Diplomatie française et droits humains

A l’origine la diplomatie détenait le monopole des relations internationales. Depuis quelques décennies on observe une montée en puissance des ONG dans les relations bilatérales, à l’ONU ou au niveau des instances régionales comme l’Union européenne. S’imposent-elles véritablement comme des acteurs? Ancien conseiller diplomatique du Président François Mitterrand puis ministre des Affaires étrangères pendant cinq ans, Hubert Védrine nous fait part de son expérience.

Amnesty vient de sortir un rapport accablant sur les violences dont sont victimes les femmes en République Démocratique du Congo (RDC). Face à une situation aussi terrifiante que peut faire la communauté internationale?

Ne vous illusionnez pas trop sur les moyens d’action pratique de la «communauté» internationale. Cette aspiration sympathique n’est pas encore une réalité. C’est un beau terme comme celui de «Nations unies», en fait peu unies ou comme «Société des Nations», alors que les Nations étaient loin de former une société…
Il y a bien des responsables multilatéraux qui s’emploient avec mérite à faire vivre cette notion. Mais mon expérience me conduit à n’employer ce terme qu’avec prudence. Qui sont les Nations unies? Cent quatre-vingt onze pays dont les trois-quarts sont à peu près dépourvus de moyens et d’influence. Un Secrétaire général remarquable mais qui n’a pas de moyens propres. Et un Conseil de sécurité, central, mais souvent divisé comme on l’a vu dans l’affaire irakienne et donc impuissant. Malheureusement, la minorité de l’humanité – nous, les Occidentaux, en gros un milliard d’habitants sur six – qui monopolise richesses, liberté, sécurité, et qui voudrait aussi s’occuper du reste du monde pour son bien, ne dispose pas des moyens proportionnés à son émotion, à sa générosité, à son désir d’ingérence.

Concrètement, lorsque vous avez été ministre, quelle a été votre politique vis-à-vis de la RDC?

J’ai été plusieurs fois sur place et j’ai travaillé avec les autres pays européens qui s’y intéressaient, la Belgique et la Grande Bretagne, ainsi qu’avec Chris Patten (Commissaire européen aux Relations extérieures) et Javier Solana (Haut Représentant pour la PESC). J’ai été aussi bien sûr dans tous les pays voisins, Congo Brazzaville, Ouganda, Rwanda, Burundi, Tanzanie. Car cette affaire des grands lacs n’est soluble que si l’on dépasse les antagonismes régionaux auto entretenus entre les Africains anglophones et francophones, que d’ailleurs les Européens n’attisent plus. Mes successeurs ont continué dans le même sens.

Le manque d’États structurés capables d’assurer un minimum de sécurité et de solidarité en Afrique est un handicap plus grand encore que l’absence de société civile au sens occidental du terme. Concernant l’Est de la RDC, pour améliorer la situation il fallait obtenir l’arrêt des ingérences et des pillages des Rwandais et des Ougandais et aider un pouvoir capable à se réinstaller à Kinshasa. Je ne connais pas de raccourci pour cela. Il fallait désarmer les enfants-soldats, moitié drogués, leur procurer une activité «normale», trouver des forces d’interposition responsables, rebâtir des structures, relancer l’économie, construire des Etats, etc.…

Quelle était la position américaine?

Pour une fois, les démocrates «activistes», comme Madeleine Albright, ne préconisaient pas aveuglément des élections libres immédiates, conscients qu’exporter la technique démocratique – les élections – c’est facile et parfois dangereux, mais qu’exporter la culture démocratique, c’est-à-dire le respect des minorités et des individus, c’est long et ingrat.

Les Américains avaient tendance à soutenir par réflexe l’Ouganda et le Rwanda anglophones. D’une le Président ougandais Museveni était le «bon élève du FMI», et d’autre part ils fermaient les yeux au début devant le pillage des richesses de la RDC parce qu’ils avaient besoin de Museveni pour entretenir des guérillas au Soudan contre Karthoum. Mais pour autant les Américains n’ont pas créé les problèmes de la région!

Comment sortir de l’imbroglio?

Par des pressions ordonnées et convergentes sur les protagonistes internes de la RDC et des pays voisins pour qu’ils agissent dans le même sens, afin de restaurer l’intégrité territoriale de la RDC et l’autorité du pouvoir central, imparfaite au temps de Mobutu, mais qui là, a complètement disparu. Pour qu’ils se mettent d’accord aussi sur les solutions durables à apporter au Rwanda et au Burundi. Que, le moment venu, une conférence sur les grands lacs consolide tout cela. Et il faut être réaliste. Par exemple, au Rwanda, concernant le pays gouverné par la petite partie de la minorité tutsie, revenu de l’Ouganda. Si on y appliquait les règles arithmétiques de la démocratie, cette petite minorité ne pourrait pas gouverner seule le pays. Mais, compte tenu de leur histoire et du génocide, demander aux Tutsis de se fier démocratiquement à la mansuétude de la majorité hutue est tout simplement impensable. Et de fait, on ne leur demande pas. Il faut être patient. Par contre leur exploitation des richesses de la RDC n’était pas acceptable.

Au sujet du Rwanda, dans un article de l’hebdomadaire Le Point en 1996, vous avez défendu une position radicale «à chacun son pays», un État pour les Hutus, un autre pour les Tutsis.

Je reconnais que c’était une position politiquement incorrecte! Compte tenu de ce que je viens de rappeler – 85% de hutus, 15% de tutsis – et du poids du passé, je m’étais demandé: pourquoi pas une séparation? J’avais reçu deux ou trois lettres indignées d’ethnologues spécialisés affirmant que les Rwandais hutus et tutsis sont identiques, me trouvant ethniciste. Le credo occidental actuel veut en effet que l’on ne sépare pas les gens, et qu’au contraire, ils se mélangent et se métissent. Mais au Proche Orient, on préconise le contraire et personne ne dit aux Israéliens: «il vous faut vous mélanger avec les Palestiniens, ce sera formidable…». Tout le monde, sauf les extrémistes, considère que toute solution durable au Proche Orient passe par un État d’Israël et un État palestinien séparés. Je ne suis évidemment pas un théoricien de la séparation, mais c’est parfois une étape nécessaire. Après la Seconde Guerre mondiale, on a d’ailleurs fait déménager des millions de gens, notamment des Allemands, faute de meilleure solution.

Au Rwanda, comment envisager une telle séparation alors que les deux ethnies sont mêlées sur un même territoire?

C’est sans doute impraticable. Cette proposition ancienne était une façon de faire réfléchir aux impasses de la démocratie formelle et des fausses réconciliations dans des pays aussi meurtris par l’histoire. Une approche régionale est indispensable. Le but est qu’aucune minorité ne se sente en danger dans son propre pays.

Toujours au sujet des populations minoritaires, quelle serait la solution dans les Balkans?

Bien sûr «l’européanisation des Balkans», déjà entamée depuis quelques années. Dans les Balkans, les Occidentaux ont fait l’apologie du mélange dans certains cas, dans d’autres celle de la séparation. On a estimé ainsi qu’il était normal que les Albanais du Kosovo veuillent se séparer des Serbes à cause de Milosevic, mais qu’en Macédoine c’était inacceptable et dangereux. Et qu’en Bosnie, les trois communautés devaient rester comme chiens et chats dans le même sac. Heureusement il y a une très importante aide internationale. Il y a quelques années, un milliard de dollars par an pour la seule Bosnie, ce qui permet à beaucoup d’ONG d’être présentes. Cela aide à maintenir l’ensemble. Sans cette aide et une perspective européenne – même lointaine -, ça éclaterait. Je ne dis pas qu’ils se feraient à nouveau la guerre, elle a été si cruelle que la population résisterait certainement, mais ils se sépareraient peu à peu en deux ou trois entités. L’aimantation européenne peut aider à surmonter les problèmes encore en suspens dans cette région: Monténégro, Kosovo, Macédoine, etc… Mais l’Europe ne peut pas le faire dans l’ensemble du monde, au Proche et au Moyen-Orient, dans la moitié de l’Afrique, en Afghanistan, au Cachemire, etc.

Quelle est votre perception du rôle des ONG de défense des droits humains dans le monde tel que vous le décrivez?

Un rôle d’aiguillon, d’accélérateurs, de protecteurs. Elles doivent aussi encourager et accompagner. Malheureusement trop d’organisations, ou de politiciens, pour qui ce thème n’est que l’occasion d’une posture à visées internes ou médiatiques, se soucient peu des résultats pratiques de leurs campagnes, et de la situation réelle dans ces pays. Il en est de même de ceux qui, ayant intériorisé l’impuissance des Européens à changer le monde, se satisfont de condamnations morales, de déclarations de principe, de sermons. Pour les autres qui veulent agir vraiment sur la réalité, la tâche est ardue. L’Histoire nous apprend que, sauf cas de capitulation (Allemagne et Japon en 1945), sauf cas de rétablissement de démocraties plus faciles à instaurer, c’est rarement la contrainte extérieure qui a réussi à imposer la démocratie, mais le plus souvent l’irrésistible mûrissement interne économique, social puis politique.
L’objectif d’Amnesty International est louable. Vous êtes aussi animé par une certaine impatience. Vous êtes sans doute choqués quand on rappelle que l’on a mis plusieurs siècles en Europe à obtenir le respect réel des droits de l’homme et la démocratie. Car vous n’accepteriez pas que les Chinois, les Arabes et les autres aient à attendre la démocratie pendant des siècles. Mais quand je tempérais Madeleine Albright en lui disant que «la démocratie n’est pas du café instantané», j’ajoutais aussitôt que chaque société a un potentiel de démocratisation que l’on peut encourager intelligemment bien que ces processus soient fondamentalement endogènes. Nous ne le ferons pas à leur place, personne ne l’a fait pour nous. Je pense que des organisations comme les vôtres peuvent stimuler ce potentiel en faisant du sur mesure, pays par pays, en distinguant je le répète, les cas où l’on rétablit la démocratie et ceux où on l’instaure (démocraties émergentes). En gardant à l’esprit ces réalités, les ONG peuvent faire un travail extraordinaire.

Comment la France qui a des liens privilégiés avec la Tunisie peut-elle accompagner le processus de démocratisation?

C’est toujours plus facile de critiquer la Tunisie, petit pays proche, francophone, homogène, où la menace islamiste a réellement été écartée, que la Chine! Cela dit, il existe en Tunisie une classe moyenne importante, un développement économique considérable depuis dix ans un accord d’association avec l’Europe et, grâce à ses succès même, le Président Ben Ali pourrait, à mon avis, accepter le jeu du multipartisme sans prendre de risque. La Tunisie est prête.

En Chine, après la politique de dénonciation au lendemain de Tiananmem, la France a rapidement adopté le «dialogue constructif», quel bilan en tirez-vous?

Ni l’une ni l’autre de ces politiques européennes n’a beaucoup d’influence sur ce mastodonte vital pour l’économie mondiale actuelle qu’est la Chine. C’est son développement économique et social qui obligera la Chine à changer politiquement. Peut-être plus vite qu’on ne le croit.

En ce qui concerne la justice pénale internationale, toujours balbutiante, quel rôle vous lui voyez jouer?

Si on attend de la justice internationale qu’elle joue son rôle, c’est-à-dire qu’elle évite l’impunité dans les cas où une justice nationale n’est pas capable de juger (sinon ça déresponsabiliserait les États), c’est très bien et de réels progrès seront accomplis. En revanche je me suis souvent inquiété des attentes démesurées dans une partie de l’opinion publique européenne qui reporte sur la justice la confiance qu’elle plaçait autrefois dans la politique, et veut tout judiciariser.

Si on croit que l’existence d’une justice internationale (sans, rappelons-le, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, Israël, plusieurs pays arabes et quelques autres) évitera les conflits, on sera cruellement déçu une fois de plus car elle ne dissuadera pas plus le crime que la justice nationale ne le fait. Elle ne peut pas non plus se substituer au règlement politique des crises, même si elle peut les accompagner. Par exemple en Serbie, il est évident que le procès de Milosevic ne va pas régler à lui seul les questions de cohabitation et de coexistence des Serbes avec leurs voisins. Les Serbes les plus démocrates redoutent que ce procès n’entretienne l’opinion publique dans sa paranoïa. Il faudra donc aussi une approche politique. Pour éviter de futurs désenchantements, n’attendons pas de la justice internationale des performances impossibles.

Amnesty vient de sortir un rapport accablant sur les violences dont sont victimes les femmes en République Démocratique du Congo (RDC). Face à une situation aussi terrifiante que peut faire la communauté internationale?

Ne vous illusionnez pas trop sur les moyens d’action pratique de la «communauté» internationale. Cette aspiration sympathique n’est pas encore une réalité. C’est un beau terme comme celui de «Nations unies», en fait peu unies ou comme «Société des Nations», alors que les Nations étaient loin de former une société…

Il y a bien des responsables multilatéraux qui s’emploient avec mérite à faire vivre cette notion. Mais mon expérience me conduit à n’employer ce terme qu’avec prudence. Qui sont les Nations unies? Cent quatre-vingt onze pays dont les trois-quarts sont à peu près dépourvus de moyens et d’influence. Un Secrétaire général remarquable mais qui n’a pas de moyens propres. Et un Conseil de sécurité, central, mais souvent divisé comme on l’a vu dans l’affaire irakienne et donc impuissant. Malheureusement, la minorité de l’humanité – nous, les Occidentaux, en gros un milliard d’habitants sur six – qui monopolise richesses, liberté, sécurité, et qui voudrait aussi s’occuper du reste du monde pour son bien, ne dispose pas des moyens proportionnés à son émotion, à sa générosité, à son désir d’ingérence.

Concrètement, lorsque vous avez été ministre, quelle a été votre politique vis-à-vis de la RDC?

J’ai été plusieurs fois sur place et j’ai travaillé avec les autres pays européens qui s’y intéressaient, la Belgique et la Grande Bretagne, ainsi qu’avec Chris Patten (Commissaire européen aux Relations extérieures) et Javier Solana (Haut Représentant pour la PESC). J’ai été aussi bien sûr dans tous les pays voisins, Congo Brazzaville, Ouganda, Rwanda, Burundi, Tanzanie. Car cette affaire des grands lacs n’est soluble que si l’on dépasse les antagonismes régionaux auto-entretenus entre les Africains anglophones et francophones, que d’ailleurs les Européens n’attisent plus. Mes successeurs ont continué dans le même sens.

Le manque d’États structurés capables d’assurer un minimum de sécurité et de solidarité en Afrique est un handicap plus grand encore que l’absence de société civile au sens occidental du terme.

Concernant l’Est de la RDC, pour améliorer la situation il fallait obtenir l’arrêt des ingérences et des pillages des Rwandais et des Ougandais et aider un pouvoir capable à se réinstaller à Kinshasa. Je ne connais pas de raccourci pour cela. Il fallait désarmer les enfants-soldats, moitié drogués, leur procurer une activité «normale», trouver des forces d’interposition responsables, rebâtir des structures, relancer l’économie, construire des Etats, etc…

Quelle était la position américaine?

Pour une fois, les démocrates «activistes», comme Madeleine Albright, ne préconisaient pas aveuglément des élections libres immédiates, conscients qu’exporter la technique démocratique – les élections – c’est facile et parfois dangereux, mais qu’exporter la culture démocratique, c’est-à-dire le respect des minorités et des individus, c’est long et ingrat.

Les Américains avaient tendance à soutenir par réflexe l’Ouganda et le Rwanda anglophones. D’une le Président ougandais Museveni était le «bon élève du FMI», et d’autre part ils fermaient les yeux au début devant le pillage des richesses de la RDC parce qu’ils avaient besoin de Museveni pour entretenir des guérillas au Soudan contre Karthoum. Mais pour autant les Américains n’ont pas créé les problèmes de la région!

Comment sortir de l’imbroglio?

Par des pressions ordonnées et convergentes sur les protagonistes internes de la RDC et des pays voisins pour qu’ils agissent dans le même sens, afin de restaurer l’intégrité territoriale de la RDC et l’autorité du pouvoir central, imparfaite au temps de Mobutu, mais qui là, a complètement disparu. Pour qu’ils se mettent d’accord aussi sur les solutions durables à apporter au Rwanda et au Burundi. Que, le moment venu, une conférence sur les grands lacs consolide tout cela. Et il faut être réaliste. Par exemple, au Rwanda, concernant le pays gouverné par la petite partie de la minorité tutsie, revenu de l’Ouganda. Si on y appliquait les règles arithmétiques de la démocratie, cette petite minorité ne pourrait pas gouverner seule le pays. Mais, compte tenu de leur histoire et du génocide, demander aux Tutsis de se fier démocratiquement à la mansuétude de la majorité hutue est tout simplement impensable. Et de fait, on ne leur demande pas. Il faut être patient. Par contre leur exploitation des richesses de la RDC n’était pas acceptable.

Au sujet du Rwanda, dans un article de l’hebdomadaire Le Point en 1996, vous avez défendu une position radicale «à chacun son pays», un État pour les Hutus, un autre pour les Tutsis

Je reconnais que c’était une position politiquement incorrecte! Compte tenu de ce que je viens de rappeler – 85% de hutus, 15% de tutsis – et du poids du passé, je m’étais demandé: pourquoi pas une séparation? J’avais reçu deux ou trois lettres indignées d’ethnologues spécialisés affirmant que les Rwandais hutus et tutsis sont identiques, me trouvant ethniciste. Le credo occidental actuel veut en effet que l’on ne sépare pas les gens, et qu’au contraire, ils se mélangent et se métissent. Mais au Proche Orient, on préconise le contraire et personne ne dit aux Israéliens: »il vous faut vous mélanger avec les Palestiniens, ce sera formidable…». Tout le monde, sauf les extrémistes, considère que toute solution durable au Proche Orient passe par un État d’Israël et un État palestinien séparés. Je ne suis évidemment pas un théoricien de la séparation, mais c’est parfois une étape nécessaire. Après la Seconde Guerre mondiale, on a d’ailleurs fait déménager des millions de gens, notamment des Allemands, faute de meilleure solution.

Au Rwanda, comment envisager une telle séparation alors que les deux ethnies sont mêlées sur un même territoire?

C’est sans doute impraticable. Cette proposition ancienne était une façon de faire réfléchir aux impasses de la démocratie formelle et des fausses réconciliations dans des pays aussi meurtris par l’histoire. Une approche régionale est indispensable. Le but est qu’aucune minorité ne se sente en danger dans son propre pays.
Toujours au sujet des populations minoritaires, quelle serait la solution dans les Balkans?

Bien sûr «l’européanisation des Balkans», déjà entamée depuis quelques années. Dans les Balkans, les Occidentaux ont fait l’apologie du mélange dans certains cas, dans d’autres celle de la séparation. On a estimé ainsi qu’il était normal que les Albanais du Kosovo veuillent se séparer des Serbes à cause de Milosevic, mais qu’en Macédoine c’était inacceptable et dangereux. Et qu’en Bosnie, les trois communautés devaient rester comme chiens et chats dans le même sac. Heureusement il y a une très importante aide internationale. Il y a quelques années, un milliard de dollars par an pour la seule Bosnie, ce qui permet à beaucoup d’ONG d’être présentes. Cela aide à maintenir l’ensemble. Sans cette aide et une perspective européenne – même lointaine -, ça éclaterait. Je ne dis pas qu’ils se feraient à nouveau la guerre, elle a été si cruelle que la population résisterait certainement, mais ils se sépareraient peu à peu en deux ou trois entités. L’aimantation européenne peut aider à surmonter les problèmes encore en suspens dans cette région: Monténégro, Kosovo, Macédoine, etc… Mais l’Europe ne peut pas le faire dans l’ensemble du monde, au Proche et au Moyen-Orient, dans la moitié de l’Afrique, en Afghanistan, au Cachemire…

Quelle est votre perception du rôle des ONG de défense des droits humains dans le monde tel que vous le décrivez?

Un rôle d’aiguillon, d’accélérateurs, de protecteurs. Elles doivent aussi encourager et accompagner. Malheureusement trop d’organisations, ou de politiciens, pour qui ce thème n’est que l’occasion d’une posture à visées internes ou médiatiques, se soucient peu des résultats pratiques de leurs campagnes, et de la situation réelle dans ces pays. Il en est de même de ceux qui, ayant intériorisé l’impuissance des Européens à changer le monde, se satisfont de condamnations morales, de déclarations de principe, de sermons. Pour les autres qui veulent agir vraiment sur la réalité, la tâche est ardue. L’Histoire nous apprend que, sauf cas de capitulation (Allemagne et Japon en 1945), sauf cas de rétablissement de démocraties plus faciles à instaurer, c’est rarement la contrainte extérieure qui a réussi à imposer la démocratie, mais le plus souvent l’irrésistible mûrissement interne économique, social puis politique.

L’objectif d’Amnesty International est louable. Vous êtes aussi animé par une certaine impatience. Vous êtes sans doute choqués quand on rappelle que l’on a mis plusieurs siècles en Europe à obtenir le respect réel des droits de l’homme et la démocratie. Car vous n’accepteriez pas que les Chinois, les Arabes et les autres aient à attendre la démocratie pendant des siècles. Mais quand je tempérais Madeleine Albright en lui disant que »la démocratie n’est pas du café instantané», j’ajoutais aussitôt que chaque société a un potentiel de démocratisation que l’on peut encourager intelligemment bien que ces processus soient fondamentalement endogènes. Nous ne le ferons pas à leur place, personne ne l’a fait pour nous. Je pense que des organisations comme les vôtres peuvent stimuler ce potentiel en faisant du «sur mesure», pays par pays, en distinguant je le répète, les cas où l’on rétablit la démocratie et ceux où on l’instaure (démocraties émergentes). En gardant à l’esprit ces réalités, les ONG peuvent faire un travail extraordinaire.

Comment la France qui a des liens privilégiés avec la Tunisie peut-elle accompagner le processus de démocratisation?

C’est toujours plus facile de critiquer la Tunisie, petit pays proche, francophone, homogène, où la menace islamiste a réellement été écartée, que la Chine! Cela dit, il existe en Tunisie une classe moyenne importante, un développement économique considérable depuis dix ans un accord d’association avec l’Europe et, grâce à ses succès même, le Président Ben Ali pourrait, à mon avis, accepter le jeu du multipartisme sans prendre de risque. La Tunisie est prête.

En Chine, après la politique de dénonciation au lendemain de Tiananmem, la France a rapidement adopté le «dialogue constructif «, quel bilan en tirez-vous?

Ni l’une ni l’autre de ces politiques européennes n’a beaucoup d’influence sur ce mastodonte vital pour l’économie mondiale actuelle qu’est la Chine. C’est son développement économique et social qui obligera la Chine à changer politiquement. Peut-être plus vite qu’on ne le croit.

En ce qui concerne la justice pénale internationale, toujours balbutiante, quel rôle vous lui voyez jouer?

Si on attend de la justice internationale qu’elle joue son rôle, c’est-à-dire qu’elle évite l’impunité dans les cas où une justice nationale n’est pas capable de juger (sinon ça déresponsabiliserait les États), c’est très bien et de réels progrès seront accomplis. En revanche je me suis souvent inquiété des attentes démesurées dans une partie de l’opinion publique européenne qui reporte sur la justice la confiance qu’elle plaçait autrefois dans la politique, et veut tout judiciariser.

Si on croit que l’existence d’une justice internationale (sans, rappelons-le, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, Israël, plusieurs pays arabes et quelques autres) évitera les conflits, on sera cruellement déçu une fois de plus car elle ne dissuadera pas plus le crime que la justice nationale ne le fait. Elle ne peut pas non plus se substituer au règlement politique des crises, même si elle peut les accompagner. Par exemple en Serbie, il est évident que le procès de Milosevic ne va pas régler à lui seul les questions de cohabitation et de coexistence des Serbes avec leurs voisins. Les Serbes les plus démocrates redoutent que ce procès n’entretienne l’opinion publique dans sa paranoïa. Il faudra donc aussi une approche politique. Pour éviter de futurs désenchantements, n’attendons pas de la justice internationale des performances impossibles.

Diplomatie française et droits humains

Hubert Vedrine

Diplomatie française et droits humains

A l’origine la diplomatie détenait le monopole des relations internationales. Depuis quelques décennies on observe une montée en puissance des ONG dans les relations bilatérales, à l’ONU ou au niveau des instances régionales comme l’Union européenne. S’imposent-elles véritablement comme des acteurs? Ancien conseiller diplomatique du Président François Mitterrand puis ministre des Affaires étrangères pendant cinq ans, Hubert Védrine nous fait part de son expérience.

Amnesty vient de sortir un rapport accablant sur les violences dont sont victimes les femmes en République Démocratique du Congo (RDC). Face à une situation aussi terrifiante que peut faire la communauté internationale?

Ne vous illusionnez pas trop sur les moyens d’action pratique de la «communauté» internationale. Cette aspiration sympathique n’est pas encore une réalité. C’est un beau terme comme celui de «Nations unies», en fait peu unies ou comme «Société des Nations», alors que les Nations étaient loin de former une société…
Il y a bien des responsables multilatéraux qui s’emploient avec mérite à faire vivre cette notion. Mais mon expérience me conduit à n’employer ce terme qu’avec prudence. Qui sont les Nations unies? Cent quatre-vingt onze pays dont les trois-quarts sont à peu près dépourvus de moyens et d’influence. Un Secrétaire général remarquable mais qui n’a pas de moyens propres. Et un Conseil de sécurité, central, mais souvent divisé comme on l’a vu dans l’affaire irakienne et donc impuissant. Malheureusement, la minorité de l’humanité – nous, les Occidentaux, en gros un milliard d’habitants sur six – qui monopolise richesses, liberté, sécurité, et qui voudrait aussi s’occuper du reste du monde pour son bien, ne dispose pas des moyens proportionnés à son émotion, à sa générosité, à son désir d’ingérence.

Concrètement, lorsque vous avez été ministre, quelle a été votre politique vis-à-vis de la RDC?

J’ai été plusieurs fois sur place et j’ai travaillé avec les autres pays européens qui s’y intéressaient, la Belgique et la Grande Bretagne, ainsi qu’avec Chris Patten (Commissaire européen aux Relations extérieures) et Javier Solana (Haut Représentant pour la PESC). J’ai été aussi bien sûr dans tous les pays voisins, Congo Brazzaville, Ouganda, Rwanda, Burundi, Tanzanie. Car cette affaire des grands lacs n’est soluble que si l’on dépasse les antagonismes régionaux auto entretenus entre les Africains anglophones et francophones, que d’ailleurs les Européens n’attisent plus. Mes successeurs ont continué dans le même sens.

Le manque d’États structurés capables d’assurer un minimum de sécurité et de solidarité en Afrique est un handicap plus grand encore que l’absence de société civile au sens occidental du terme. Concernant l’Est de la RDC, pour améliorer la situation il fallait obtenir l’arrêt des ingérences et des pillages des Rwandais et des Ougandais et aider un pouvoir capable à se réinstaller à Kinshasa. Je ne connais pas de raccourci pour cela. Il fallait désarmer les enfants-soldats, moitié drogués, leur procurer une activité «normale», trouver des forces d’interposition responsables, rebâtir des structures, relancer l’économie, construire des Etats, etc.…

Quelle était la position américaine?

Pour une fois, les démocrates «activistes», comme Madeleine Albright, ne préconisaient pas aveuglément des élections libres immédiates, conscients qu’exporter la technique démocratique – les élections – c’est facile et parfois dangereux, mais qu’exporter la culture démocratique, c’est-à-dire le respect des minorités et des individus, c’est long et ingrat.

Les Américains avaient tendance à soutenir par réflexe l’Ouganda et le Rwanda anglophones. D’une le Président ougandais Museveni était le «bon élève du FMI», et d’autre part ils fermaient les yeux au début devant le pillage des richesses de la RDC parce qu’ils avaient besoin de Museveni pour entretenir des guérillas au Soudan contre Karthoum. Mais pour autant les Américains n’ont pas créé les problèmes de la région!

Comment sortir de l’imbroglio?

Par des pressions ordonnées et convergentes sur les protagonistes internes de la RDC et des pays voisins pour qu’ils agissent dans le même sens, afin de restaurer l’intégrité territoriale de la RDC et l’autorité du pouvoir central, imparfaite au temps de Mobutu, mais qui là, a complètement disparu. Pour qu’ils se mettent d’accord aussi sur les solutions durables à apporter au Rwanda et au Burundi. Que, le moment venu, une conférence sur les grands lacs consolide tout cela. Et il faut être réaliste. Par exemple, au Rwanda, concernant le pays gouverné par la petite partie de la minorité tutsie, revenu de l’Ouganda. Si on y appliquait les règles arithmétiques de la démocratie, cette petite minorité ne pourrait pas gouverner seule le pays. Mais, compte tenu de leur histoire et du génocide, demander aux Tutsis de se fier démocratiquement à la mansuétude de la majorité hutue est tout simplement impensable. Et de fait, on ne leur demande pas. Il faut être patient. Par contre leur exploitation des richesses de la RDC n’était pas acceptable.

Au sujet du Rwanda, dans un article de l’hebdomadaire Le Point en 1996, vous avez défendu une position radicale «à chacun son pays», un État pour les Hutus, un autre pour les Tutsis.

Je reconnais que c’était une position politiquement incorrecte! Compte tenu de ce que je viens de rappeler – 85% de hutus, 15% de tutsis – et du poids du passé, je m’étais demandé: pourquoi pas une séparation? J’avais reçu deux ou trois lettres indignées d’ethnologues spécialisés affirmant que les Rwandais hutus et tutsis sont identiques, me trouvant ethniciste. Le credo occidental actuel veut en effet que l’on ne sépare pas les gens, et qu’au contraire, ils se mélangent et se métissent. Mais au Proche Orient, on préconise le contraire et personne ne dit aux Israéliens: «il vous faut vous mélanger avec les Palestiniens, ce sera formidable…». Tout le monde, sauf les extrémistes, considère que toute solution durable au Proche Orient passe par un État d’Israël et un État palestinien séparés. Je ne suis évidemment pas un théoricien de la séparation, mais c’est parfois une étape nécessaire. Après la Seconde Guerre mondiale, on a d’ailleurs fait déménager des millions de gens, notamment des Allemands, faute de meilleure solution.

Au Rwanda, comment envisager une telle séparation alors que les deux ethnies sont mêlées sur un même territoire?

C’est sans doute impraticable. Cette proposition ancienne était une façon de faire réfléchir aux impasses de la démocratie formelle et des fausses réconciliations dans des pays aussi meurtris par l’histoire. Une approche régionale est indispensable. Le but est qu’aucune minorité ne se sente en danger dans son propre pays.

Toujours au sujet des populations minoritaires, quelle serait la solution dans les Balkans?

Bien sûr «l’européanisation des Balkans», déjà entamée depuis quelques années. Dans les Balkans, les Occidentaux ont fait l’apologie du mélange dans certains cas, dans d’autres celle de la séparation. On a estimé ainsi qu’il était normal que les Albanais du Kosovo veuillent se séparer des Serbes à cause de Milosevic, mais qu’en Macédoine c’était inacceptable et dangereux. Et qu’en Bosnie, les trois communautés devaient rester comme chiens et chats dans le même sac. Heureusement il y a une très importante aide internationale. Il y a quelques années, un milliard de dollars par an pour la seule Bosnie, ce qui permet à beaucoup d’ONG d’être présentes. Cela aide à maintenir l’ensemble. Sans cette aide et une perspective européenne – même lointaine -, ça éclaterait. Je ne dis pas qu’ils se feraient à nouveau la guerre, elle a été si cruelle que la population résisterait certainement, mais ils se sépareraient peu à peu en deux ou trois entités. L’aimantation européenne peut aider à surmonter les problèmes encore en suspens dans cette région: Monténégro, Kosovo, Macédoine, etc… Mais l’Europe ne peut pas le faire dans l’ensemble du monde, au Proche et au Moyen-Orient, dans la moitié de l’Afrique, en Afghanistan, au Cachemire, etc.

Quelle est votre perception du rôle des ONG de défense des droits humains dans le monde tel que vous le décrivez?

Un rôle d’aiguillon, d’accélérateurs, de protecteurs. Elles doivent aussi encourager et accompagner. Malheureusement trop d’organisations, ou de politiciens, pour qui ce thème n’est que l’occasion d’une posture à visées internes ou médiatiques, se soucient peu des résultats pratiques de leurs campagnes, et de la situation réelle dans ces pays. Il en est de même de ceux qui, ayant intériorisé l’impuissance des Européens à changer le monde, se satisfont de condamnations morales, de déclarations de principe, de sermons. Pour les autres qui veulent agir vraiment sur la réalité, la tâche est ardue. L’Histoire nous apprend que, sauf cas de capitulation (Allemagne et Japon en 1945), sauf cas de rétablissement de démocraties plus faciles à instaurer, c’est rarement la contrainte extérieure qui a réussi à imposer la démocratie, mais le plus souvent l’irrésistible mûrissement interne économique, social puis politique.
L’objectif d’Amnesty International est louable. Vous êtes aussi animé par une certaine impatience. Vous êtes sans doute choqués quand on rappelle que l’on a mis plusieurs siècles en Europe à obtenir le respect réel des droits de l’homme et la démocratie. Car vous n’accepteriez pas que les Chinois, les Arabes et les autres aient à attendre la démocratie pendant des siècles. Mais quand je tempérais Madeleine Albright en lui disant que «la démocratie n’est pas du café instantané», j’ajoutais aussitôt que chaque société a un potentiel de démocratisation que l’on peut encourager intelligemment bien que ces processus soient fondamentalement endogènes. Nous ne le ferons pas à leur place, personne ne l’a fait pour nous. Je pense que des organisations comme les vôtres peuvent stimuler ce potentiel en faisant du sur mesure, pays par pays, en distinguant je le répète, les cas où l’on rétablit la démocratie et ceux où on l’instaure (démocraties émergentes). En gardant à l’esprit ces réalités, les ONG peuvent faire un travail extraordinaire.

Comment la France qui a des liens privilégiés avec la Tunisie peut-elle accompagner le processus de démocratisation?

C’est toujours plus facile de critiquer la Tunisie, petit pays proche, francophone, homogène, où la menace islamiste a réellement été écartée, que la Chine! Cela dit, il existe en Tunisie une classe moyenne importante, un développement économique considérable depuis dix ans un accord d’association avec l’Europe et, grâce à ses succès même, le Président Ben Ali pourrait, à mon avis, accepter le jeu du multipartisme sans prendre de risque. La Tunisie est prête.

En Chine, après la politique de dénonciation au lendemain de Tiananmem, la France a rapidement adopté le «dialogue constructif», quel bilan en tirez-vous?

Ni l’une ni l’autre de ces politiques européennes n’a beaucoup d’influence sur ce mastodonte vital pour l’économie mondiale actuelle qu’est la Chine. C’est son développement économique et social qui obligera la Chine à changer politiquement. Peut-être plus vite qu’on ne le croit.

En ce qui concerne la justice pénale internationale, toujours balbutiante, quel rôle vous lui voyez jouer?

Si on attend de la justice internationale qu’elle joue son rôle, c’est-à-dire qu’elle évite l’impunité dans les cas où une justice nationale n’est pas capable de juger (sinon ça déresponsabiliserait les États), c’est très bien et de réels progrès seront accomplis. En revanche je me suis souvent inquiété des attentes démesurées dans une partie de l’opinion publique européenne qui reporte sur la justice la confiance qu’elle plaçait autrefois dans la politique, et veut tout judiciariser.

Si on croit que l’existence d’une justice internationale (sans, rappelons-le, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, Israël, plusieurs pays arabes et quelques autres) évitera les conflits, on sera cruellement déçu une fois de plus car elle ne dissuadera pas plus le crime que la justice nationale ne le fait. Elle ne peut pas non plus se substituer au règlement politique des crises, même si elle peut les accompagner. Par exemple en Serbie, il est évident que le procès de Milosevic ne va pas régler à lui seul les questions de cohabitation et de coexistence des Serbes avec leurs voisins. Les Serbes les plus démocrates redoutent que ce procès n’entretienne l’opinion publique dans sa paranoïa. Il faudra donc aussi une approche politique. Pour éviter de futurs désenchantements, n’attendons pas de la justice internationale des performances impossibles.

Amnesty vient de sortir un rapport accablant sur les violences dont sont victimes les femmes en République Démocratique du Congo (RDC). Face à une situation aussi terrifiante que peut faire la communauté internationale?

Ne vous illusionnez pas trop sur les moyens d’action pratique de la «communauté» internationale. Cette aspiration sympathique n’est pas encore une réalité. C’est un beau terme comme celui de «Nations unies», en fait peu unies ou comme «Société des Nations», alors que les Nations étaient loin de former une société…

Il y a bien des responsables multilatéraux qui s’emploient avec mérite à faire vivre cette notion. Mais mon expérience me conduit à n’employer ce terme qu’avec prudence. Qui sont les Nations unies? Cent quatre-vingt onze pays dont les trois-quarts sont à peu près dépourvus de moyens et d’influence. Un Secrétaire général remarquable mais qui n’a pas de moyens propres. Et un Conseil de sécurité, central, mais souvent divisé comme on l’a vu dans l’affaire irakienne et donc impuissant. Malheureusement, la minorité de l’humanité – nous, les Occidentaux, en gros un milliard d’habitants sur six – qui monopolise richesses, liberté, sécurité, et qui voudrait aussi s’occuper du reste du monde pour son bien, ne dispose pas des moyens proportionnés à son émotion, à sa générosité, à son désir d’ingérence.

Concrètement, lorsque vous avez été ministre, quelle a été votre politique vis-à-vis de la RDC?

J’ai été plusieurs fois sur place et j’ai travaillé avec les autres pays européens qui s’y intéressaient, la Belgique et la Grande Bretagne, ainsi qu’avec Chris Patten (Commissaire européen aux Relations extérieures) et Javier Solana (Haut Représentant pour la PESC). J’ai été aussi bien sûr dans tous les pays voisins, Congo Brazzaville, Ouganda, Rwanda, Burundi, Tanzanie. Car cette affaire des grands lacs n’est soluble que si l’on dépasse les antagonismes régionaux auto-entretenus entre les Africains anglophones et francophones, que d’ailleurs les Européens n’attisent plus. Mes successeurs ont continué dans le même sens.

Le manque d’États structurés capables d’assurer un minimum de sécurité et de solidarité en Afrique est un handicap plus grand encore que l’absence de société civile au sens occidental du terme.

Concernant l’Est de la RDC, pour améliorer la situation il fallait obtenir l’arrêt des ingérences et des pillages des Rwandais et des Ougandais et aider un pouvoir capable à se réinstaller à Kinshasa. Je ne connais pas de raccourci pour cela. Il fallait désarmer les enfants-soldats, moitié drogués, leur procurer une activité «normale», trouver des forces d’interposition responsables, rebâtir des structures, relancer l’économie, construire des Etats, etc…

Quelle était la position américaine?

Pour une fois, les démocrates «activistes», comme Madeleine Albright, ne préconisaient pas aveuglément des élections libres immédiates, conscients qu’exporter la technique démocratique – les élections – c’est facile et parfois dangereux, mais qu’exporter la culture démocratique, c’est-à-dire le respect des minorités et des individus, c’est long et ingrat.

Les Américains avaient tendance à soutenir par réflexe l’Ouganda et le Rwanda anglophones. D’une le Président ougandais Museveni était le «bon élève du FMI», et d’autre part ils fermaient les yeux au début devant le pillage des richesses de la RDC parce qu’ils avaient besoin de Museveni pour entretenir des guérillas au Soudan contre Karthoum. Mais pour autant les Américains n’ont pas créé les problèmes de la région!

Comment sortir de l’imbroglio?

Par des pressions ordonnées et convergentes sur les protagonistes internes de la RDC et des pays voisins pour qu’ils agissent dans le même sens, afin de restaurer l’intégrité territoriale de la RDC et l’autorité du pouvoir central, imparfaite au temps de Mobutu, mais qui là, a complètement disparu. Pour qu’ils se mettent d’accord aussi sur les solutions durables à apporter au Rwanda et au Burundi. Que, le moment venu, une conférence sur les grands lacs consolide tout cela. Et il faut être réaliste. Par exemple, au Rwanda, concernant le pays gouverné par la petite partie de la minorité tutsie, revenu de l’Ouganda. Si on y appliquait les règles arithmétiques de la démocratie, cette petite minorité ne pourrait pas gouverner seule le pays. Mais, compte tenu de leur histoire et du génocide, demander aux Tutsis de se fier démocratiquement à la mansuétude de la majorité hutue est tout simplement impensable. Et de fait, on ne leur demande pas. Il faut être patient. Par contre leur exploitation des richesses de la RDC n’était pas acceptable.

Au sujet du Rwanda, dans un article de l’hebdomadaire Le Point en 1996, vous avez défendu une position radicale «à chacun son pays», un État pour les Hutus, un autre pour les Tutsis

Je reconnais que c’était une position politiquement incorrecte! Compte tenu de ce que je viens de rappeler – 85% de hutus, 15% de tutsis – et du poids du passé, je m’étais demandé: pourquoi pas une séparation? J’avais reçu deux ou trois lettres indignées d’ethnologues spécialisés affirmant que les Rwandais hutus et tutsis sont identiques, me trouvant ethniciste. Le credo occidental actuel veut en effet que l’on ne sépare pas les gens, et qu’au contraire, ils se mélangent et se métissent. Mais au Proche Orient, on préconise le contraire et personne ne dit aux Israéliens: »il vous faut vous mélanger avec les Palestiniens, ce sera formidable…». Tout le monde, sauf les extrémistes, considère que toute solution durable au Proche Orient passe par un État d’Israël et un État palestinien séparés. Je ne suis évidemment pas un théoricien de la séparation, mais c’est parfois une étape nécessaire. Après la Seconde Guerre mondiale, on a d’ailleurs fait déménager des millions de gens, notamment des Allemands, faute de meilleure solution.

Au Rwanda, comment envisager une telle séparation alors que les deux ethnies sont mêlées sur un même territoire?

C’est sans doute impraticable. Cette proposition ancienne était une façon de faire réfléchir aux impasses de la démocratie formelle et des fausses réconciliations dans des pays aussi meurtris par l’histoire. Une approche régionale est indispensable. Le but est qu’aucune minorité ne se sente en danger dans son propre pays.
Toujours au sujet des populations minoritaires, quelle serait la solution dans les Balkans?

Bien sûr «l’européanisation des Balkans», déjà entamée depuis quelques années. Dans les Balkans, les Occidentaux ont fait l’apologie du mélange dans certains cas, dans d’autres celle de la séparation. On a estimé ainsi qu’il était normal que les Albanais du Kosovo veuillent se séparer des Serbes à cause de Milosevic, mais qu’en Macédoine c’était inacceptable et dangereux. Et qu’en Bosnie, les trois communautés devaient rester comme chiens et chats dans le même sac. Heureusement il y a une très importante aide internationale. Il y a quelques années, un milliard de dollars par an pour la seule Bosnie, ce qui permet à beaucoup d’ONG d’être présentes. Cela aide à maintenir l’ensemble. Sans cette aide et une perspective européenne – même lointaine -, ça éclaterait. Je ne dis pas qu’ils se feraient à nouveau la guerre, elle a été si cruelle que la population résisterait certainement, mais ils se sépareraient peu à peu en deux ou trois entités. L’aimantation européenne peut aider à surmonter les problèmes encore en suspens dans cette région: Monténégro, Kosovo, Macédoine, etc… Mais l’Europe ne peut pas le faire dans l’ensemble du monde, au Proche et au Moyen-Orient, dans la moitié de l’Afrique, en Afghanistan, au Cachemire…

Quelle est votre perception du rôle des ONG de défense des droits humains dans le monde tel que vous le décrivez?

Un rôle d’aiguillon, d’accélérateurs, de protecteurs. Elles doivent aussi encourager et accompagner. Malheureusement trop d’organisations, ou de politiciens, pour qui ce thème n’est que l’occasion d’une posture à visées internes ou médiatiques, se soucient peu des résultats pratiques de leurs campagnes, et de la situation réelle dans ces pays. Il en est de même de ceux qui, ayant intériorisé l’impuissance des Européens à changer le monde, se satisfont de condamnations morales, de déclarations de principe, de sermons. Pour les autres qui veulent agir vraiment sur la réalité, la tâche est ardue. L’Histoire nous apprend que, sauf cas de capitulation (Allemagne et Japon en 1945), sauf cas de rétablissement de démocraties plus faciles à instaurer, c’est rarement la contrainte extérieure qui a réussi à imposer la démocratie, mais le plus souvent l’irrésistible mûrissement interne économique, social puis politique.

L’objectif d’Amnesty International est louable. Vous êtes aussi animé par une certaine impatience. Vous êtes sans doute choqués quand on rappelle que l’on a mis plusieurs siècles en Europe à obtenir le respect réel des droits de l’homme et la démocratie. Car vous n’accepteriez pas que les Chinois, les Arabes et les autres aient à attendre la démocratie pendant des siècles. Mais quand je tempérais Madeleine Albright en lui disant que »la démocratie n’est pas du café instantané», j’ajoutais aussitôt que chaque société a un potentiel de démocratisation que l’on peut encourager intelligemment bien que ces processus soient fondamentalement endogènes. Nous ne le ferons pas à leur place, personne ne l’a fait pour nous. Je pense que des organisations comme les vôtres peuvent stimuler ce potentiel en faisant du «sur mesure», pays par pays, en distinguant je le répète, les cas où l’on rétablit la démocratie et ceux où on l’instaure (démocraties émergentes). En gardant à l’esprit ces réalités, les ONG peuvent faire un travail extraordinaire.

Comment la France qui a des liens privilégiés avec la Tunisie peut-elle accompagner le processus de démocratisation?

C’est toujours plus facile de critiquer la Tunisie, petit pays proche, francophone, homogène, où la menace islamiste a réellement été écartée, que la Chine! Cela dit, il existe en Tunisie une classe moyenne importante, un développement économique considérable depuis dix ans un accord d’association avec l’Europe et, grâce à ses succès même, le Président Ben Ali pourrait, à mon avis, accepter le jeu du multipartisme sans prendre de risque. La Tunisie est prête.

En Chine, après la politique de dénonciation au lendemain de Tiananmem, la France a rapidement adopté le «dialogue constructif «, quel bilan en tirez-vous?

Ni l’une ni l’autre de ces politiques européennes n’a beaucoup d’influence sur ce mastodonte vital pour l’économie mondiale actuelle qu’est la Chine. C’est son développement économique et social qui obligera la Chine à changer politiquement. Peut-être plus vite qu’on ne le croit.

En ce qui concerne la justice pénale internationale, toujours balbutiante, quel rôle vous lui voyez jouer?

Si on attend de la justice internationale qu’elle joue son rôle, c’est-à-dire qu’elle évite l’impunité dans les cas où une justice nationale n’est pas capable de juger (sinon ça déresponsabiliserait les États), c’est très bien et de réels progrès seront accomplis. En revanche je me suis souvent inquiété des attentes démesurées dans une partie de l’opinion publique européenne qui reporte sur la justice la confiance qu’elle plaçait autrefois dans la politique, et veut tout judiciariser.

Si on croit que l’existence d’une justice internationale (sans, rappelons-le, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, Israël, plusieurs pays arabes et quelques autres) évitera les conflits, on sera cruellement déçu une fois de plus car elle ne dissuadera pas plus le crime que la justice nationale ne le fait. Elle ne peut pas non plus se substituer au règlement politique des crises, même si elle peut les accompagner. Par exemple en Serbie, il est évident que le procès de Milosevic ne va pas régler à lui seul les questions de cohabitation et de coexistence des Serbes avec leurs voisins. Les Serbes les plus démocrates redoutent que ce procès n’entretienne l’opinion publique dans sa paranoïa. Il faudra donc aussi une approche politique. Pour éviter de futurs désenchantements, n’attendons pas de la justice internationale des performances impossibles.

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > Diplomatie française et droits humains
01/01/2005