, à rebours «on ne peut effacer les siècles d’histoire (…) au cours desquels les actuels ‘pays de la peur’ (les occidentaux) ont dominé les actuels ‘pays du ressentiment’ (les arabo-musulmans)».

Il continue: «le préalable serait que les élites occidentales cessent de se considérer comme une incarnation du droit, de la vertu et de l’universalité (…) et de se mettre au-dessus des lois et des jugements des autres». Mais cela leur est consubstantiel! «Le droit d’ingérence militaire, insiste-t-il, risque de faire percevoir les idéaux défendus par les Occidentaux – liberté, égalité, laïcité, droits de l’homme – comme un camouflage commode de leur volonté de puissance, et donc, de les déconsidérer». Au contraire, recommande-t-il, «pour que la population musulmane des pays (arabes) puisse tourner son attention vers les causes internes de ses déboires, il faut supprimer les causes externes les plus voyantes – celles dont l’Occident est responsable». Et de citer la Palestine, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan.

Question: même si les réalistes républicains et démocrates essaient, en ce moment même, de repenser une politique étrangère américaine après les fiascos, incohérences et impasses de l’administration Bush, pourront-ils aller jusqu’à une telle remise en cause des a priori américains à l’heure où le monde émergent défie la Rome occidentale. Cela supposerait au moins un rapport Baker-Hamilton pour l’ensemble de la région, pour dire comment réintégrer les réalités et traiter avec tous les «Barbares»?

Deuxième remarque, celle de la réponse européenne. Todorov a le courage de le reconnaître: même pensée comme une force, la pluralité ne suffit pas. L’angélisme – selon ses termes – qui consiste à projeter la situation de l’Europe sur le reste du monde est «inadéquat». L’Europe doit devenir une «puissance tranquille» (donc une puissance…). Et elle ne peut exclure par principe le recours à la force armée. Todorov est donc plus réaliste que ceux qui rêvent d’une Europe qui se contenterait de son «soft power» (ses normes, son aide, ses conditionnalités, ses discours) et rayonnerait par son exemple démocratique et celui de son modèle social. Reste à en convaincre les Européens. Peut-être l’été 2008 aura-t-il descillé les yeux de beaucoup sur la réalité du monde, bien loin encore de constituer une «communauté internationale»?

Hubert Védrine
Septembre 2008
Paris

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19/09/2008