Débat entre Hubert Védrine et François Heisbourg sur le terrorisme après les attentats de Madrid

Les attentats du 11 mars à Madrid, après ceux du 11 septembre aux Etats-Unis, modifient-ils fondamentalement le paysage international?

Hubert Védrine: Mon analyse a toujours été que le vrai changement, c’était la fin du monde bipolaire, avec la disparition de l’URSS. A l’intérieur de ce monde post-bipolaire se développe un certain nombre de phénomènes, dont ce terrorisme de la nébuleuse Al Qaida. Ce terrorisme est un des phénomènes pathologiques de ce monde global. Il n’est pas sans lien avec plusieurs antagonismes – Islam/Occident, notamment – qui se transformeront en choc ou pas, en fonction de l’intelligence ou de l’imbécillité des décisions prises du côté occidental et du côté musulman.

Sur le terrorisme, on parle énormément pour ne rien dire. Il faut revenir à l’essentiel: pourquoi, à l’intérieur du monde musulman, y-a-t-il un bras le fer entre les fondamentalistes et les modernistes? Pourquoi une partie de fondamentalisme dégénère-t-il en terrorisme? Pourquoi ces mouvements fondamentalistes trouvent-ils à recruter? Pour quoi s’en prennent-ils aussi à l’occident?

François Heisbourg, vous avez introduit le concept d’hyper-terrorisme pour marquer le changement d’époque.

François Heisbourg: C’est qualitativement nouveau. Là où le 11 septembre a marqué un tournant, c’est dans la matérialisation de la capacité de groupes armés non étatiques à passer de la destruction de faible niveau à la destruction de masse. La capacité et la volonté. Pendant les années 1990, on parlait de nouveau terrorisme, en fondant notamment les analyses sur la secte japonaise Aoun, la première a avoir employé l’arme chimique, avec un succès limité dans le métro de Tokyo, qui a fait cependant plusieurs morts et des centaines de blessés.

A partir de là, la question était: n’allait-on pas changer d’univers, assister à une transformation du terrorisme, un phénomène vieux comme les sociétés humaines? On a la réponse. Avec le 11 septembre, on a un vrai tournant, qui accompagne un mouvement de fond de la deuxième moitié du XXème siècle: l’appropriation par des collectivités humaines non étatiques de moyens d’information, de moyens d’action – constructifs ou destructifs – de plus en plus importants par rapport aux moyens d’un Etat. C’est une tendance lourde qui n’a évidemment pas commencé le 11 septembre, une tendance qui doit beaucoup au développement des technologies de l’information, au fait qu’un étudiant bien câblé, dans tous les sens du terme, puisse à partir de son ordinateur acquérir rapidement, sur un sujet donné, une capacité d’information, d’intelligence, égale à ce qui était accessible il y a encore vingt ans aux seules bureaucraties d’Etat.

Le 11 septembre se situe dans ce mouvement général d’appropriation de la puissance par des groupes non-étatiques. Je ne proclame pas la mort de l’Etat. L’Etat est concurrencé. C’est autre chose. Et ce mouvement-là interfère avec l’autre mouvement, le passage au monde de l’après-guerre froide.

Le terrorisme islamiste est-il une nouvelle forme de totalitarisme, comme au XXème siècle le nazisme et le communisme?

H.V.: L’analogie est un peu trompeuse. Avec ce qu’on appelle peut-être à tort Al Qaeda, on a affaire à un espèce de confédération, de nébuleuse, un phénomène original qui ne ressemble pas du tout à ce qui était organisé sous le nom de Komintern, par exemple. Les structures ne sont pas les mêmes. C’est d’ailleurs le problème des enquêteurs. Quant à leur d’idéologie, elle est totalitaire. Mais il faut comprendre pourquoi elle a un effet d’entraînement?

F. H.: Le fait qu’un groupe non étatique puisse recourir à un niveau de violence qui était naguère accessible seulement à des Etats – à certains Etats – cela modifie profondément les relations entre les sociétés humaines. C’est un vrai changement; le terrorisme de masse est au terrorisme ce que la bombe atomique a été à la guerre.

Si on cherche les causes qui peuvent fournir à ces groupes terroristes l’eau dans laquelle le poisson peut se mouvoir, qu’est-ce qu’on trouve? Est-ce la pauvreté? Non. Sinon, les terroristes seraient africains. Est-ce le conflit israélo-arabe? Bien sûr, ce serait mieux s’il y avait un processus de paix au Proche-Orient, si cet élément de polarisation entre l’Occident et le monde arabe disparaissait. Mais Al Qaeda est née peu de temps après les accords d’Oslo (1993); le mouvement a fleuri et prospéré pendant des années où les choses paraissaient se passer raisonnablement bien entre Palestiniens et Israéliens.

Hubert Védrine, vous paraissez plus réticent à découpler terrorisme et conflits régionaux…

H. V.: Je suis d’accord sur la pauvreté. Mais je pense qu’il y a un lien évident avec le conflit israélo-arabe. Naturellement, je sais très bien que pour les stratèges d’Al-Qaeda, c’est un prétexte. Leur objectif principal est de restaurer dans le monde musulman la pureté d’origine. Le fondamentalisme, avant même le terrorisme, est une sorte de spasme final du monde musulman face à la modernité; la modernité finira par l’emporter mais après des moments cruels et sanglants.

A l’époque des images, de la chaîne Al-Jazira, le conflit israélo-palestinien est un argument formidable de recrutement, du Maroc à l’Indonésie; un argument au formidable retentissement dans les masses arabo-musulmanes. L’opinion arabo-musulmane est toujours partagée: elle condamne le terrorisme – dont les Arabes sont aussi la cible – mais, ils sont peut-être pas dix mille mais des dizaines de millions ou des centaines de millions dans ce monde, à penser que, quelque part, c’est bien fait pour l’Occident, compte tenu du passé. Notre histoire nous colle à la peau, et elle ne commence pas avec Israël mais bien avant, les croisades, la colonisation. Les intrusions de toutes sortes. Je pense qu’il y a un lien entre la poursuite du terrorisme type Al-Qaeda et le conflit israélo-arabe. Et je pense que ceux qui déploient une immense énergie pour nier l’existence de ce lieu, traînent une responsabilité historique énorme.

Je suis de ceux qui pensent que, chaque jour qui passe sans que l’on ait réussi à imposer une solution dans le conflit israélo-palestinien augmente le danger et empêche de lutter vraiment contre le terrorisme. Paralysés par l’analyse américaine inepte du «terrorisme», nous on en est réduit à un volet purement policier, militaire, indispensable mais insuffisant tant qu’on est incapable de traiter les causes, et qui, de fait, ne réussit pas.

Je considère comme totalement inepte l’analyse américaine sur les causes du terrorisme.

F. H. : Il n’est pas suffisant de lutter pour la paix entre Israéliens et Palestiniens pour se défaire d’Al-Qaeda. Al-Qaeda a existé indépendamment de l’Intifada. Nos sociétés vont devoir apprendre à s’organiser pour faire face à des groupes qui ont la capacité et la volonté de pratiquer la destruction de masse. Les barrières technologiques contre la violence de la destruction massive se sont fortement érodées. La règle du jeu change, indépendamment de ce qui se passe entre Israéliens, Palestiniens, Cachemiris, Sri-Lankais, etc.

Nous ne sommes pas visés parce que nous sommes des démocraties, c’est vrai. La Russie aussi est visée et elle n’est pas particulièrement démocrate. Nous sommes visés parce que nous sommes juifs, croisés ou incroyants. Mais j’observe que tous les attentats d’Al-Qaeda à partir du 11 septembre – c’était moins vrai avant – ont un point commun: ils visent des cibles porteuses de tout ce qui est contact, connexion, relation entre les hommes.

Ne visent-ils pas d’abord des lieux de rassemblement?

F. H. : C’est autre chose. A Bali, vous avez le tourisme, la boîte de nuit, les Australiens, et une île indonésienne multi-religieuse, multi-culturelle. Tout ensemble. Tout ce que les gens d’Al-Qaeda détestent. Djerba: une synagogue, des touristes allemands, visés parce que Allemands et touristes. Cela est très pensé. Monbassa, au Kenya: des Israéliens, qui faisaient du tourisme et qui prenaient l’avion. Casablanca, au Maroc: des juifs, des Espagnols, et des Marocains qui tolèrent des juifs et des Espagnols dans ces lieux de rencontre que sont un centre culturel et un restaurant. Et ainsi de suite. Nous ne sommes pas loin du modèle nihiliste proposé par André Gluscksman, même si, dans le cas d’Al-Qaeda, on a un mélange d’inspiration religieuse et d’éléments politiques. Ce genre d’hyperviolence ne va pas disparaître parce qu’on aura éliminé telle ou telle cause de conflit.

H. V. : Pas disparaître d’emblée. C’est indispensable même si c’est terrifiant de décrypter par un analyse intelligent, la logique des attentats.

F. H. : Chacun de ces attentats était très différent du précédent. Chacun est sur mesure. Ces types-là sont, dans leur registre d’hyperdestruction, des créatifs. Parce qu’ils veulent avoir à chaque fois l’effet de la nouveauté et ça, c’est très moderne.

H. V. : Ce n’est pas du nihilisme pur car il y a une sorte de dessein, même s’il nous parait fou: rétablir la pureté dans le monde de l’islam, et donc de frapper les mauvais musulmans ainsi que les puissances extérieures qui viennent faire intrusion avec leur impureté et qui les soutient. Il y a là une logique inintelligible pour nos sociétés modernes. Dire donc dans un moment d’émotion que nous sommes visés en tant que démocraties, c’est à la fois noble et vain car ça ne nous permet pas d’analyser le ressort des choses.

Je reviens sur lien avec les conflits régionaux. Imaginons un instant qu’on (les Européens et les Américains) arrive à imposer un règlement à peu près équitable au Proche-Orient; au Cachemire; en Tchétchénie. Les gens d’Al-Qaeda ivres de haine qu’on leur ait retiré ce prétexte réagiraient par plus de violence, s’ils le peuvent. Mais l’ensemble des gouvernements du monde pourrait reprendre l’initiative politique et intellectuelle. Je pense que les gouvernements arabes et musulmans pourraient s’engager à fond beaucoup plus qu’ils ne le font aujourd’hui. Un travail pourrait être entamé pour inverser le rapport de forces à l’intérieur du monde musulman. Aujourd’hui, tout est pollué par la vision qu’ils – le monde arabo-musulman – ont de l’Occident, son injustice, son cynisme qu Proche-Orient, l’héritage historique, etc. Prétexte ou pas prétexte, ça fonctionne comme ça.

Etes-vous pessimistes ou modérément optimistes sur la prise de conscience de la particularité de cette menace terroriste en Europe et sur le début de stratégies de contre-attaque concertées?

F. H. : Je suis très inquiet de la lenteur des réactions des Européens. Après le choc du 11 septembre, les Européens ont décidé quelques mesures non négligeables: le lancement de la procédure qui a débouché sur le mandat d’arrêt européen et aussi le démarrage d’Europol dans ses fonctions de coordination de l’information dans la lutte anti-terroriste. Puis s’est imposé un sentiment diffus que c’était une affaire d’Américains. On a obtenu de vrais succès dans la lutte contre Al-Qaeda au niveau des services de renseignements, de sécurité et de police. On a déjoué des attentats. Mais quand on regarde les évolutions budgétaires et organisationnelles, on voit que très peu de choses ont changé au niveau des Etats membres et au niveau européen. Or, encore une fois, l’hyper-terrorisme, c’est autre chose que le terrorisme classique. Un de ces quatre matins, un de ces groupes, vraisemblablement Al-Qaeda, va franchir la barrière technologique de l’accès à des moyens de destruction massifs, notamment biologiques.

Pour autant, je considère que nous n’avons pas à nous lancer dans des législations du type «Patriot Act». Ne nous lançons pas dans des législations liberticides à l’américaine. Ce n’est pas seulement grave pour les droits de l’homme, mais c’est contraire aux besoins d’efficacité. Je suis pour une américanisation de la prise de conscience, pas pour l’américanisation des méthodes de lutte.

H.V. : Je suis assez optimiste sur les capacités profondes de nos sociétés à surmonter ces difficultés. A plus court terme, j’ai des grands sujets d’inquiétude ou d’exaspération. Je suis inquiet devant l’inefficacité de toutes les mesures en principe déjà prises, par tout ce qui a été annoncé dix fois après le 11 septembre et qui a à peine reçu un commencement d’application ou qui ne marche pas…

Je ne crois pas qu’une lutte anti-terroriste serait plus efficace si elle était communitarisée. Je suis frustré par la permanence d’une non-analyse, par la rhétorique grandiloquente et creuse contre «le» terrorisme, comme on peut dire le mal, incantation qui paralyse l’esprit d’analyse. Je suis exaspéré que de trop nombreux responsables dans le monde se soumettent au refus américain d’analyser les causes profondes de ce qu’ils appellent «le» terrorisme. Comme si analyser les causes, c’était déjà trouver des excuses! C’est tragique. C’est une des raisons pour lesquelles le volet politique du combat contre le terrorisme est inexistant. Les européens devraient imposer là leur approche.

F. H. : Je suis tout à fait d’accord à propos de l’invocation incantatoire du terrorisme. En ce qui concerne l’Europe, pour tout ce qui a trait à la prévention, au renseignement, là, il n’y a pas d’alternative au renforcement de la coordination. On peut avoir un Monsieur renseignements antiterroristes auprès de Javier Solana.
Le deuxième niveau, c’est la gestion de la crise.

Dès lors qu’il s’agit d’une opération ayant des implications transfrontières – ce qui serait le cas pour toute attaque biologique utilisant des agents infectieux -, il faudra bien qu’il y ait un élément de gestion au niveau de l’Union, par le Conseil, car la Commission n’est pas faite pour gérer les crises. Il faudra déléguer des pouvoirs exécutifs à un homme et à son organisation. Enfin, il y a toutes les mesures concernant l’accompagnement technique de la lutte contre le terrorisme – ce que j’appelle la recherche et le développement en matière de sécurité. Là, en revanche, la Commission a un rôle à jouer. Elle a de l’argent, la capacité de financer des programmes.

Estimez-vous qu’il est trop tôt pour porter un jugement sur la pertinence de l’occupation de l’Irak dans la lutte contre le terrorisme?

H. V. : La guerre en Irak a-t-elle renforcé la lutte contre le terrorisme? Non. Au contraire. La guerre en Irak rend plus difficile l’action contre le terrorisme. Quant aux idées du type Grand Moyen-Orient, c’est un autre sujet. A partir des bonnes intentions affichées, cette initiale vise: un, à faire oublier les problèmes en Irak, deux, à confirmer le escamotage du problème palestinien, trois, à couper l’herbe sous le pied de l’Union Européenne… l faut imposer une alternative.

En plus l’émetteur discrédit le message. Si le Moyen-Orient est démocratisé dans le contexte actuel, il y a aura une violente vague démocratique anti-occidental. Ces idées concoctées dans de petits cercles républicains, au demeurant extrêmement étroits, me paraissent très dangereuses. Je pense qu’ils ont tout faux dans leur raisonnement.

F. H. : Dans un premier temps, la guerre en Irak a détourné des ressources financières, humaines et politiques qui auraient été mieux allouées à la lutte contre le terrorisme. Dans un deuxième temps, la guerre en Irak se traduit par une perte de crédit des Etats-Unis en terre d’islam, et chez leurs partenaires traditionnels. Enfin, les Américains ont créé une nouvelle source de ressentiment au Moyen-Orient. Au lieu de réduire une source de ressentiment – le conflit israélo-palestinien – ils en ont créée une nouvelle.

Sur le Grand Moyen-Orient, je suis moins critique sur l’inspiration «philosophique». Parce que les Américains nourrissent vraiment les aspirations qu’ils prétendent nourrir – apaiser la région-, ils vont être obligés de s’intéresser beaucoup plus au problème israélo-palestinien. C’est une ruse de l’Histoire. Si le but c’est de faire oublier le conflit israélo-palestinien, pour le coup, c’est complètement raté. En revanche, le projet est condamné d’avance s’il est porté seulement ou principalement par les Américains précisément à cause du niveau de défiance et de ressentiment dont ils sont l’objet dans la région.

Si ce ne sont pas les Américains qui peuvent porter ce projet, qui le peut?

F.H. : La logique voudrait que l’Europe elle-même s’organise.

Propos recueillis par Alain Frachon et Daniel Vernet

Débat entre Hubert Védrine et François Heisbourg sur le terrorisme après les attentats de Madrid

Hubert Vedrine

Débat entre Hubert Védrine et François Heisbourg sur le terrorisme après les attentats de Madrid

Les attentats du 11 mars à Madrid, après ceux du 11 septembre aux Etats-Unis, modifient-ils fondamentalement le paysage international?

Hubert Védrine: Mon analyse a toujours été que le vrai changement, c’était la fin du monde bipolaire, avec la disparition de l’URSS. A l’intérieur de ce monde post-bipolaire se développe un certain nombre de phénomènes, dont ce terrorisme de la nébuleuse Al Qaida. Ce terrorisme est un des phénomènes pathologiques de ce monde global. Il n’est pas sans lien avec plusieurs antagonismes – Islam/Occident, notamment – qui se transformeront en choc ou pas, en fonction de l’intelligence ou de l’imbécillité des décisions prises du côté occidental et du côté musulman.

Sur le terrorisme, on parle énormément pour ne rien dire. Il faut revenir à l’essentiel: pourquoi, à l’intérieur du monde musulman, y-a-t-il un bras le fer entre les fondamentalistes et les modernistes? Pourquoi une partie de fondamentalisme dégénère-t-il en terrorisme? Pourquoi ces mouvements fondamentalistes trouvent-ils à recruter? Pour quoi s’en prennent-ils aussi à l’occident?

François Heisbourg, vous avez introduit le concept d’hyper-terrorisme pour marquer le changement d’époque.

François Heisbourg: C’est qualitativement nouveau. Là où le 11 septembre a marqué un tournant, c’est dans la matérialisation de la capacité de groupes armés non étatiques à passer de la destruction de faible niveau à la destruction de masse. La capacité et la volonté. Pendant les années 1990, on parlait de nouveau terrorisme, en fondant notamment les analyses sur la secte japonaise Aoun, la première a avoir employé l’arme chimique, avec un succès limité dans le métro de Tokyo, qui a fait cependant plusieurs morts et des centaines de blessés.

A partir de là, la question était: n’allait-on pas changer d’univers, assister à une transformation du terrorisme, un phénomène vieux comme les sociétés humaines? On a la réponse. Avec le 11 septembre, on a un vrai tournant, qui accompagne un mouvement de fond de la deuxième moitié du XXème siècle: l’appropriation par des collectivités humaines non étatiques de moyens d’information, de moyens d’action – constructifs ou destructifs – de plus en plus importants par rapport aux moyens d’un Etat. C’est une tendance lourde qui n’a évidemment pas commencé le 11 septembre, une tendance qui doit beaucoup au développement des technologies de l’information, au fait qu’un étudiant bien câblé, dans tous les sens du terme, puisse à partir de son ordinateur acquérir rapidement, sur un sujet donné, une capacité d’information, d’intelligence, égale à ce qui était accessible il y a encore vingt ans aux seules bureaucraties d’Etat.

Le 11 septembre se situe dans ce mouvement général d’appropriation de la puissance par des groupes non-étatiques. Je ne proclame pas la mort de l’Etat. L’Etat est concurrencé. C’est autre chose. Et ce mouvement-là interfère avec l’autre mouvement, le passage au monde de l’après-guerre froide.

Le terrorisme islamiste est-il une nouvelle forme de totalitarisme, comme au XXème siècle le nazisme et le communisme?

H.V.: L’analogie est un peu trompeuse. Avec ce qu’on appelle peut-être à tort Al Qaeda, on a affaire à un espèce de confédération, de nébuleuse, un phénomène original qui ne ressemble pas du tout à ce qui était organisé sous le nom de Komintern, par exemple. Les structures ne sont pas les mêmes. C’est d’ailleurs le problème des enquêteurs. Quant à leur d’idéologie, elle est totalitaire. Mais il faut comprendre pourquoi elle a un effet d’entraînement?

F. H.: Le fait qu’un groupe non étatique puisse recourir à un niveau de violence qui était naguère accessible seulement à des Etats – à certains Etats – cela modifie profondément les relations entre les sociétés humaines. C’est un vrai changement; le terrorisme de masse est au terrorisme ce que la bombe atomique a été à la guerre.

Si on cherche les causes qui peuvent fournir à ces groupes terroristes l’eau dans laquelle le poisson peut se mouvoir, qu’est-ce qu’on trouve? Est-ce la pauvreté? Non. Sinon, les terroristes seraient africains. Est-ce le conflit israélo-arabe? Bien sûr, ce serait mieux s’il y avait un processus de paix au Proche-Orient, si cet élément de polarisation entre l’Occident et le monde arabe disparaissait. Mais Al Qaeda est née peu de temps après les accords d’Oslo (1993); le mouvement a fleuri et prospéré pendant des années où les choses paraissaient se passer raisonnablement bien entre Palestiniens et Israéliens.

Hubert Védrine, vous paraissez plus réticent à découpler terrorisme et conflits régionaux…

H. V.: Je suis d’accord sur la pauvreté. Mais je pense qu’il y a un lien évident avec le conflit israélo-arabe. Naturellement, je sais très bien que pour les stratèges d’Al-Qaeda, c’est un prétexte. Leur objectif principal est de restaurer dans le monde musulman la pureté d’origine. Le fondamentalisme, avant même le terrorisme, est une sorte de spasme final du monde musulman face à la modernité; la modernité finira par l’emporter mais après des moments cruels et sanglants.

A l’époque des images, de la chaîne Al-Jazira, le conflit israélo-palestinien est un argument formidable de recrutement, du Maroc à l’Indonésie; un argument au formidable retentissement dans les masses arabo-musulmanes. L’opinion arabo-musulmane est toujours partagée: elle condamne le terrorisme – dont les Arabes sont aussi la cible – mais, ils sont peut-être pas dix mille mais des dizaines de millions ou des centaines de millions dans ce monde, à penser que, quelque part, c’est bien fait pour l’Occident, compte tenu du passé. Notre histoire nous colle à la peau, et elle ne commence pas avec Israël mais bien avant, les croisades, la colonisation. Les intrusions de toutes sortes. Je pense qu’il y a un lien entre la poursuite du terrorisme type Al-Qaeda et le conflit israélo-arabe. Et je pense que ceux qui déploient une immense énergie pour nier l’existence de ce lieu, traînent une responsabilité historique énorme.

Je suis de ceux qui pensent que, chaque jour qui passe sans que l’on ait réussi à imposer une solution dans le conflit israélo-palestinien augmente le danger et empêche de lutter vraiment contre le terrorisme. Paralysés par l’analyse américaine inepte du «terrorisme», nous on en est réduit à un volet purement policier, militaire, indispensable mais insuffisant tant qu’on est incapable de traiter les causes, et qui, de fait, ne réussit pas.

Je considère comme totalement inepte l’analyse américaine sur les causes du terrorisme.

F. H. : Il n’est pas suffisant de lutter pour la paix entre Israéliens et Palestiniens pour se défaire d’Al-Qaeda. Al-Qaeda a existé indépendamment de l’Intifada. Nos sociétés vont devoir apprendre à s’organiser pour faire face à des groupes qui ont la capacité et la volonté de pratiquer la destruction de masse. Les barrières technologiques contre la violence de la destruction massive se sont fortement érodées. La règle du jeu change, indépendamment de ce qui se passe entre Israéliens, Palestiniens, Cachemiris, Sri-Lankais, etc.

Nous ne sommes pas visés parce que nous sommes des démocraties, c’est vrai. La Russie aussi est visée et elle n’est pas particulièrement démocrate. Nous sommes visés parce que nous sommes juifs, croisés ou incroyants. Mais j’observe que tous les attentats d’Al-Qaeda à partir du 11 septembre – c’était moins vrai avant – ont un point commun: ils visent des cibles porteuses de tout ce qui est contact, connexion, relation entre les hommes.

Ne visent-ils pas d’abord des lieux de rassemblement?

F. H. : C’est autre chose. A Bali, vous avez le tourisme, la boîte de nuit, les Australiens, et une île indonésienne multi-religieuse, multi-culturelle. Tout ensemble. Tout ce que les gens d’Al-Qaeda détestent. Djerba: une synagogue, des touristes allemands, visés parce que Allemands et touristes. Cela est très pensé. Monbassa, au Kenya: des Israéliens, qui faisaient du tourisme et qui prenaient l’avion. Casablanca, au Maroc: des juifs, des Espagnols, et des Marocains qui tolèrent des juifs et des Espagnols dans ces lieux de rencontre que sont un centre culturel et un restaurant. Et ainsi de suite. Nous ne sommes pas loin du modèle nihiliste proposé par André Gluscksman, même si, dans le cas d’Al-Qaeda, on a un mélange d’inspiration religieuse et d’éléments politiques. Ce genre d’hyperviolence ne va pas disparaître parce qu’on aura éliminé telle ou telle cause de conflit.

H. V. : Pas disparaître d’emblée. C’est indispensable même si c’est terrifiant de décrypter par un analyse intelligent, la logique des attentats.

F. H. : Chacun de ces attentats était très différent du précédent. Chacun est sur mesure. Ces types-là sont, dans leur registre d’hyperdestruction, des créatifs. Parce qu’ils veulent avoir à chaque fois l’effet de la nouveauté et ça, c’est très moderne.

H. V. : Ce n’est pas du nihilisme pur car il y a une sorte de dessein, même s’il nous parait fou: rétablir la pureté dans le monde de l’islam, et donc de frapper les mauvais musulmans ainsi que les puissances extérieures qui viennent faire intrusion avec leur impureté et qui les soutient. Il y a là une logique inintelligible pour nos sociétés modernes. Dire donc dans un moment d’émotion que nous sommes visés en tant que démocraties, c’est à la fois noble et vain car ça ne nous permet pas d’analyser le ressort des choses.

Je reviens sur lien avec les conflits régionaux. Imaginons un instant qu’on (les Européens et les Américains) arrive à imposer un règlement à peu près équitable au Proche-Orient; au Cachemire; en Tchétchénie. Les gens d’Al-Qaeda ivres de haine qu’on leur ait retiré ce prétexte réagiraient par plus de violence, s’ils le peuvent. Mais l’ensemble des gouvernements du monde pourrait reprendre l’initiative politique et intellectuelle. Je pense que les gouvernements arabes et musulmans pourraient s’engager à fond beaucoup plus qu’ils ne le font aujourd’hui. Un travail pourrait être entamé pour inverser le rapport de forces à l’intérieur du monde musulman. Aujourd’hui, tout est pollué par la vision qu’ils – le monde arabo-musulman – ont de l’Occident, son injustice, son cynisme qu Proche-Orient, l’héritage historique, etc. Prétexte ou pas prétexte, ça fonctionne comme ça.

Etes-vous pessimistes ou modérément optimistes sur la prise de conscience de la particularité de cette menace terroriste en Europe et sur le début de stratégies de contre-attaque concertées?

F. H. : Je suis très inquiet de la lenteur des réactions des Européens. Après le choc du 11 septembre, les Européens ont décidé quelques mesures non négligeables: le lancement de la procédure qui a débouché sur le mandat d’arrêt européen et aussi le démarrage d’Europol dans ses fonctions de coordination de l’information dans la lutte anti-terroriste. Puis s’est imposé un sentiment diffus que c’était une affaire d’Américains. On a obtenu de vrais succès dans la lutte contre Al-Qaeda au niveau des services de renseignements, de sécurité et de police. On a déjoué des attentats. Mais quand on regarde les évolutions budgétaires et organisationnelles, on voit que très peu de choses ont changé au niveau des Etats membres et au niveau européen. Or, encore une fois, l’hyper-terrorisme, c’est autre chose que le terrorisme classique. Un de ces quatre matins, un de ces groupes, vraisemblablement Al-Qaeda, va franchir la barrière technologique de l’accès à des moyens de destruction massifs, notamment biologiques.

Pour autant, je considère que nous n’avons pas à nous lancer dans des législations du type «Patriot Act». Ne nous lançons pas dans des législations liberticides à l’américaine. Ce n’est pas seulement grave pour les droits de l’homme, mais c’est contraire aux besoins d’efficacité. Je suis pour une américanisation de la prise de conscience, pas pour l’américanisation des méthodes de lutte.

H.V. : Je suis assez optimiste sur les capacités profondes de nos sociétés à surmonter ces difficultés. A plus court terme, j’ai des grands sujets d’inquiétude ou d’exaspération. Je suis inquiet devant l’inefficacité de toutes les mesures en principe déjà prises, par tout ce qui a été annoncé dix fois après le 11 septembre et qui a à peine reçu un commencement d’application ou qui ne marche pas…

Je ne crois pas qu’une lutte anti-terroriste serait plus efficace si elle était communitarisée. Je suis frustré par la permanence d’une non-analyse, par la rhétorique grandiloquente et creuse contre «le» terrorisme, comme on peut dire le mal, incantation qui paralyse l’esprit d’analyse. Je suis exaspéré que de trop nombreux responsables dans le monde se soumettent au refus américain d’analyser les causes profondes de ce qu’ils appellent «le» terrorisme. Comme si analyser les causes, c’était déjà trouver des excuses! C’est tragique. C’est une des raisons pour lesquelles le volet politique du combat contre le terrorisme est inexistant. Les européens devraient imposer là leur approche.

F. H. : Je suis tout à fait d’accord à propos de l’invocation incantatoire du terrorisme. En ce qui concerne l’Europe, pour tout ce qui a trait à la prévention, au renseignement, là, il n’y a pas d’alternative au renforcement de la coordination. On peut avoir un Monsieur renseignements antiterroristes auprès de Javier Solana.
Le deuxième niveau, c’est la gestion de la crise.

Dès lors qu’il s’agit d’une opération ayant des implications transfrontières – ce qui serait le cas pour toute attaque biologique utilisant des agents infectieux -, il faudra bien qu’il y ait un élément de gestion au niveau de l’Union, par le Conseil, car la Commission n’est pas faite pour gérer les crises. Il faudra déléguer des pouvoirs exécutifs à un homme et à son organisation. Enfin, il y a toutes les mesures concernant l’accompagnement technique de la lutte contre le terrorisme – ce que j’appelle la recherche et le développement en matière de sécurité. Là, en revanche, la Commission a un rôle à jouer. Elle a de l’argent, la capacité de financer des programmes.

Estimez-vous qu’il est trop tôt pour porter un jugement sur la pertinence de l’occupation de l’Irak dans la lutte contre le terrorisme?

H. V. : La guerre en Irak a-t-elle renforcé la lutte contre le terrorisme? Non. Au contraire. La guerre en Irak rend plus difficile l’action contre le terrorisme. Quant aux idées du type Grand Moyen-Orient, c’est un autre sujet. A partir des bonnes intentions affichées, cette initiale vise: un, à faire oublier les problèmes en Irak, deux, à confirmer le escamotage du problème palestinien, trois, à couper l’herbe sous le pied de l’Union Européenne… l faut imposer une alternative.

En plus l’émetteur discrédit le message. Si le Moyen-Orient est démocratisé dans le contexte actuel, il y a aura une violente vague démocratique anti-occidental. Ces idées concoctées dans de petits cercles républicains, au demeurant extrêmement étroits, me paraissent très dangereuses. Je pense qu’ils ont tout faux dans leur raisonnement.

F. H. : Dans un premier temps, la guerre en Irak a détourné des ressources financières, humaines et politiques qui auraient été mieux allouées à la lutte contre le terrorisme. Dans un deuxième temps, la guerre en Irak se traduit par une perte de crédit des Etats-Unis en terre d’islam, et chez leurs partenaires traditionnels. Enfin, les Américains ont créé une nouvelle source de ressentiment au Moyen-Orient. Au lieu de réduire une source de ressentiment – le conflit israélo-palestinien – ils en ont créée une nouvelle.

Sur le Grand Moyen-Orient, je suis moins critique sur l’inspiration «philosophique». Parce que les Américains nourrissent vraiment les aspirations qu’ils prétendent nourrir – apaiser la région-, ils vont être obligés de s’intéresser beaucoup plus au problème israélo-palestinien. C’est une ruse de l’Histoire. Si le but c’est de faire oublier le conflit israélo-palestinien, pour le coup, c’est complètement raté. En revanche, le projet est condamné d’avance s’il est porté seulement ou principalement par les Américains précisément à cause du niveau de défiance et de ressentiment dont ils sont l’objet dans la région.

Si ce ne sont pas les Américains qui peuvent porter ce projet, qui le peut?

F.H. : La logique voudrait que l’Europe elle-même s’organise.

Propos recueillis par Alain Frachon et Daniel Vernet

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27/03/2004