Colloque de la République Moderne

Je voudrais d’abord remercier les organisateurs de l’occasion qui m’est fournie de participer à cette réflexion. Nous sommes là pour essayer de réfléchir à l’avenir des relations internationales, dans leurs différentes dimensions. Je voudrais en premier lieu insister sur l’importance des évènements actuels. L’Administration américaine actuelle, qu’on appelle à tort «néo-conservatrice» alors qu’elle n’est pas du tout conservatrice, qu’elle ne cherche pas à conserver quoi que ce soit, est en fait néo-révolutionnaire, ou néo-réactionnaire comme vous voulez. Elle veut bouleverser la donne. Elle prend le contre-pied d’une série de croyances qui ont fini par dominer l’Occident, puis le monde entier, depuis quatre-vingts ans environ, d’abord à l’initiative du Président américain Wilson, contre Clemenceau d’ailleurs. Ce sont ces idées qui sont remises en cause par cette idéologie que nous commençons maintenant à bien connaître. On aurait d’ailleurs dû s’en rendre compte plus tôt.

Cette remise en cause est extrêmement forte, elle prend à contre-pied, de front, une vision du monde fondée sur le dialogue politique et pacifique, vision devenue dominante dans le monde européen, ce qui fait dire d’ailleurs à certains intellectuels proches de Bush que les Européens ne comprennent plus rien au monde. Les Européens croyaient vivre enfin dans un monde «post-tragique». Cette croyance s’est développée au cours du siècle écoulé, malgré ou à cause des guerres mondiales et de toutes les horreurs qui se sont produites pendant cette longue période. Et les Occidentaux, réunis à ce moment là dans cette illusion, ont vraiment cru, après la fin de l’Union Soviétique, qu’on avait enfin atteint ce monde sans nuages, cette mer calme, cette «Fin de l’Histoire», comme le disait une théorie qui a eu du succès à l’époque, même si la pensée de Fukuyama est plus sophistiquée en réalité quand on l’examine de plus près. Donc, pour moi, cette Administration, ce qu’elle porte en elle, dans son aile la plus dure, les faucons, mais plus ou moins quand même dans son ensemble, vise à une remise en cause radicale de tout cela. C’est encore plus important que le fait de savoir ce qui va se passer en Irak – guerre ou pas guerre, et comment ça sera conduit. Regardons ce qui s’est passé ces dernières années. J’ai entendu avec beaucoup d’intérêt M. Robert Malley parler de «décennie gaspillée».

Après l’écroulement de l’Union Soviétique, ayant triomphé au cours du XXème siècle de tous les grands adversaires menaçants qui s’étaient présentés à elle et qui l’avaient amenée à s’impliquer de plus en plus, l’Amérique a été saisie d’une sorte de vertige et de retenue en même temps. Déjà, dans la période Clinton, on voit monter cette extraordinaire «hyperpuissance», ce mot n’ayant pas pour moi de sens péjoratif, quand je l’ai lancé en 1998. On voyait remonter l’unilatéralisme. Il suffisait d’entendre ce que disaient les Sénateurs et une partie des média. On voit pour la première fois les mythes fondateurs des Etats-Unis, sur la nation indispensable, la nation prédestinée, le rôle confié par la Providence pour combattre le mal et lutter pour le bien, ces mythes internes, ces rhétoriques politico-religieuses, rejoindre la réalité géopolitique. L’Administration Clinton hésitait à en tirer les conséquences pour diverses raisons, d’abord en raison des convictions du Président Clinton lui-même, qui a résisté jusqu’à un certain point à la tentation unilatéraliste ou hégémonique, même si la formidable puissance américaine s’exprimait de toutes façons à travers tous les canaux de l’économie et de la culture, qui modèlent les pensées dans le monde. Alors qu’à partir de l’arrivée de cette équipe Bush II, dès le début, avant même les attentats du 11 septembre, qui ne sont pas les éléments initiaux dans cette affaire, qui ont simplement fait sauter un certain nombre de verrous, d’inhibitions, et qui ont fourni selon le point de vue que l’on adopte, soit une légitimation, soit des prétextes supplémentaires, cette Administration a porté en elle une approche du monde radicalement différente. Cette Amérique nouvelle se dit qu’il n’est plus tolérable de soumettre ses orientations, son destin, à des votes aléatoires, à des assemblées composées de pseudo pays, de petits pays, ou d’alliés incertains. Ceux-là mêmes qui étaient gênés à l’époque de Clinton et disaient: «Oui, on joue un rôle central, mais on n’a pas le choix, il fallait bien que quelqu’un le fasse» revendiquent, théorisent leur nouveau pouvoir. Et on en arrive aux visions les plus abouties, sur le plan stratégique, qui sont celles de Wolfowitz par exemple ou, sur le plan intellectuel, d’un Kagan, lequel Kagan dit: «Au fond, vous, Européens, vous ne comprenez plus rien au reste du monde, et vous ne faites que théoriser votre faiblesse, votre impuissance. Nous sommes en charge du monde, car il faut bien que quelqu’un le fasse».

C’est une remise en cause radicale.

Ces dernières années, dans n’importe quel débat parlementaire, ou n’importe quelle rencontre d’un ministre occidental avec des journalistes, on lui demandait: «Comment la communauté internationale n’avait pas empêché ceci ou cela, ou pas résolu cela, qu’elle n’était pas intervenue à tel ou tel endroit?» Comme si la «Communauté internationale» était déjà constituée, comme si c’était un gouvernement, une armée! L’Occident est triomphateur, et pas uniquement du côté américain! Ces utopies étant considérées comme réalisées, si les Occidentaux n’ont pas encore plié le reste du monde à leur conception, ce serait parce que les dirigeants sont mauvais, cyniques, ou qu’ils ne se rallient pas aux nouvelles conceptions, etc.

Donc l’approche de l’actuelle Administration américaine bouleverse beaucoup de choses et, quelle que soit la suite, il n’est pas étonnant qu’il y ait déjà des répercussions mesurables sur toutes les institutions internationales, toutes inspirées des conceptions qui ont présidé lointainement à la création de la SDN, mais plus encore à la création de l’ONU. Je redis d’ailleurs que c’était perceptible dès l’arrivée de l’Administration Bush au pouvoir, on pouvait le prévoir. On aurait à un moment donné une collision. Là je ne parle pas du clash des civilisations, je parle du clash entre cette Administration et au moins une partie des Européens, une partie des opinions mondiales. Quand j’étais encore Ministre, en prenant des risques calculés, j’ai dit deux ou trois choses sur ce sujet, pour essayer d’alerter les esprits, mais ça n’a pas été entendu tout de suite, parce que les élites européennes sont terrorisées à l’idée de paraître anti-américaines et que, par conséquent, elles n’arrivaient même pas à reprendre des arguments qui s’échangent dans la presse américaine ou au Sénat des Etats-Unis. Il y a longtemps que Régis Debray a expliqué que, dans les Empires, c’est au centre qu’on est le plus libre.

Nous en arrivons à la période récente, et avant de me projeter avec vous dans la suite, je voudrais préciser les bouleversements dont je parle. D’abord à propos de l’ONU. Il m’a semblé que cette Administration Bush n’a pas varié au cours des derniers mois, qu’elle n’a pas eu d’hésitation multilatéraliste. Si elle a accepté de passer par l’ONU à un moment donné, ce n’est pas en raison de pressions extérieures, mais parce qu’il lui fallait occuper un certain nombre de mois avant que ses militaires soient complètement prêts. D’autre part, il fallait surmonter l’affaire des élections mid-term que, classiquement, le Président en fonction perd; il fallait donc faire du tam-tam au sujet de l’Irak, pour empêcher les démocrates d’utiliser les arguments liés à Enron. La conclusion qui en découlait, c’était de se prêter, dans cette période, à une discussion au sein du Conseil de Sécurité, ce qui présentait l’avantage de rassurer l’opinion publique américaine qui, dans sa majorité, préférait que tout cela soit cautionné par l’ONU. Un certain nombre de gens en Europe, qui prennent toujours leurs désirs pour des réalités, se sont alors exclamés: c’est formidable, on a influencé les Etats-Unis, ils sont redevenus multilatéralistes. Mais Bush n’avait pas dit du tout cela, il avait dit qu’il mettrait au défi le Conseil de Sécurité de montrer sa capacité à mettre en œuvre les orientations américaines, ou alors qu’il serait «irrelevant». Donc la situation était renversée et, depuis lors, à chaque épisode les dirigeants américains, Bush, Powell, ou d’autres ont dit: «Soit le Conseil de Sécurité se décide, soit nous gardons le droit ultime d’y aller nous-mêmes, avec une coalition de ceux qui voudraient venir avec nous». C’est un droit qu’ils se sont auto-attribués, même si c’est tout à fait contraire à l’idée même de la charte. Il n’y a jamais eu de suspens sur ce point, à mon avis. Je pense qu’il y a un projet précis, qui va bien au-delà du fait de se débarrasser des armes qui existent, ou qui n’existent pas, je ne sais pas, qui va bien au-delà du fait de renverser la tyrannie de Saddam Hussein. Il y a un projet qui a d’ailleurs une cohérence et une force, de la part des représentants de cette Administration qui osent le dire, une force qu’on peut contester, mais il y a une force. Ce n’est pas improvisé. Voilà pour l’ONU.

A propos de l’OTAN, ce qui s’est passé n’est pas tellement surprenant. Depuis dix ans, l’OTAN se cherche une raison de survivre. Depuis assez longtemps, l’OTAN n’est plus qu’une machine qui permet de dire aux nouveaux Etats membres qu’il faut acheter du matériel américain, au nom de l’interopérabilité des forces. Je le dis sans précaution spéciale, car tout le monde sait que c’est bien ce qui se passe depuis longtemps. Quand il y a eu les événement d’Afghanistan et que les gentils membres de l’OTAN ont indiqué que, pour la première fois, devant une tragédie aussi épouvantable, ils étaient prêts à invoquer l’article 5 pour être à la disposition des Etats-Unis – j’ai d’ailleurs participé à cette décision – vous vous rappelez la réponse: le Pentagone a dit: «Ecoutez, on n’a pas besoin de vous, vous laissez votre téléphone, on verra». Le Pentagone était déjà dans l’idée, après l’expérience pénible du Kosovo, où il lui avait fallu parlementer sur le choix des cibles avec les alliés, que n’importe quel allié c’est encore trop pour conduire les opérations librement.

Ce qui s’est passé à l’OTAN est une confirmation. En revanche, en ce qui concerne l’Union européenne, c’est plus important et plus radical, parce que, sous les coups de boutoir de l’Administration Bush, même si ça n’était pas son objectif numéro un, mais un objectif secondaire, une sorte d’avantage co-latéral, c’est toute la fiction d’une Union européenne qui progressait en chantant vers une politique étrangère et de sécurité commune qui vole en éclat. Les spécialistes, les experts, les historiens, les connaisseurs de l’Europe savaient bien qu’il y avait depuis toujours des divergences importantes en Europe entre les différentes conceptions de l’Europe, une conception de l’Europe européenne, de l’Europe atlantique, américaine, et puis des conceptions plus souverainistes ou plus encore pacifistes ou neutralistes, même si on ne sait pas très bien ce que cela peut vouloir dire aujourd’hui. En tout cas ces divergences existaient, mais étaient masquées par ce que Proust appelait «l’optimisme de convention», une méthode Coué, cette langue de bois de la PESC, avec une surproduction de déclarations ou de communiqués, dans lesquels on met en avant le plus petit commun dénominateur, avec l’idée qu’on avance, qu’il n’y a pas d’autres choix, et que c’est comme ça.

Depuis une dizaine d’années, depuis Maastricht, le débat en Europe est étouffé dans l’œuf. Il n’y a plus de débat en Europe sur les questions européennes, parce que dès que quelqu’un ouvre la bouche dans ces fameux débats sur l’Europe, on lui interdit de continuer en disant que ses arguments sont minables, ridicules, archaïques, souverainistes, populistes… Donc les gens s’arrêtent et, la fois suivante, ils s’abstiennent. C’est un élément qui n’est pas sans lien avec le fait que le fossé entre les élites dirigeantes ultra-européistes, et souvent d’ailleurs atlantistes, et d’autre part les populations de l’Europe n’a cessé de se creuser dans des conditions que je trouve, pour ma part, tragiques. Je ne suis pas un Européen genre langue de bois, je suis un vrai Européen et je pense que cette méthode Coué et cette politique de l’autruche sont tragiques et qu’il faut constamment les contester. Donc voilà déjà l’état des dégâts, avant même que les évènements des prochains jours ne soient déclenchés. Je continue à ne pas voir comment le Président Bush pourrait arrêter; c’est son projet depuis le début. Il en a fait, de façon exagérée, une obligation de politique intérieure américaine; je parle sous le contrôle de gens qui apprécieraient mieux que moi la situation politique intérieure américaine. Mais s’il devait arrêter en disant: «J’ai été convaincu, on va simplement surveiller Saddam Hussein, on va attendre», je pense qu’il serait politiquement terminé, par rapport aux attentes qu’il a créées. Je ne vois donc pas comment il pourrait ne pas y aller.

Il y a toutefois des questions qui sont importantes pour mesurer l’impact sur le système international: par exemple si les Américains agissent malgré un veto. On voit bien que ces événement vont remodeler non seulement le Moyen-Orient – je ne sais pas si ce sera dans le bon sens – mais toutes les relations internationales. On ne sait pas encore quelles charnières vont sauter et je ne sais pas si, au-delà de cet épisode irakien, les Etats-Unis iront plus loin. Ce serait alors une sorte de gigantesque fleuve qui sortirait de son lit et qui déterminerait son propre cours, en dehors de l’usine à gaz multilatéraliste fabriquée depuis des décennies. Ce seraient les Etats-Unis qui recréeraient autour d’eux un système multilatéral ad hoc, fabriqué par et pour les Américains, avec des coalitions de volontaires, sujet par sujet. Je ne sais pas s’ils vont persévérer dans ce sens, ça me paraît extraordinairement risqué, même en termes d’appréciation froide des rapports de force. Ce n’est pas évident, l’opinion américaine reste quand même partagée sur ce sujet, ça dépend beaucoup de la façon dont ça se passera en Irak. On ne peut pas exclure complètement que les Etats-Unis trouvent un intérêt ensuite à revenir vers le Conseil de Sécurité, soit pour gérer la suite en Irak, si elle s’avère plus compliquée que prévu, soit sur d’autre points. Je ne pense pas que le choix soit fait. Je vois bien ce que veulent les faucons à Washington et ceux qu’on appelle faussement les néo-conservateurs; je ne suis pas sûr que le Président Bush lui-même ait déjà arbitré sur les suites. Et puis ça ne sera peut-être pas lui après 2004, je l’ignore.

Ca ne sera donc pas la même chose selon que, dans les prochains jours, les Etats-Unis auront la majorité au Conseil de Sécurité ou constateront qu’ils ne l’ont pas et répèteront alors ce qu’ils ont dit sans arrêt depuis des semaines: «Il y a eu la résolution 1441, et ensuite toutes sortes de violations que chacun, même M. Blix, a constatées et nous estimons qu’il faut y aller, on ne peut plus attendre». Evidemment, c’est une décision qui serait condamnable sur le plan du multilatéralisme et du type de monde dans lequel nous voulons vivre. Nous ne pouvons admettre qu’il y ait un pays, quel qu’il soit, qui décide de tout. Mais ce qui détruirait le plus de circuits dans le système onusien, la pire des hypothèses sur le plan multilatéral, ce serait celle où les Etats-Unis obtiendraient au Conseil la majorité, à force de pressions, et acculeraient la France. Le Président français ne pourrait pas ne pas mettre le veto. Mais malgré tout cela, les Etats-Unis iraient quand même, parce qu’ils ne peuvent plus ne pas y aller, pour diverses raisons. Dans cette hypothèse, il serait compliqué de savoir ce qui resterait du système multilatéral après. Cela obligerait presque les Etats-Unis à déclencher une nouvelle campagne anti-française – parce qu’on peut toujours faire mieux et plus! – pour expliquer que c’est la faute de la France si le Conseil de Sécurité n’a pas pu jouer son rôle, que d’ailleurs on se demande bien pourquoi la France y est, pourquoi Churchill a insisté pour qu’elle y soit et qu’elle n’a pas de raison de garder ce poste de membre permanent. On l’attaquerait sur son veto, en soutenant tous ceux qui pourraient vouloir prendre la place de la France.

Dans cette hypothèse, la pire, cette Administration devrait aller jusque là dans la déconstruction du système actuel. Mais, comme je l’ai dit, ce n’est pas le plus probable. Je n’exclus pas, ce qui arrangerait tout le monde, que les Etats-Unis n’aient pas la majorité, ce qui pourrait les arranger aussi, parce qu’y aller après un veto, par rapport à l’état de l’opinion américaine, c’est quand même risqué. Et, dans ce cas, la France n’aurait pas à mettre son veto. Voilà pour les Nations-Unies. Je crois d’ailleurs qu’Alain Dejammet a conclu par une note d’optimisme, malgré tout, sur l’avenir des Nations-Unies…

Alain Dejammet: «Non, sur ce qu’on peut faire».

Bien. La France se battra vaillamment, naturellement. Quant à la question de l’OTAN, je n’y insiste pas, ce n’est pas un sujet important. La seule chose vraiment importante sur le plan de l’OTAN, et qui nous ramène à la question européenne, serait qu’un jour les pays d’Europe, enfin d’accord sur ce qu’ils doivent faire ensemble, disent: «Nous sortons tous de l’OTAN ensemble» – une sorte de de Gaulle collectif. Mais nous repasserons aussitôt un accord avec les Etats-Unis, puisque nous avons quand même avec les Etats-Unis un certain nombre de valeurs communes et d’intérêts communs. On créerait alors la fameuse alliance à deux piliers, dont Kennedy parlait déjà dans les années soixante, mais qui bien sûr ne s’est jamais concrétisée, parce que ce n’était pas l’esprit de l’Alliance. En dehors de cette métamorphose phénixienne amusante de l’alliance, le reste ce sont des péripéties.

Alors, j’en viens à l’Europe. Les dégâts sont bien sûr considérables, mais je ne suis pas sûr que dans cette salle tout le monde le déplore. Même si on est sincèrement pro-européen et attaché à ce que l’Europe se constitue comme une puissance, faut-il regretter la disparition des chimères? Les chimères empêchent d’avancer, empêchent d’analyser, empêchent de comprendre. Je trouve ainsi plus sain qu’on dise clairement qu’il y a plusieurs conceptions en présence, contradictoires quant à ce que doit être l’Europe dans le monde, son rapport à la force, son rapport aux Etats-Unis. Il faut en parler. C’est mieux que d’être dans la dénégation, le mensonge. Si on reste dans le refoulement, ça se paye par une désaffection croissante des différents corps électoraux, qui décrochent du système européen. Donc il peut y avoir, sous la contrainte, une sorte d’usage salutaire de cette crise européenne, en tout cas dans sa dimension de politique étrangère et de sécurité commune.

Il n’y aura pas de remise en cause de la dimension économique de l’Europe, ni des projets de réforme institutionnelle, sauf sur ce point-là. Sur ce point-là évidemment, c’est une farce de penser que l’on progresserait avec un ministre européen des Affaires Etrangères; ferait-il la politique de Chirac? ou de Blair? ou des Polonais? On ne sait pas. De même un siège européen au Conseil de Sécurité n’a pas de sens: son titulaire s’abstiendrait en permanence, le temps d’attendre que les vingt-cinq aient délibéré. Tout cela, ce sont de faux progrès, du volontarisme bidon, ça n’a pas de sens, c’est trop décroché des réalités. Par contre la question qui va se poser, après la crise irakienne, est de savoir ce qu’on pourra faire à vingt-cinq, et même à trente ou trente-cinq, parce qu’il y a encore une bonne dizaine d’autres pays Européens potentiellement membres de l’Union, sans même évoquer la question turque. Qu’est-ce qu’on fera sur ce plan-là?

L’autre question est de savoir ce que les Français, les Allemands et les Belges feront après la crise? Et là, il y a une option. Soit ils se disent: c’était une alliance de circonstance franco-Schröderienne, entre ceux qui ne veulent pas de guerre en général et ceux qui ne voulaient pas de cette guerre en particulier. On ne peut pas en tirer grand chose de plus et on va retravailler à quinze et à vingt-cinq. Ce sera peut-être d’ailleurs la priorité de Schröder de reconstituer en priorité ses bonnes relations avec les autres partenaires européens. Ou alors ils se disent: c’est l’acte de naissance de ce fameux «noyau dur» ou en tout cas durable, franco-allemand, et il faut le consolider. Là, il y a un choix et on ne peut pas dire à l’avance comment le Président français et le Chancelier allemand réagiront. Mon impression est que Schröder n’est pas dans une situation politique où il puisse prendre des initiatives aussi fortes. Aussitôt après, il sera donc obligé de se rabibocher avec les autres Européens. Mais je peux me tromper, et on peut plaider également la thèse du noyau dur. A ce moment-là surgissent plusieurs questions, auxquelles ceux qui ont proposé un noyau dur, c’est-à-dire Karl Lammers, Joschka Fischer, Jacques Delors, etc. n’arrivent pas à répondre depuis dix ans. Le noyau dur paraît en effet la réponse naturelle à la dilution d’une Europe qui s’élargit trop, mais qui ne peut pas ne pas s’élargir.

Mais qui met-on dans ce noyau? Si on dit les pays de l’euro, c’est déjà trop large; la France et l’Allemagne c’est trop étroit, et pas assez représentatif des différents courants; si on pense aux six fondateurs, avec l’Italie d’aujourd’hui ça ne fonctionne pas. D’autre part: comment empêcher les autres d’entrer? Parce qu’aujourd’hui, une majorité d’Etats-membres ne veulent pas qu’il y ait un noyau dur sans eux. Mais, s’ils entrent, ce n’est plus un noyau dur. Certains répondent que le problème ne se pose pas parce que les membres de ce noyau dur vont faire ensemble une intégration politique tellement poussée que les autres ne voudront pas entrer. Mais est-ce que les conditions politiques réelles sont réunies aujourd’hui en France, en Allemagne, ou ailleurs pour faire une intégration politique extrêmement poussée? Ca se discute, c’est loin d’être évident. Ensuite, si un noyau dur émerge quand même, l’autre question à résoudre sera celle de ses rapports avec les autres Européens, avec la Commission, avec le Parlement, avec l’ensemble du système. Joschka Fischer, qui avait prononcé, à l’Université de Humboldt, un discours devenu fameux, beaucoup questionné sur ce point, n’a jamais trouvé la réponse adéquate.

Donc on peut finir par penser, comme Jacques Delors un jour: «Je sais bien que le noyau dur ne sera pas créé sans une crise, mais je préfère la crise à la dilution». C’est une option respectable et cohérente, mais la crise, là, serait une sorte de putsch. Voilà pourquoi je m’attends à ce qu’on parle énormément de noyau dur dans les temps à venir, mais on ne progressera que si l’on trouve des réponses à chacun de ces points. Peut-être les trouvera-t-on, si les Européens, très secoués par la crise actuelle, cherchent à rebondir.

Il me reste à parler de ce que l’on peut faire à vingt-cinq. Je crois qu’on ferait bien de reconnaître que nous ne sommes pas d’accord sur ce que devrait être l’Europe, ni sur son rapport aux Etats-Unis, de ne pas rester dans la dénégation, d’en parler. A partir de là, la priorité absolue en politique étrangère, pour les vingt-cinq Etats membres, serait de s’atteler à cette question, entre Chefs d’Etats, entre ministres, par des colloques avec des chercheurs, par des entretiens, par des débats publics, et même des controverses, d’entrechoquer les points de vue jusqu’à ce qu’on ait créé quelque chose de différent. Les mentalités nationales sont très résistantes, comme pour les métaux, il faut de très hautes températures pour fondre tout cela.

Cela suppose le chemin suivant: d’abord qu’il y ait un consensus sur l’idée même d’une Europe puissance. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Un petit nombre de pays le souhaite. Plusieurs pays n’en veulent pas, car l’idée même de la puissance leur paraît obscène depuis la seconde guerre mondiale. Il y a ceux qui l’acceptent, mais à condition que ce soit subordonné aux Etats-Unis. Si on arrive, à force de discussions, en disant qu’on va être une puissance d’un type spécial, utile au monde, pacifiste, multilatéraliste, etc. mais quand même également armée, si on parvient à une synthèse entre ces conceptions, il faudra encore s’assurer que ceux qui préconisent l’Europe puissance sont capables d’harmoniser leur diplomatie. De fait, aujourd’hui, les deux pays qui partagent cette idée de puissance, la France et la Grande-Bretagne, ne conçoivent pas l’avenir dans la même direction. Donc il n’y a pas de progrès à attendre sur l’Europe puissance, s’il n’y a pas un compromis historique, créateur, entre la France et la Grande-Bretagne. Dans ce domaine, même réactivé, même relancé, le moteur couple franco-allemand ne peut pas répondre à lui seul en fait. Mais si on parvenait à un accord politique France-Allemagne-Grande-Bretagne, et j’ajouterais en plus deux ou trois autres pays clés comme l’Espagne, l’Italie ou la Pologne, alors là on aurait synthétisé l’ensemble des conceptions. A ce moment-là, on pourra se poser la question des institutions. Si on a fait ce chemin, si le travail de convergence intellectuelle et politique a porté ses fruits, au bout de dix ou quinze ans, c’est de cet ordre, là on pourra accepter le vote à la majorité et un ministre européen des Affaires Etrangères. Mais sinon les gadgets institutionnels, sans progrès de fond, aboutissent à la situation de Javier Solana. Ce dernier est quelqu’un de tout à fait remarquable, d’une intelligence pénétrante dans la compréhension de la situation de chacun des pays d’Europe. Il n’empêche que, quand il doit s’exprimer au nom de tout le monde, il est condamné à des platitudes, ou carrément à ne rien dire dans les moments aigus comme en ce moment, ou alors à s’occuper de tel ou tel problème un peu limité, comme la Macédoine; c’est très bien fait, mais c’est ponctuel. Donc je ne crois pas, moi, que des gadgets institutionnels prématurés fassent faire l’économie de ce grand chantier intellectuel. Ceux qui n’y ont jamais cru se disent: très bien, nous sommes débarrassés de cette chimère. Pour ceux qui y ont cru, c’est décourageant, car la présentation enfantine qui a été faite de tout cela au cours des dernières années présentait la PESC comme à portée de la main. Mais les Européens volontaristes et réalistes ont toujours su que ce serait une très très longue tâche. Cela ne va donc pas les décourager.

Parmi les conséquences que je n’ai pas évoquées, il y a naturellement la question du Proche-Orient, mais les intervenants précédents en ont parlé avec beaucoup de justesse. Je fais partie de ceux qui voudraient espérer que, après l’affaire en Irak, une initiative sera prise. Non pas pour «relancer le processus»: il n’y a plus de processus, il est méthodiquement anéanti depuis maintenant un certain temps, et l’Administration Bush n’a pas été neutre. Elle a été activement engagée dans l’annihilation de tout ce qui pouvait conduire à un processus et donc à une négociation, et donc à un Etat.

Je fais partie de ceux qui, ardemment, espéraient qu’à quelque chose malheur étant bon, un progrès pouvait naître de tout cela. Mais quand je vois la structure politique de cette Administration, quand je vois sa base aux Etats-Unis, quand je vois ce qu’elle dit, quand je vois sa composition, quand je vois la situation en Israël. Mais là c’est moins important parce que, comme le dit Shlomo Ben Ami depuis longtemps, la paix devra être un jour imposée. Je n’arrive malheureusement pas à croire qu’on soit dans la même situation que quand George Bush n°1 et Baker étaient capables de bousculer les choses, en fait de faire tomber Shamir et puis d’amener au pouvoir des responsables nouveaux, qui s’engagent dans un processus de paix. Je le mentionne par acquit de conscience. Je voudrais croire cela. Je n’y arrive pas. Si je me trompe, j’en serais très heureux.

Enfin il y a toute cette affaire du «clash des civilisations». J’ai dit dans un article récent ce que j’en pensais. On s’est beaucoup offusqué de la théorie du clash des civilisations, on a fait un faux procès à Huntington, puisque Huntington ne l‘a jamais recommandé, il a écrit que c’était un risque réel qui est devant nous. Je pense que nous sommes déjà dans ce clash, dans un choc en particulier Islam-Occident, qui dure, avec des hauts et des bas, depuis des siècles, et que cette question n’a jamais été surmontée. L’affaire Est-Ouest a été surmontée en moins d’un siècle, c’est un battement de paupières à l’échelle de l’histoire longue. L’autre affaire est toujours là, et je pense que là aussi la politique de l’autruche n’est pas bonne. Au lieu de s’offusquer de cette théorie et de la combattre à coups de colloques sur le dialogue des cultures, qui sont des moulins à prière, il faut reconnaître cette réalité. Reconnaître le risque et se doter d’un programme pour en sortir, pour conjurer ce risque, d’une politique entre Occidentaux; mais les élites arabo-islamiques ont aussi une responsabilité gigantesque, qu’aujourd’hui elles n’assument pas, pour essayer d’en sortir avant que les choses ne s’aggravent encore. Sans parler de l’affaire irakienne, qui peut en plus aggraver tout cela.

Je crois que le moment est venu de commencer de se projeter dans l’après Irak, de faire un inventaire des dégâts, sans fioritures, et d’apporter une réponse sur chaque point. Parce que l’Amérique n’est pas non plus sur la planète Mars, ils sont près de nous, nous devons vivre avec eux. N’oublions pas que si les intellectuels américains en dissension aujourd’hui ne sont pas très nombreux, il y aura eu, jusqu’au bout, une autre opinion américaine qui aurait voulu que la guerre ait lieu avec la caution des Nations Unies. Et, il y a aussi une population américaine qui porte en elle des surprises. De toute façon on ne pourra pas ne pas retravailler avec les Etats-Unis. Comment, sur quels terrains? Il faudra y réfléchir.

Colloque de la République Moderne

Hubert Vedrine

Colloque de la République Moderne

Je voudrais d’abord remercier les organisateurs de l’occasion qui m’est fournie de participer à cette réflexion. Nous sommes là pour essayer de réfléchir à l’avenir des relations internationales, dans leurs différentes dimensions. Je voudrais en premier lieu insister sur l’importance des évènements actuels. L’Administration américaine actuelle, qu’on appelle à tort «néo-conservatrice» alors qu’elle n’est pas du tout conservatrice, qu’elle ne cherche pas à conserver quoi que ce soit, est en fait néo-révolutionnaire, ou néo-réactionnaire comme vous voulez. Elle veut bouleverser la donne. Elle prend le contre-pied d’une série de croyances qui ont fini par dominer l’Occident, puis le monde entier, depuis quatre-vingts ans environ, d’abord à l’initiative du Président américain Wilson, contre Clemenceau d’ailleurs. Ce sont ces idées qui sont remises en cause par cette idéologie que nous commençons maintenant à bien connaître. On aurait d’ailleurs dû s’en rendre compte plus tôt.

Cette remise en cause est extrêmement forte, elle prend à contre-pied, de front, une vision du monde fondée sur le dialogue politique et pacifique, vision devenue dominante dans le monde européen, ce qui fait dire d’ailleurs à certains intellectuels proches de Bush que les Européens ne comprennent plus rien au monde. Les Européens croyaient vivre enfin dans un monde «post-tragique». Cette croyance s’est développée au cours du siècle écoulé, malgré ou à cause des guerres mondiales et de toutes les horreurs qui se sont produites pendant cette longue période. Et les Occidentaux, réunis à ce moment là dans cette illusion, ont vraiment cru, après la fin de l’Union Soviétique, qu’on avait enfin atteint ce monde sans nuages, cette mer calme, cette «Fin de l’Histoire», comme le disait une théorie qui a eu du succès à l’époque, même si la pensée de Fukuyama est plus sophistiquée en réalité quand on l’examine de plus près. Donc, pour moi, cette Administration, ce qu’elle porte en elle, dans son aile la plus dure, les faucons, mais plus ou moins quand même dans son ensemble, vise à une remise en cause radicale de tout cela. C’est encore plus important que le fait de savoir ce qui va se passer en Irak – guerre ou pas guerre, et comment ça sera conduit. Regardons ce qui s’est passé ces dernières années. J’ai entendu avec beaucoup d’intérêt M. Robert Malley parler de «décennie gaspillée».

Après l’écroulement de l’Union Soviétique, ayant triomphé au cours du XXème siècle de tous les grands adversaires menaçants qui s’étaient présentés à elle et qui l’avaient amenée à s’impliquer de plus en plus, l’Amérique a été saisie d’une sorte de vertige et de retenue en même temps. Déjà, dans la période Clinton, on voit monter cette extraordinaire «hyperpuissance», ce mot n’ayant pas pour moi de sens péjoratif, quand je l’ai lancé en 1998. On voyait remonter l’unilatéralisme. Il suffisait d’entendre ce que disaient les Sénateurs et une partie des média. On voit pour la première fois les mythes fondateurs des Etats-Unis, sur la nation indispensable, la nation prédestinée, le rôle confié par la Providence pour combattre le mal et lutter pour le bien, ces mythes internes, ces rhétoriques politico-religieuses, rejoindre la réalité géopolitique. L’Administration Clinton hésitait à en tirer les conséquences pour diverses raisons, d’abord en raison des convictions du Président Clinton lui-même, qui a résisté jusqu’à un certain point à la tentation unilatéraliste ou hégémonique, même si la formidable puissance américaine s’exprimait de toutes façons à travers tous les canaux de l’économie et de la culture, qui modèlent les pensées dans le monde. Alors qu’à partir de l’arrivée de cette équipe Bush II, dès le début, avant même les attentats du 11 septembre, qui ne sont pas les éléments initiaux dans cette affaire, qui ont simplement fait sauter un certain nombre de verrous, d’inhibitions, et qui ont fourni selon le point de vue que l’on adopte, soit une légitimation, soit des prétextes supplémentaires, cette Administration a porté en elle une approche du monde radicalement différente. Cette Amérique nouvelle se dit qu’il n’est plus tolérable de soumettre ses orientations, son destin, à des votes aléatoires, à des assemblées composées de pseudo pays, de petits pays, ou d’alliés incertains. Ceux-là mêmes qui étaient gênés à l’époque de Clinton et disaient: «Oui, on joue un rôle central, mais on n’a pas le choix, il fallait bien que quelqu’un le fasse» revendiquent, théorisent leur nouveau pouvoir. Et on en arrive aux visions les plus abouties, sur le plan stratégique, qui sont celles de Wolfowitz par exemple ou, sur le plan intellectuel, d’un Kagan, lequel Kagan dit: «Au fond, vous, Européens, vous ne comprenez plus rien au reste du monde, et vous ne faites que théoriser votre faiblesse, votre impuissance. Nous sommes en charge du monde, car il faut bien que quelqu’un le fasse».

C’est une remise en cause radicale.

Ces dernières années, dans n’importe quel débat parlementaire, ou n’importe quelle rencontre d’un ministre occidental avec des journalistes, on lui demandait: «Comment la communauté internationale n’avait pas empêché ceci ou cela, ou pas résolu cela, qu’elle n’était pas intervenue à tel ou tel endroit?» Comme si la «Communauté internationale» était déjà constituée, comme si c’était un gouvernement, une armée! L’Occident est triomphateur, et pas uniquement du côté américain! Ces utopies étant considérées comme réalisées, si les Occidentaux n’ont pas encore plié le reste du monde à leur conception, ce serait parce que les dirigeants sont mauvais, cyniques, ou qu’ils ne se rallient pas aux nouvelles conceptions, etc.

Donc l’approche de l’actuelle Administration américaine bouleverse beaucoup de choses et, quelle que soit la suite, il n’est pas étonnant qu’il y ait déjà des répercussions mesurables sur toutes les institutions internationales, toutes inspirées des conceptions qui ont présidé lointainement à la création de la SDN, mais plus encore à la création de l’ONU. Je redis d’ailleurs que c’était perceptible dès l’arrivée de l’Administration Bush au pouvoir, on pouvait le prévoir. On aurait à un moment donné une collision. Là je ne parle pas du clash des civilisations, je parle du clash entre cette Administration et au moins une partie des Européens, une partie des opinions mondiales. Quand j’étais encore Ministre, en prenant des risques calculés, j’ai dit deux ou trois choses sur ce sujet, pour essayer d’alerter les esprits, mais ça n’a pas été entendu tout de suite, parce que les élites européennes sont terrorisées à l’idée de paraître anti-américaines et que, par conséquent, elles n’arrivaient même pas à reprendre des arguments qui s’échangent dans la presse américaine ou au Sénat des Etats-Unis. Il y a longtemps que Régis Debray a expliqué que, dans les Empires, c’est au centre qu’on est le plus libre.

Nous en arrivons à la période récente, et avant de me projeter avec vous dans la suite, je voudrais préciser les bouleversements dont je parle. D’abord à propos de l’ONU. Il m’a semblé que cette Administration Bush n’a pas varié au cours des derniers mois, qu’elle n’a pas eu d’hésitation multilatéraliste. Si elle a accepté de passer par l’ONU à un moment donné, ce n’est pas en raison de pressions extérieures, mais parce qu’il lui fallait occuper un certain nombre de mois avant que ses militaires soient complètement prêts. D’autre part, il fallait surmonter l’affaire des élections mid-term que, classiquement, le Président en fonction perd; il fallait donc faire du tam-tam au sujet de l’Irak, pour empêcher les démocrates d’utiliser les arguments liés à Enron. La conclusion qui en découlait, c’était de se prêter, dans cette période, à une discussion au sein du Conseil de Sécurité, ce qui présentait l’avantage de rassurer l’opinion publique américaine qui, dans sa majorité, préférait que tout cela soit cautionné par l’ONU. Un certain nombre de gens en Europe, qui prennent toujours leurs désirs pour des réalités, se sont alors exclamés: c’est formidable, on a influencé les Etats-Unis, ils sont redevenus multilatéralistes. Mais Bush n’avait pas dit du tout cela, il avait dit qu’il mettrait au défi le Conseil de Sécurité de montrer sa capacité à mettre en œuvre les orientations américaines, ou alors qu’il serait «irrelevant». Donc la situation était renversée et, depuis lors, à chaque épisode les dirigeants américains, Bush, Powell, ou d’autres ont dit: «Soit le Conseil de Sécurité se décide, soit nous gardons le droit ultime d’y aller nous-mêmes, avec une coalition de ceux qui voudraient venir avec nous». C’est un droit qu’ils se sont auto-attribués, même si c’est tout à fait contraire à l’idée même de la charte. Il n’y a jamais eu de suspens sur ce point, à mon avis. Je pense qu’il y a un projet précis, qui va bien au-delà du fait de se débarrasser des armes qui existent, ou qui n’existent pas, je ne sais pas, qui va bien au-delà du fait de renverser la tyrannie de Saddam Hussein. Il y a un projet qui a d’ailleurs une cohérence et une force, de la part des représentants de cette Administration qui osent le dire, une force qu’on peut contester, mais il y a une force. Ce n’est pas improvisé. Voilà pour l’ONU.

A propos de l’OTAN, ce qui s’est passé n’est pas tellement surprenant. Depuis dix ans, l’OTAN se cherche une raison de survivre. Depuis assez longtemps, l’OTAN n’est plus qu’une machine qui permet de dire aux nouveaux Etats membres qu’il faut acheter du matériel américain, au nom de l’interopérabilité des forces. Je le dis sans précaution spéciale, car tout le monde sait que c’est bien ce qui se passe depuis longtemps. Quand il y a eu les événement d’Afghanistan et que les gentils membres de l’OTAN ont indiqué que, pour la première fois, devant une tragédie aussi épouvantable, ils étaient prêts à invoquer l’article 5 pour être à la disposition des Etats-Unis – j’ai d’ailleurs participé à cette décision – vous vous rappelez la réponse: le Pentagone a dit: «Ecoutez, on n’a pas besoin de vous, vous laissez votre téléphone, on verra». Le Pentagone était déjà dans l’idée, après l’expérience pénible du Kosovo, où il lui avait fallu parlementer sur le choix des cibles avec les alliés, que n’importe quel allié c’est encore trop pour conduire les opérations librement.

Ce qui s’est passé à l’OTAN est une confirmation. En revanche, en ce qui concerne l’Union européenne, c’est plus important et plus radical, parce que, sous les coups de boutoir de l’Administration Bush, même si ça n’était pas son objectif numéro un, mais un objectif secondaire, une sorte d’avantage co-latéral, c’est toute la fiction d’une Union européenne qui progressait en chantant vers une politique étrangère et de sécurité commune qui vole en éclat. Les spécialistes, les experts, les historiens, les connaisseurs de l’Europe savaient bien qu’il y avait depuis toujours des divergences importantes en Europe entre les différentes conceptions de l’Europe, une conception de l’Europe européenne, de l’Europe atlantique, américaine, et puis des conceptions plus souverainistes ou plus encore pacifistes ou neutralistes, même si on ne sait pas très bien ce que cela peut vouloir dire aujourd’hui. En tout cas ces divergences existaient, mais étaient masquées par ce que Proust appelait «l’optimisme de convention», une méthode Coué, cette langue de bois de la PESC, avec une surproduction de déclarations ou de communiqués, dans lesquels on met en avant le plus petit commun dénominateur, avec l’idée qu’on avance, qu’il n’y a pas d’autres choix, et que c’est comme ça.

Depuis une dizaine d’années, depuis Maastricht, le débat en Europe est étouffé dans l’œuf. Il n’y a plus de débat en Europe sur les questions européennes, parce que dès que quelqu’un ouvre la bouche dans ces fameux débats sur l’Europe, on lui interdit de continuer en disant que ses arguments sont minables, ridicules, archaïques, souverainistes, populistes… Donc les gens s’arrêtent et, la fois suivante, ils s’abstiennent. C’est un élément qui n’est pas sans lien avec le fait que le fossé entre les élites dirigeantes ultra-européistes, et souvent d’ailleurs atlantistes, et d’autre part les populations de l’Europe n’a cessé de se creuser dans des conditions que je trouve, pour ma part, tragiques. Je ne suis pas un Européen genre langue de bois, je suis un vrai Européen et je pense que cette méthode Coué et cette politique de l’autruche sont tragiques et qu’il faut constamment les contester. Donc voilà déjà l’état des dégâts, avant même que les évènements des prochains jours ne soient déclenchés. Je continue à ne pas voir comment le Président Bush pourrait arrêter; c’est son projet depuis le début. Il en a fait, de façon exagérée, une obligation de politique intérieure américaine; je parle sous le contrôle de gens qui apprécieraient mieux que moi la situation politique intérieure américaine. Mais s’il devait arrêter en disant: «J’ai été convaincu, on va simplement surveiller Saddam Hussein, on va attendre», je pense qu’il serait politiquement terminé, par rapport aux attentes qu’il a créées. Je ne vois donc pas comment il pourrait ne pas y aller.

Il y a toutefois des questions qui sont importantes pour mesurer l’impact sur le système international: par exemple si les Américains agissent malgré un veto. On voit bien que ces événement vont remodeler non seulement le Moyen-Orient – je ne sais pas si ce sera dans le bon sens – mais toutes les relations internationales. On ne sait pas encore quelles charnières vont sauter et je ne sais pas si, au-delà de cet épisode irakien, les Etats-Unis iront plus loin. Ce serait alors une sorte de gigantesque fleuve qui sortirait de son lit et qui déterminerait son propre cours, en dehors de l’usine à gaz multilatéraliste fabriquée depuis des décennies. Ce seraient les Etats-Unis qui recréeraient autour d’eux un système multilatéral ad hoc, fabriqué par et pour les Américains, avec des coalitions de volontaires, sujet par sujet. Je ne sais pas s’ils vont persévérer dans ce sens, ça me paraît extraordinairement risqué, même en termes d’appréciation froide des rapports de force. Ce n’est pas évident, l’opinion américaine reste quand même partagée sur ce sujet, ça dépend beaucoup de la façon dont ça se passera en Irak. On ne peut pas exclure complètement que les Etats-Unis trouvent un intérêt ensuite à revenir vers le Conseil de Sécurité, soit pour gérer la suite en Irak, si elle s’avère plus compliquée que prévu, soit sur d’autre points. Je ne pense pas que le choix soit fait. Je vois bien ce que veulent les faucons à Washington et ceux qu’on appelle faussement les néo-conservateurs; je ne suis pas sûr que le Président Bush lui-même ait déjà arbitré sur les suites. Et puis ça ne sera peut-être pas lui après 2004, je l’ignore.

Ca ne sera donc pas la même chose selon que, dans les prochains jours, les Etats-Unis auront la majorité au Conseil de Sécurité ou constateront qu’ils ne l’ont pas et répèteront alors ce qu’ils ont dit sans arrêt depuis des semaines: «Il y a eu la résolution 1441, et ensuite toutes sortes de violations que chacun, même M. Blix, a constatées et nous estimons qu’il faut y aller, on ne peut plus attendre». Evidemment, c’est une décision qui serait condamnable sur le plan du multilatéralisme et du type de monde dans lequel nous voulons vivre. Nous ne pouvons admettre qu’il y ait un pays, quel qu’il soit, qui décide de tout. Mais ce qui détruirait le plus de circuits dans le système onusien, la pire des hypothèses sur le plan multilatéral, ce serait celle où les Etats-Unis obtiendraient au Conseil la majorité, à force de pressions, et acculeraient la France. Le Président français ne pourrait pas ne pas mettre le veto. Mais malgré tout cela, les Etats-Unis iraient quand même, parce qu’ils ne peuvent plus ne pas y aller, pour diverses raisons. Dans cette hypothèse, il serait compliqué de savoir ce qui resterait du système multilatéral après. Cela obligerait presque les Etats-Unis à déclencher une nouvelle campagne anti-française – parce qu’on peut toujours faire mieux et plus! – pour expliquer que c’est la faute de la France si le Conseil de Sécurité n’a pas pu jouer son rôle, que d’ailleurs on se demande bien pourquoi la France y est, pourquoi Churchill a insisté pour qu’elle y soit et qu’elle n’a pas de raison de garder ce poste de membre permanent. On l’attaquerait sur son veto, en soutenant tous ceux qui pourraient vouloir prendre la place de la France.

Dans cette hypothèse, la pire, cette Administration devrait aller jusque là dans la déconstruction du système actuel. Mais, comme je l’ai dit, ce n’est pas le plus probable. Je n’exclus pas, ce qui arrangerait tout le monde, que les Etats-Unis n’aient pas la majorité, ce qui pourrait les arranger aussi, parce qu’y aller après un veto, par rapport à l’état de l’opinion américaine, c’est quand même risqué. Et, dans ce cas, la France n’aurait pas à mettre son veto. Voilà pour les Nations-Unies. Je crois d’ailleurs qu’Alain Dejammet a conclu par une note d’optimisme, malgré tout, sur l’avenir des Nations-Unies…

Alain Dejammet: «Non, sur ce qu’on peut faire».

Bien. La France se battra vaillamment, naturellement. Quant à la question de l’OTAN, je n’y insiste pas, ce n’est pas un sujet important. La seule chose vraiment importante sur le plan de l’OTAN, et qui nous ramène à la question européenne, serait qu’un jour les pays d’Europe, enfin d’accord sur ce qu’ils doivent faire ensemble, disent: «Nous sortons tous de l’OTAN ensemble» – une sorte de de Gaulle collectif. Mais nous repasserons aussitôt un accord avec les Etats-Unis, puisque nous avons quand même avec les Etats-Unis un certain nombre de valeurs communes et d’intérêts communs. On créerait alors la fameuse alliance à deux piliers, dont Kennedy parlait déjà dans les années soixante, mais qui bien sûr ne s’est jamais concrétisée, parce que ce n’était pas l’esprit de l’Alliance. En dehors de cette métamorphose phénixienne amusante de l’alliance, le reste ce sont des péripéties.

Alors, j’en viens à l’Europe. Les dégâts sont bien sûr considérables, mais je ne suis pas sûr que dans cette salle tout le monde le déplore. Même si on est sincèrement pro-européen et attaché à ce que l’Europe se constitue comme une puissance, faut-il regretter la disparition des chimères? Les chimères empêchent d’avancer, empêchent d’analyser, empêchent de comprendre. Je trouve ainsi plus sain qu’on dise clairement qu’il y a plusieurs conceptions en présence, contradictoires quant à ce que doit être l’Europe dans le monde, son rapport à la force, son rapport aux Etats-Unis. Il faut en parler. C’est mieux que d’être dans la dénégation, le mensonge. Si on reste dans le refoulement, ça se paye par une désaffection croissante des différents corps électoraux, qui décrochent du système européen. Donc il peut y avoir, sous la contrainte, une sorte d’usage salutaire de cette crise européenne, en tout cas dans sa dimension de politique étrangère et de sécurité commune.

Il n’y aura pas de remise en cause de la dimension économique de l’Europe, ni des projets de réforme institutionnelle, sauf sur ce point-là. Sur ce point-là évidemment, c’est une farce de penser que l’on progresserait avec un ministre européen des Affaires Etrangères; ferait-il la politique de Chirac? ou de Blair? ou des Polonais? On ne sait pas. De même un siège européen au Conseil de Sécurité n’a pas de sens: son titulaire s’abstiendrait en permanence, le temps d’attendre que les vingt-cinq aient délibéré. Tout cela, ce sont de faux progrès, du volontarisme bidon, ça n’a pas de sens, c’est trop décroché des réalités. Par contre la question qui va se poser, après la crise irakienne, est de savoir ce qu’on pourra faire à vingt-cinq, et même à trente ou trente-cinq, parce qu’il y a encore une bonne dizaine d’autres pays Européens potentiellement membres de l’Union, sans même évoquer la question turque. Qu’est-ce qu’on fera sur ce plan-là?

L’autre question est de savoir ce que les Français, les Allemands et les Belges feront après la crise? Et là, il y a une option. Soit ils se disent: c’était une alliance de circonstance franco-Schröderienne, entre ceux qui ne veulent pas de guerre en général et ceux qui ne voulaient pas de cette guerre en particulier. On ne peut pas en tirer grand chose de plus et on va retravailler à quinze et à vingt-cinq. Ce sera peut-être d’ailleurs la priorité de Schröder de reconstituer en priorité ses bonnes relations avec les autres partenaires européens. Ou alors ils se disent: c’est l’acte de naissance de ce fameux «noyau dur» ou en tout cas durable, franco-allemand, et il faut le consolider. Là, il y a un choix et on ne peut pas dire à l’avance comment le Président français et le Chancelier allemand réagiront. Mon impression est que Schröder n’est pas dans une situation politique où il puisse prendre des initiatives aussi fortes. Aussitôt après, il sera donc obligé de se rabibocher avec les autres Européens. Mais je peux me tromper, et on peut plaider également la thèse du noyau dur. A ce moment-là surgissent plusieurs questions, auxquelles ceux qui ont proposé un noyau dur, c’est-à-dire Karl Lammers, Joschka Fischer, Jacques Delors, etc. n’arrivent pas à répondre depuis dix ans. Le noyau dur paraît en effet la réponse naturelle à la dilution d’une Europe qui s’élargit trop, mais qui ne peut pas ne pas s’élargir.

Mais qui met-on dans ce noyau? Si on dit les pays de l’euro, c’est déjà trop large; la France et l’Allemagne c’est trop étroit, et pas assez représentatif des différents courants; si on pense aux six fondateurs, avec l’Italie d’aujourd’hui ça ne fonctionne pas. D’autre part: comment empêcher les autres d’entrer? Parce qu’aujourd’hui, une majorité d’Etats-membres ne veulent pas qu’il y ait un noyau dur sans eux. Mais, s’ils entrent, ce n’est plus un noyau dur. Certains répondent que le problème ne se pose pas parce que les membres de ce noyau dur vont faire ensemble une intégration politique tellement poussée que les autres ne voudront pas entrer. Mais est-ce que les conditions politiques réelles sont réunies aujourd’hui en France, en Allemagne, ou ailleurs pour faire une intégration politique extrêmement poussée? Ca se discute, c’est loin d’être évident. Ensuite, si un noyau dur émerge quand même, l’autre question à résoudre sera celle de ses rapports avec les autres Européens, avec la Commission, avec le Parlement, avec l’ensemble du système. Joschka Fischer, qui avait prononcé, à l’Université de Humboldt, un discours devenu fameux, beaucoup questionné sur ce point, n’a jamais trouvé la réponse adéquate.

Donc on peut finir par penser, comme Jacques Delors un jour: «Je sais bien que le noyau dur ne sera pas créé sans une crise, mais je préfère la crise à la dilution». C’est une option respectable et cohérente, mais la crise, là, serait une sorte de putsch. Voilà pourquoi je m’attends à ce qu’on parle énormément de noyau dur dans les temps à venir, mais on ne progressera que si l’on trouve des réponses à chacun de ces points. Peut-être les trouvera-t-on, si les Européens, très secoués par la crise actuelle, cherchent à rebondir.

Il me reste à parler de ce que l’on peut faire à vingt-cinq. Je crois qu’on ferait bien de reconnaître que nous ne sommes pas d’accord sur ce que devrait être l’Europe, ni sur son rapport aux Etats-Unis, de ne pas rester dans la dénégation, d’en parler. A partir de là, la priorité absolue en politique étrangère, pour les vingt-cinq Etats membres, serait de s’atteler à cette question, entre Chefs d’Etats, entre ministres, par des colloques avec des chercheurs, par des entretiens, par des débats publics, et même des controverses, d’entrechoquer les points de vue jusqu’à ce qu’on ait créé quelque chose de différent. Les mentalités nationales sont très résistantes, comme pour les métaux, il faut de très hautes températures pour fondre tout cela.

Cela suppose le chemin suivant: d’abord qu’il y ait un consensus sur l’idée même d’une Europe puissance. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Un petit nombre de pays le souhaite. Plusieurs pays n’en veulent pas, car l’idée même de la puissance leur paraît obscène depuis la seconde guerre mondiale. Il y a ceux qui l’acceptent, mais à condition que ce soit subordonné aux Etats-Unis. Si on arrive, à force de discussions, en disant qu’on va être une puissance d’un type spécial, utile au monde, pacifiste, multilatéraliste, etc. mais quand même également armée, si on parvient à une synthèse entre ces conceptions, il faudra encore s’assurer que ceux qui préconisent l’Europe puissance sont capables d’harmoniser leur diplomatie. De fait, aujourd’hui, les deux pays qui partagent cette idée de puissance, la France et la Grande-Bretagne, ne conçoivent pas l’avenir dans la même direction. Donc il n’y a pas de progrès à attendre sur l’Europe puissance, s’il n’y a pas un compromis historique, créateur, entre la France et la Grande-Bretagne. Dans ce domaine, même réactivé, même relancé, le moteur couple franco-allemand ne peut pas répondre à lui seul en fait. Mais si on parvenait à un accord politique France-Allemagne-Grande-Bretagne, et j’ajouterais en plus deux ou trois autres pays clés comme l’Espagne, l’Italie ou la Pologne, alors là on aurait synthétisé l’ensemble des conceptions. A ce moment-là, on pourra se poser la question des institutions. Si on a fait ce chemin, si le travail de convergence intellectuelle et politique a porté ses fruits, au bout de dix ou quinze ans, c’est de cet ordre, là on pourra accepter le vote à la majorité et un ministre européen des Affaires Etrangères. Mais sinon les gadgets institutionnels, sans progrès de fond, aboutissent à la situation de Javier Solana. Ce dernier est quelqu’un de tout à fait remarquable, d’une intelligence pénétrante dans la compréhension de la situation de chacun des pays d’Europe. Il n’empêche que, quand il doit s’exprimer au nom de tout le monde, il est condamné à des platitudes, ou carrément à ne rien dire dans les moments aigus comme en ce moment, ou alors à s’occuper de tel ou tel problème un peu limité, comme la Macédoine; c’est très bien fait, mais c’est ponctuel. Donc je ne crois pas, moi, que des gadgets institutionnels prématurés fassent faire l’économie de ce grand chantier intellectuel. Ceux qui n’y ont jamais cru se disent: très bien, nous sommes débarrassés de cette chimère. Pour ceux qui y ont cru, c’est décourageant, car la présentation enfantine qui a été faite de tout cela au cours des dernières années présentait la PESC comme à portée de la main. Mais les Européens volontaristes et réalistes ont toujours su que ce serait une très très longue tâche. Cela ne va donc pas les décourager.

Parmi les conséquences que je n’ai pas évoquées, il y a naturellement la question du Proche-Orient, mais les intervenants précédents en ont parlé avec beaucoup de justesse. Je fais partie de ceux qui voudraient espérer que, après l’affaire en Irak, une initiative sera prise. Non pas pour «relancer le processus»: il n’y a plus de processus, il est méthodiquement anéanti depuis maintenant un certain temps, et l’Administration Bush n’a pas été neutre. Elle a été activement engagée dans l’annihilation de tout ce qui pouvait conduire à un processus et donc à une négociation, et donc à un Etat.

Je fais partie de ceux qui, ardemment, espéraient qu’à quelque chose malheur étant bon, un progrès pouvait naître de tout cela. Mais quand je vois la structure politique de cette Administration, quand je vois sa base aux Etats-Unis, quand je vois ce qu’elle dit, quand je vois sa composition, quand je vois la situation en Israël. Mais là c’est moins important parce que, comme le dit Shlomo Ben Ami depuis longtemps, la paix devra être un jour imposée. Je n’arrive malheureusement pas à croire qu’on soit dans la même situation que quand George Bush n°1 et Baker étaient capables de bousculer les choses, en fait de faire tomber Shamir et puis d’amener au pouvoir des responsables nouveaux, qui s’engagent dans un processus de paix. Je le mentionne par acquit de conscience. Je voudrais croire cela. Je n’y arrive pas. Si je me trompe, j’en serais très heureux.

Enfin il y a toute cette affaire du «clash des civilisations». J’ai dit dans un article récent ce que j’en pensais. On s’est beaucoup offusqué de la théorie du clash des civilisations, on a fait un faux procès à Huntington, puisque Huntington ne l‘a jamais recommandé, il a écrit que c’était un risque réel qui est devant nous. Je pense que nous sommes déjà dans ce clash, dans un choc en particulier Islam-Occident, qui dure, avec des hauts et des bas, depuis des siècles, et que cette question n’a jamais été surmontée. L’affaire Est-Ouest a été surmontée en moins d’un siècle, c’est un battement de paupières à l’échelle de l’histoire longue. L’autre affaire est toujours là, et je pense que là aussi la politique de l’autruche n’est pas bonne. Au lieu de s’offusquer de cette théorie et de la combattre à coups de colloques sur le dialogue des cultures, qui sont des moulins à prière, il faut reconnaître cette réalité. Reconnaître le risque et se doter d’un programme pour en sortir, pour conjurer ce risque, d’une politique entre Occidentaux; mais les élites arabo-islamiques ont aussi une responsabilité gigantesque, qu’aujourd’hui elles n’assument pas, pour essayer d’en sortir avant que les choses ne s’aggravent encore. Sans parler de l’affaire irakienne, qui peut en plus aggraver tout cela.

Je crois que le moment est venu de commencer de se projeter dans l’après Irak, de faire un inventaire des dégâts, sans fioritures, et d’apporter une réponse sur chaque point. Parce que l’Amérique n’est pas non plus sur la planète Mars, ils sont près de nous, nous devons vivre avec eux. N’oublions pas que si les intellectuels américains en dissension aujourd’hui ne sont pas très nombreux, il y aura eu, jusqu’au bout, une autre opinion américaine qui aurait voulu que la guerre ait lieu avec la caution des Nations Unies. Et, il y a aussi une population américaine qui porte en elle des surprises. De toute façon on ne pourra pas ne pas retravailler avec les Etats-Unis. Comment, sur quels terrains? Il faudra y réfléchir.

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01/03/2003