Bref résumé du commentaire d’Hubert Védrine après le discours de Monsieur Daniel Fried, Secrétaire adjoint pour l’Europe et l’Eurasie au Département d’Etat sur le Grand Moyen orient et la démocratie

Je remercie l’ambassadeur Stapleton de m’avoir invité à réagir au discours du Secrétaire adjoint Daniel Fried, que je salue, et à vous faire part de mes commentaires sur son très intéressant exposé, sur la démocratisation du Moyen Orient.

Le cap fixé par le Président Bush sur la démocratisation, en particulier au Moyen orient, est très important et peut avoir des conséquences immenses. Cette politique suscite de grands espoirs mais aussi de vives inquiétudes et est controversée.

On peut comprendre que vous (les Américains) écartiez sans état d’âme certaines réactions négatives, notamment celles qui émanent de régimes ou autoritaires qui invoquent leur souveraineté pour ne rien changer, de multilatéralistes pointilleux et formalistes qui vous refusent le droit d’agir seuls, d’anti américains (pas si nombreux que ce que l’on prétend, pas plus en tout cas que les francophobes chez vous, mais qui existent quand même) ou des derniers relativistes qui pensent que certains peuples ne désirent pas la démocratie ou ne sont pas faits pour elle.

En revanche, je crois que vous devriez prêter une oreille attentive à des mises en garde ou à des conseils d’amis honnêtes sincères et expérimentés, notamment européens, et qui vous posent les questions suivantes:

– La démocratisation ne résulte-t-elle pas plus d’un processus historique complexe que d’une conversion instantanée (démocratie Nescafé)

– N’est ce pas plus incertain de démocratiser des sociétés hétérogènes (cas de l’Irak) que des sociétés homogènes?

– Le faire de l’extérieur, à fortiori, par la force ne pose-t-il pas des problèmes encore plus complexes?

– Instaurer la démocratie, là où elle n’a aucun précédent (Irak, Afghanistan ?) n’est-il pas encore plus problématique que de rétablir la démocratie (Portugal, Chili, Espagne, Pologne).

Les politiques varient selon la réponse que l’on apporte à ces questions. Dans cette affaire de démocratisation, il faut être le moins idéologue possible, et étudier concrètement chaque précédent, y compris les échecs et les déceptions (Iran, 1979).

La question n’est donc pas: démocratisation ou non, (on ne peut pas être contre) mais démocratisation comment et à quel prix: processus contrôlé et réussi, ou expérience d’apprenti sorcier?

V. – Toutes ces interrogations et ces risques se concentrent évidemment avec une intensité particulière au Moyen Orient qui est votre priorité affichée pour la démocratisation (plus que la Chine ou la Russie, pour des raisons évidentes que je ne développerai pas). Et là se cumulent le handicap initial des analogies infondées (Allemagne/ Irak, Japon/Irak), la sous estimation du risque d’éclatement des sociétés hétérogènes (après guerre en Irak), et donc le risque d’enlisement car les Etats-Unis, comme le dit le Président Bush, ne peuvent pas quitter l’Irak sans avoir atteint leurs objectifs.

A quoi s’ajoute le refus persistant de considérer comme essentielle la question israélo-palestinienne présentée comme un leurre ou comme un prétexte, le règlement de ceux qui défendent cette ligne espérant éviter à Israël des choix difficiles en réduisant la pression arabe par la démocratisation du monde arabe.

Les Européens, et les Français en particulier, ne croient pas à cette diversion. Rien ne permettra d’éviter l’état palestinien. Sa création ne résoudra pas tout mais son absence compromet tout: les relations Islam-Occident, le projet général de démocratisation, et même la lutte contre le terrorisme.

Vous pouvez trouver cela absurde ou injuste mais c’est un fait. Vous avez raison de dire que les islamistes se moquent des Palestiniens, que cette question est pour eux un prétexte. Il n’empêche: ce prétexte fonctionne très bien et est pour eux, quotidiennement, un formidable argument de propagande et de recrutement. J’ajoute que le Président américain qui obtiendra une solution correcte au conflit israélo-palestinien sera l’homme le plus populaire dans le monde arabe, car en réalité les Arabes n’ont aucune raison profonde d’être anti américains.

D’ailleurs George Bush lui-même a maintenant pour objectif la création d’un Etat palestinien.

Les Américains ont une formidable occasion d’œuvrer dans ce sens après la réussite par Sharon du courageux retrait de Gaza. C’est normal de demander à Abbas d’extirper le terrorisme. Encore faut-il l’aider à se renforcer. La situation à Gaza est humainement insupportable. Les Etats-Unis pourraient par conséquent encourager les Israéliens à faire en sorte que la gestion de Gaza par les Palestiniens réussisse: cela dépend du port, de l’aéroport, des exportations, de l’accès des travailleurs à Israël. Rien de tout cela ne peut se faire sans l’accord et l’engagement d’Israël.

En plus il faut penser à un processus politique au-delà du retrait de Gaza, Gaza first et non Gaza only. Sinon tout va redevenir explosif.

Mais j’ajouterai pour les Européens et les Arabes que, qu’ils aient tort ou raison, les Etats Unis ont le pouvoir de créer des faits accomplis, de changer les situations. Même si ils ont de bonnes raisons d’être réticents ou prudents, les Européens et les Arabes ne peuvent donc pas rester plus longtemps sur la défensive. Ils devraient affirmer leur propre conception, si possible coordonnée, du processus de démocratisation dans la durée.

Les Etats Unis ont enclenché ce processus. Il va durer longtemps et ne sera ni aisé ni tranquille. Il porte des espoirs et comporte des risques. Il mérite bien, en effet, comme vous le souhaitez, d’être accompagné par une alliance. Mais il faut que ce soit une alliance équilibrée (USA, UE, Arabes) de professionnels lucides des processus explosifs et non pas d’idéalistes ou d’idéologues.

Bref résumé du commentaire d’Hubert Védrine après le discours de Monsieur Daniel Fried, Secrétaire adjoint pour l’Europe et l’Eurasie au Département d’Etat sur le Grand Moyen orient et la démocratie

Hubert Vedrine

Bref résumé du commentaire d’Hubert Védrine après le discours de Monsieur Daniel Fried, Secrétaire adjoint pour l’Europe et l’Eurasie au Département d’Etat sur le Grand Moyen orient et la démocratie

Je remercie l’ambassadeur Stapleton de m’avoir invité à réagir au discours du Secrétaire adjoint Daniel Fried, que je salue, et à vous faire part de mes commentaires sur son très intéressant exposé, sur la démocratisation du Moyen Orient.

Le cap fixé par le Président Bush sur la démocratisation, en particulier au Moyen orient, est très important et peut avoir des conséquences immenses. Cette politique suscite de grands espoirs mais aussi de vives inquiétudes et est controversée.

On peut comprendre que vous (les Américains) écartiez sans état d’âme certaines réactions négatives, notamment celles qui émanent de régimes ou autoritaires qui invoquent leur souveraineté pour ne rien changer, de multilatéralistes pointilleux et formalistes qui vous refusent le droit d’agir seuls, d’anti américains (pas si nombreux que ce que l’on prétend, pas plus en tout cas que les francophobes chez vous, mais qui existent quand même) ou des derniers relativistes qui pensent que certains peuples ne désirent pas la démocratie ou ne sont pas faits pour elle.

En revanche, je crois que vous devriez prêter une oreille attentive à des mises en garde ou à des conseils d’amis honnêtes sincères et expérimentés, notamment européens, et qui vous posent les questions suivantes:

– La démocratisation ne résulte-t-elle pas plus d’un processus historique complexe que d’une conversion instantanée (démocratie Nescafé)

– N’est ce pas plus incertain de démocratiser des sociétés hétérogènes (cas de l’Irak) que des sociétés homogènes?

– Le faire de l’extérieur, à fortiori, par la force ne pose-t-il pas des problèmes encore plus complexes?

– Instaurer la démocratie, là où elle n’a aucun précédent (Irak, Afghanistan ?) n’est-il pas encore plus problématique que de rétablir la démocratie (Portugal, Chili, Espagne, Pologne).

Les politiques varient selon la réponse que l’on apporte à ces questions. Dans cette affaire de démocratisation, il faut être le moins idéologue possible, et étudier concrètement chaque précédent, y compris les échecs et les déceptions (Iran, 1979).

La question n’est donc pas: démocratisation ou non, (on ne peut pas être contre) mais démocratisation comment et à quel prix: processus contrôlé et réussi, ou expérience d’apprenti sorcier?

V. – Toutes ces interrogations et ces risques se concentrent évidemment avec une intensité particulière au Moyen Orient qui est votre priorité affichée pour la démocratisation (plus que la Chine ou la Russie, pour des raisons évidentes que je ne développerai pas). Et là se cumulent le handicap initial des analogies infondées (Allemagne/ Irak, Japon/Irak), la sous estimation du risque d’éclatement des sociétés hétérogènes (après guerre en Irak), et donc le risque d’enlisement car les Etats-Unis, comme le dit le Président Bush, ne peuvent pas quitter l’Irak sans avoir atteint leurs objectifs.

A quoi s’ajoute le refus persistant de considérer comme essentielle la question israélo-palestinienne présentée comme un leurre ou comme un prétexte, le règlement de ceux qui défendent cette ligne espérant éviter à Israël des choix difficiles en réduisant la pression arabe par la démocratisation du monde arabe.

Les Européens, et les Français en particulier, ne croient pas à cette diversion. Rien ne permettra d’éviter l’état palestinien. Sa création ne résoudra pas tout mais son absence compromet tout: les relations Islam-Occident, le projet général de démocratisation, et même la lutte contre le terrorisme.

Vous pouvez trouver cela absurde ou injuste mais c’est un fait. Vous avez raison de dire que les islamistes se moquent des Palestiniens, que cette question est pour eux un prétexte. Il n’empêche: ce prétexte fonctionne très bien et est pour eux, quotidiennement, un formidable argument de propagande et de recrutement. J’ajoute que le Président américain qui obtiendra une solution correcte au conflit israélo-palestinien sera l’homme le plus populaire dans le monde arabe, car en réalité les Arabes n’ont aucune raison profonde d’être anti américains.

D’ailleurs George Bush lui-même a maintenant pour objectif la création d’un Etat palestinien.

Les Américains ont une formidable occasion d’œuvrer dans ce sens après la réussite par Sharon du courageux retrait de Gaza. C’est normal de demander à Abbas d’extirper le terrorisme. Encore faut-il l’aider à se renforcer. La situation à Gaza est humainement insupportable. Les Etats-Unis pourraient par conséquent encourager les Israéliens à faire en sorte que la gestion de Gaza par les Palestiniens réussisse: cela dépend du port, de l’aéroport, des exportations, de l’accès des travailleurs à Israël. Rien de tout cela ne peut se faire sans l’accord et l’engagement d’Israël.

En plus il faut penser à un processus politique au-delà du retrait de Gaza, Gaza first et non Gaza only. Sinon tout va redevenir explosif.

Mais j’ajouterai pour les Européens et les Arabes que, qu’ils aient tort ou raison, les Etats Unis ont le pouvoir de créer des faits accomplis, de changer les situations. Même si ils ont de bonnes raisons d’être réticents ou prudents, les Européens et les Arabes ne peuvent donc pas rester plus longtemps sur la défensive. Ils devraient affirmer leur propre conception, si possible coordonnée, du processus de démocratisation dans la durée.

Les Etats Unis ont enclenché ce processus. Il va durer longtemps et ne sera ni aisé ni tranquille. Il porte des espoirs et comporte des risques. Il mérite bien, en effet, comme vous le souhaitez, d’être accompagné par une alliance. Mais il faut que ce soit une alliance équilibrée (USA, UE, Arabes) de professionnels lucides des processus explosifs et non pas d’idéalistes ou d’idéologues.

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01/09/2005