Face à Georges Bush, trois propositions

La France a-t-elle eu raison, ou, comme cela se distille beaucoup ces jours-ci, en a-t-elle fait trop? Sans doute eut-il mieux valu s’expliquer franchement et beaucoup plus tôt avec Georges W. Bush, avant sa prévisible décision d’août 2002 – mais cela aurait nécessité un problématique accord préalable Chirac-Blair-Schroeder, que Bush accepte de les entendre, que la France soit prête, sous certaines conditions, à se rapprocher de la position de Tony Blair.

Peut être eut-il été possible d’employer une méthode et des mots différents, un autre ton. Mais la France n’aurait pas pu, au bout du compte, cautionner à l’ONU la guerre pré-programmée et fallacieusement argumentée de Georges W. Bush, laisser ramener le Conseil de sécurité à une chambre d’enregistrement des volontés de la puissance dominante et bafouer tous les principes du multilatéralisme. D’ailleurs, Georges W. Bush n’était parvenu à convaincre avant la guerre aucune opinion au monde – mises à part, à la longue, les opinions américaine et britannique – de la légitimité, de la nécessité et de l’urgence de cette guerre.

Mais les faits sont là: rien ni personne n’a pu empêcher Georges W. Bush de déclencher la guerre à la date fixée par lui, de la gagner aisément, d’installer un protectorat américain, de ne laisser à l’ONU qu’un rôle humanitaire d’appoint, d’engager à sa façon la démocratisation de l’Irak, jusqu’alors impensable, et qui réserve des surprises, car il sera contradictoire d’invoquer la démocratie et de s’opposer aux desiderata de la majorité chiite.

Va-t-il maintenant mener une guerre préventive contre une autre cible?

Recréer un processus de paix israelo-palestinien, pour imposer enfin un état palestinien viable, en écartant tous les prétextes avancés jusqu’ici pour ne pas le faire? Cela ne dépend, en dernière analyse, que de lui, des rapports de force à Washington et des calculs sur la meilleure façon d’être réélu en mai 2004.

Georges W. Bush, aujourd’hui maître du jeu, change le monde. Quand on pense à tout ce qui a été proclamé et plus encore espéré depuis des décennies en matière de droit international, de nations «unies» et de multilatéralisme, c’est une révolution! Que faire face à cette hyperpuissance qui s’assume pleinement comme telle, sans fausse gêne ni ménagement?

– Attendre, voudraient croire qu’il ne s’agit que d’un mauvais moment à passer, que Georges W. Bush devra tôt ou tard modifier sa politique, compte tenu de son coût, des obstacles rencontrés en Irak, de l’impossibilité d’un unilatéralisme radical; et qu’en 2004, au plus tard en 2008, les Etats-Unis auront un autre président.

Calcul bien incertain. Certes, Georges W. Bush n’est pas toute l’Amérique, mais, d’abord, les dix-huit mois qui nous séparent de l’échéance présidentielle seront décisifs. Ensuite, Il peut être réélu. Enfin, autant le fondamentalisme réactionnaire sudiste de la coalition chrétienne et l’ubris botté du Pentagone semblent spécifiques à cette administration, autant l’unilatéralisme, à peine tempéré par un multilatéralisme facultatif à la carte, paraît devoir demeurer une composante durable de la politique américaine.

– Faut-il alors nous déjuger, faire amende honorable, renoncer à notre conception des relations internationales, nous rallier aux Etats-Unis d’Occident, jouer les utilités? L’opinion française en serait indignée (même si cela rassurait une partie des élites). Nous perdrions l’estime immense que la position de la France lui a valu sur les cinq continents, et qui est inversement proportionnelle à l’exaspération impuissante que provoque l’hégémonie américaine. Cela donnerait raison à l’inacceptable rhétorique de la punition. Sans que nous ne regagnions crédit ni influence du côté de l’administration américaine.

– Faut-il, en sens inverse, continuer à organiser la contestation de la politique américaine et à fédérer ses opposants? Sur le plan des principes, cela pourrait se justifier: ne prétend-elle pas fixer à elle seule les rôles et attributions des organisations internationales; les contourner ou les marginaliser selon ses besoins, classer les pays arbitrairement en voyous, adversaires, alliés sûrs, alliés gênants, pays utiles ou inutiles; récompenser ou punir?

Même si c’est le fait d’un empire qui se veut bienveillant, ces prétentions extravagantes sont la négation même de toute communauté, voire de tout droit international. Pourtant, imagine-t-on la France, que l’on sent embarrasser, se borner à camper sur ses positions et résister aux conséquences qui ne manqueraient pas d’en découler, alors que chacun des opposants à la guerre en Irak, l’un après l’autre, referait allégeance à Washington? Face à cette nouvelle Rome, il faudrait une inflexibilité antique, et des alliés! Et resterait le principal point faible du «front du refus» de la guerre: en se bornant – sans effet – à invoquer le droit international et le rôle de l’ONU, il a trop donné l’impression de se résigner au statu quo mondial, alors que celui-ci est contestable.

Dans la phase difficile où nous sommes, nous allons donc devoir à la fois assumer, nous défendre et nous dégager, avec habilité et sang froid. Continuer à rappeler sobrement mais nettement les principes de toute société internationale pour rester cohérents et préparer l’avenir. Défendre vigoureusement au Conseil de sécurité ou au G8 nos intérêts légitimes. En même temps, rester calmes sous les invectives ou les attaques, être prêts à reprendre le dialogue avec les Américains, coopérer avec eux chaque fois que possible, reconstruire patiemment une posture d’influence en ne recherchant pas que l’alliance avec Gerard Schröeder, mais aussi un compromis avec la Grande Bretagne.

Nous serons en meilleure posture pour mener cette politique si nous ne le faisons pas uniquement au nom du système multilatéral actuel, impuissant à endiguer la contre-révolution américaine, mais au nom d’un monde réformé et d’une nouvelle ONU.

1. Jamais la domination américaine, ni une alliance plus étroite des seules démocraties ne rendront superflue une organisation réunissant tous les pays du monde, quels que soient leurs régimes. Même humiliée, l’ONU perdurera. Avec quelle autorité? Nous devrions notamment proposer, en accord avec d’autres pays représentatifs, une réforme du Conseil de sécurité et du Chapitre VII de la Charte. Pour redevenir pleinement légitime, donc plus difficile à contourner, le Conseil devrait être élargi à six nouveaux membres permanents: l’Allemagne, le Japon, l’Inde et un pays arabe, un africain, un latino-américain, et à quelques non permanents. Le Chapitre VII serait modifié de façon à ce que l’emploi de la force puisse être décidé pas seulement pour préserver ou rétablir la paix ou la sécurité internationale, mais aussi pour protéger une population menacée ou persécutée, y compris par son propre gouvernement, ou des entités non étatiques. C’est la seule façon de légaliser le droit d’ingérence et d’empêcher qu’il soit récupéré par les puissances dominantes pour cautionner des guerres préventives. Au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle charte, chaque permanent s’engagerait solennellement à ne faire usage de son veto que pour des raisons vitales, jamais pour empêcher que des populations en danger soient secourues. J’ai fait cette proposition en 2001. Par ailleurs il faudrait actualiser, rendre légitimes, les formes modernes de protectorat ou de tutelle sous mandat du Conseil de sécurité réformé.

Au départ, plusieurs membres permanents rejetteraient cette réforme. Mais ces idées auraient un grand impact. Elles chemineraient. Nous nous battrions au moins pour un projet, pour une nouvelle ONU, et nous prendrions date. Si nous ne faisons rien, l’ONU délaissée sera frappée d’anémie.

2. En Europe, les désaccords entre les Quinze, à fortiori les Vingt-Cinq, sur la politique étrangère et de défense ne peuvent plus être masquées. Beaucoup avaient cru après Maastricht, par euro-optimisme, économisme, mépris des identités nationales, croyance dans la méthode Coué, qu’il serait facile d’harmoniser les politiques étrangères. Il n’en a rien été, même si je ne sous-estime pas les acquis de la politique étrangère et de sécurité commune. Les Européens ne sont toujours pas d’accord sur ce que doit être l’Europe dans le monde, Europe-puissance ou simple espace de paix, de liberté et de prospérité, ni sur ses rapports avec les Etats-Unis.

Aussi bon soit-il, le traité constitutionnel issu de la Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing et de la Conférence intergouvernementale qui suivra ne palliera pas, à lui seul, l’absence d’accord politique entre Européens. Le futur ministre européen des affaires étrangères, si ce poste est crée, se retrouvera dans la même situation que Javier Solana, dont les qualités ne sont pas en cause. Aujourd’hui, le président de la République juge inéluctable un monde multipolaire, et indispensable que l’Europe en constitue un des pôles. Tony Blair ne l’estime pas inéluctable et veut un pôle occidental unique Etats-Unis – Europe. Sans doute parce qu’il pressent que les pôles non-occidentaux seraient hostiles. Et, de fait, rien ne dit que la multipolarité serait une panacée. D’autres pays, parmi les Vingt-Cinq, ne veulent pas d’Europe-puissance. Par atlantisme, pacifisme, isolationnisme européen, méfiance envers le leadership franco-allemand, peur des responsabilités, attachement aux acquis sociaux qui seraient écornés par l’augmentation inévitable des dépenses militaires, etc.

A la France de convaincre les Européens réticents de surmonter leurs préventions en montrant que cette Europe-puissance est réalisable, et serait utile au monde et aux Européens, en mettant la puissance au service du droit.

Ne nous faisons pas d’illusion sur la quasi unanimité des opinions européennes contre la guerre en Irak. Elle a plus traduit la phobie de la force et le désir de rester à l’abri que le désir de voir se construire une Europe-puissance. Cette métamorphose des opinions reste à faire, et nécessitera un immense travail politique. Cette grande explication doit maintenant avoir lieu sans tabou entre les Vingt-Cinq, les échanges publics Blair-Chirac en démontrent le besoin. De ce débat clarificateur devrait naître un compromis historique. Une longue rencontre Chirac-Blair-Schröeder, en petit comité, serait à cet égard décisive.

3. Le statu quo n’est plus tolérable au Moyen Orient: régimes autoritaires et/ou incapables de se réformer, absence d’état palestinien. Là, ceux qui refusent que la loi américaine devienne la seule au monde ne doivent pas se tromper. Car les Etats-Unis ne vont pas forcément échouer en Irak, même si le terrain politique est miné. L’espoir d’un grand changement habite chez plusieurs peuples de la région, et je ne pense pas qu’à la jeunesse iranienne. Nous devons, nous aussi, les encourager – mais à notre façon – à mettre en œuvre leur potentiel de démocratisation.

Quand à la question israélo-palestinienne, de deux choses l’une. Soit la création d’un Etat palestinien viable est non seulement un droit élémentaire pour les Palestiniens mais aussi la condition de la paix et de la sécurité pour les Israéliens, et alors qu’attend-on depuis des années?

Soit cette idée n’est utilisée que comme un leurre et les innombrables préalables à la négociation n’ont d’autre fonction que de décourager l’aspiration nationale palestinienne en attendant que la colonisation, poursuivie depuis plus de trente ans, l’ait rendu définitivement irréalisable. Cet Etat, le Président Bush dit le vouloir en 2005. Dont acte.

Compte tenu des forces qui le soutiennent et l’entourent, on a du mal à croire qu’il exerce pour cela les indispensables pressions sur les Israéliens. Sur les Palestiniens, les pressions ne sont que trop faciles, mais cela ne suffit pas. Pourtant, compte tenu de l’inexistence de toute autre perspective, nous devrions tout faire pour renforcer cette petite chance. Sur ce point, rejoignons Tony Blair.

Au sein de l’administration Bush, certains parlent de »refermer la parenthèse du multilatéralisme du XXème siècle». A sa vision, à sa politique du fait accompli, opposons une autre vision des rapports entre nations, un multilatéralisme revigoré. Préparons les bases du partenariat Etats-Unis – Europe qui finira par s’imposer, et d’un consensus véritable sur les nouvelles règles du jeu mondial.

Face à Georges Bush, trois propositions

Hubert Vedrine

Face à Georges Bush, trois propositions

La France a-t-elle eu raison, ou, comme cela se distille beaucoup ces jours-ci, en a-t-elle fait trop? Sans doute eut-il mieux valu s’expliquer franchement et beaucoup plus tôt avec Georges W. Bush, avant sa prévisible décision d’août 2002 – mais cela aurait nécessité un problématique accord préalable Chirac-Blair-Schroeder, que Bush accepte de les entendre, que la France soit prête, sous certaines conditions, à se rapprocher de la position de Tony Blair.

Peut être eut-il été possible d’employer une méthode et des mots différents, un autre ton. Mais la France n’aurait pas pu, au bout du compte, cautionner à l’ONU la guerre pré-programmée et fallacieusement argumentée de Georges W. Bush, laisser ramener le Conseil de sécurité à une chambre d’enregistrement des volontés de la puissance dominante et bafouer tous les principes du multilatéralisme. D’ailleurs, Georges W. Bush n’était parvenu à convaincre avant la guerre aucune opinion au monde – mises à part, à la longue, les opinions américaine et britannique – de la légitimité, de la nécessité et de l’urgence de cette guerre.

Mais les faits sont là: rien ni personne n’a pu empêcher Georges W. Bush de déclencher la guerre à la date fixée par lui, de la gagner aisément, d’installer un protectorat américain, de ne laisser à l’ONU qu’un rôle humanitaire d’appoint, d’engager à sa façon la démocratisation de l’Irak, jusqu’alors impensable, et qui réserve des surprises, car il sera contradictoire d’invoquer la démocratie et de s’opposer aux desiderata de la majorité chiite.

Va-t-il maintenant mener une guerre préventive contre une autre cible?

Recréer un processus de paix israelo-palestinien, pour imposer enfin un état palestinien viable, en écartant tous les prétextes avancés jusqu’ici pour ne pas le faire? Cela ne dépend, en dernière analyse, que de lui, des rapports de force à Washington et des calculs sur la meilleure façon d’être réélu en mai 2004.

Georges W. Bush, aujourd’hui maître du jeu, change le monde. Quand on pense à tout ce qui a été proclamé et plus encore espéré depuis des décennies en matière de droit international, de nations «unies» et de multilatéralisme, c’est une révolution! Que faire face à cette hyperpuissance qui s’assume pleinement comme telle, sans fausse gêne ni ménagement?

– Attendre, voudraient croire qu’il ne s’agit que d’un mauvais moment à passer, que Georges W. Bush devra tôt ou tard modifier sa politique, compte tenu de son coût, des obstacles rencontrés en Irak, de l’impossibilité d’un unilatéralisme radical; et qu’en 2004, au plus tard en 2008, les Etats-Unis auront un autre président.

Calcul bien incertain. Certes, Georges W. Bush n’est pas toute l’Amérique, mais, d’abord, les dix-huit mois qui nous séparent de l’échéance présidentielle seront décisifs. Ensuite, Il peut être réélu. Enfin, autant le fondamentalisme réactionnaire sudiste de la coalition chrétienne et l’ubris botté du Pentagone semblent spécifiques à cette administration, autant l’unilatéralisme, à peine tempéré par un multilatéralisme facultatif à la carte, paraît devoir demeurer une composante durable de la politique américaine.

– Faut-il alors nous déjuger, faire amende honorable, renoncer à notre conception des relations internationales, nous rallier aux Etats-Unis d’Occident, jouer les utilités? L’opinion française en serait indignée (même si cela rassurait une partie des élites). Nous perdrions l’estime immense que la position de la France lui a valu sur les cinq continents, et qui est inversement proportionnelle à l’exaspération impuissante que provoque l’hégémonie américaine. Cela donnerait raison à l’inacceptable rhétorique de la punition. Sans que nous ne regagnions crédit ni influence du côté de l’administration américaine.

– Faut-il, en sens inverse, continuer à organiser la contestation de la politique américaine et à fédérer ses opposants? Sur le plan des principes, cela pourrait se justifier: ne prétend-elle pas fixer à elle seule les rôles et attributions des organisations internationales; les contourner ou les marginaliser selon ses besoins, classer les pays arbitrairement en voyous, adversaires, alliés sûrs, alliés gênants, pays utiles ou inutiles; récompenser ou punir?

Même si c’est le fait d’un empire qui se veut bienveillant, ces prétentions extravagantes sont la négation même de toute communauté, voire de tout droit international. Pourtant, imagine-t-on la France, que l’on sent embarrasser, se borner à camper sur ses positions et résister aux conséquences qui ne manqueraient pas d’en découler, alors que chacun des opposants à la guerre en Irak, l’un après l’autre, referait allégeance à Washington? Face à cette nouvelle Rome, il faudrait une inflexibilité antique, et des alliés! Et resterait le principal point faible du «front du refus» de la guerre: en se bornant – sans effet – à invoquer le droit international et le rôle de l’ONU, il a trop donné l’impression de se résigner au statu quo mondial, alors que celui-ci est contestable.

Dans la phase difficile où nous sommes, nous allons donc devoir à la fois assumer, nous défendre et nous dégager, avec habilité et sang froid. Continuer à rappeler sobrement mais nettement les principes de toute société internationale pour rester cohérents et préparer l’avenir. Défendre vigoureusement au Conseil de sécurité ou au G8 nos intérêts légitimes. En même temps, rester calmes sous les invectives ou les attaques, être prêts à reprendre le dialogue avec les Américains, coopérer avec eux chaque fois que possible, reconstruire patiemment une posture d’influence en ne recherchant pas que l’alliance avec Gerard Schröeder, mais aussi un compromis avec la Grande Bretagne.

Nous serons en meilleure posture pour mener cette politique si nous ne le faisons pas uniquement au nom du système multilatéral actuel, impuissant à endiguer la contre-révolution américaine, mais au nom d’un monde réformé et d’une nouvelle ONU.

1. Jamais la domination américaine, ni une alliance plus étroite des seules démocraties ne rendront superflue une organisation réunissant tous les pays du monde, quels que soient leurs régimes. Même humiliée, l’ONU perdurera. Avec quelle autorité? Nous devrions notamment proposer, en accord avec d’autres pays représentatifs, une réforme du Conseil de sécurité et du Chapitre VII de la Charte. Pour redevenir pleinement légitime, donc plus difficile à contourner, le Conseil devrait être élargi à six nouveaux membres permanents: l’Allemagne, le Japon, l’Inde et un pays arabe, un africain, un latino-américain, et à quelques non permanents. Le Chapitre VII serait modifié de façon à ce que l’emploi de la force puisse être décidé pas seulement pour préserver ou rétablir la paix ou la sécurité internationale, mais aussi pour protéger une population menacée ou persécutée, y compris par son propre gouvernement, ou des entités non étatiques. C’est la seule façon de légaliser le droit d’ingérence et d’empêcher qu’il soit récupéré par les puissances dominantes pour cautionner des guerres préventives. Au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle charte, chaque permanent s’engagerait solennellement à ne faire usage de son veto que pour des raisons vitales, jamais pour empêcher que des populations en danger soient secourues. J’ai fait cette proposition en 2001. Par ailleurs il faudrait actualiser, rendre légitimes, les formes modernes de protectorat ou de tutelle sous mandat du Conseil de sécurité réformé.

Au départ, plusieurs membres permanents rejetteraient cette réforme. Mais ces idées auraient un grand impact. Elles chemineraient. Nous nous battrions au moins pour un projet, pour une nouvelle ONU, et nous prendrions date. Si nous ne faisons rien, l’ONU délaissée sera frappée d’anémie.

2. En Europe, les désaccords entre les Quinze, à fortiori les Vingt-Cinq, sur la politique étrangère et de défense ne peuvent plus être masquées. Beaucoup avaient cru après Maastricht, par euro-optimisme, économisme, mépris des identités nationales, croyance dans la méthode Coué, qu’il serait facile d’harmoniser les politiques étrangères. Il n’en a rien été, même si je ne sous-estime pas les acquis de la politique étrangère et de sécurité commune. Les Européens ne sont toujours pas d’accord sur ce que doit être l’Europe dans le monde, Europe-puissance ou simple espace de paix, de liberté et de prospérité, ni sur ses rapports avec les Etats-Unis.

Aussi bon soit-il, le traité constitutionnel issu de la Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing et de la Conférence intergouvernementale qui suivra ne palliera pas, à lui seul, l’absence d’accord politique entre Européens. Le futur ministre européen des affaires étrangères, si ce poste est crée, se retrouvera dans la même situation que Javier Solana, dont les qualités ne sont pas en cause. Aujourd’hui, le président de la République juge inéluctable un monde multipolaire, et indispensable que l’Europe en constitue un des pôles. Tony Blair ne l’estime pas inéluctable et veut un pôle occidental unique Etats-Unis – Europe. Sans doute parce qu’il pressent que les pôles non-occidentaux seraient hostiles. Et, de fait, rien ne dit que la multipolarité serait une panacée. D’autres pays, parmi les Vingt-Cinq, ne veulent pas d’Europe-puissance. Par atlantisme, pacifisme, isolationnisme européen, méfiance envers le leadership franco-allemand, peur des responsabilités, attachement aux acquis sociaux qui seraient écornés par l’augmentation inévitable des dépenses militaires, etc.

A la France de convaincre les Européens réticents de surmonter leurs préventions en montrant que cette Europe-puissance est réalisable, et serait utile au monde et aux Européens, en mettant la puissance au service du droit.

Ne nous faisons pas d’illusion sur la quasi unanimité des opinions européennes contre la guerre en Irak. Elle a plus traduit la phobie de la force et le désir de rester à l’abri que le désir de voir se construire une Europe-puissance. Cette métamorphose des opinions reste à faire, et nécessitera un immense travail politique. Cette grande explication doit maintenant avoir lieu sans tabou entre les Vingt-Cinq, les échanges publics Blair-Chirac en démontrent le besoin. De ce débat clarificateur devrait naître un compromis historique. Une longue rencontre Chirac-Blair-Schröeder, en petit comité, serait à cet égard décisive.

3. Le statu quo n’est plus tolérable au Moyen Orient: régimes autoritaires et/ou incapables de se réformer, absence d’état palestinien. Là, ceux qui refusent que la loi américaine devienne la seule au monde ne doivent pas se tromper. Car les Etats-Unis ne vont pas forcément échouer en Irak, même si le terrain politique est miné. L’espoir d’un grand changement habite chez plusieurs peuples de la région, et je ne pense pas qu’à la jeunesse iranienne. Nous devons, nous aussi, les encourager – mais à notre façon – à mettre en œuvre leur potentiel de démocratisation.

Quand à la question israélo-palestinienne, de deux choses l’une. Soit la création d’un Etat palestinien viable est non seulement un droit élémentaire pour les Palestiniens mais aussi la condition de la paix et de la sécurité pour les Israéliens, et alors qu’attend-on depuis des années?

Soit cette idée n’est utilisée que comme un leurre et les innombrables préalables à la négociation n’ont d’autre fonction que de décourager l’aspiration nationale palestinienne en attendant que la colonisation, poursuivie depuis plus de trente ans, l’ait rendu définitivement irréalisable. Cet Etat, le Président Bush dit le vouloir en 2005. Dont acte.

Compte tenu des forces qui le soutiennent et l’entourent, on a du mal à croire qu’il exerce pour cela les indispensables pressions sur les Israéliens. Sur les Palestiniens, les pressions ne sont que trop faciles, mais cela ne suffit pas. Pourtant, compte tenu de l’inexistence de toute autre perspective, nous devrions tout faire pour renforcer cette petite chance. Sur ce point, rejoignons Tony Blair.

Au sein de l’administration Bush, certains parlent de »refermer la parenthèse du multilatéralisme du XXème siècle». A sa vision, à sa politique du fait accompli, opposons une autre vision des rapports entre nations, un multilatéralisme revigoré. Préparons les bases du partenariat Etats-Unis – Europe qui finira par s’imposer, et d’un consensus véritable sur les nouvelles règles du jeu mondial.

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22/05/2003