«Un pays qui ne défend pas ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il invoque ses valeurs»

Est-ce qu’il existe une diplomatie de gauche?
On pourrait dire tout simplement : oui, c’est celle que mènent, ou ont mené, des présidents ou des ministres de gauche. Mais j’entends que votre question, récurrente au sein des gauches européennes, mais à vrai dire surtout en France, est plus «essentialiste» : est-ce qu’il n’y aurait pas une diplomatie en soi plus à gauche? Il y a certainement des gens qui y travaillent, mais je vous le dirai sans détour : cela serait commode par certains côtés et on peut certainement avancer quelques idées dans ce sens, mais globalement, cela me paraît vain.

Pourquoi?
Pour plusieurs raisons. D’abord, le langage de la diplomatie internationale, depuis le président Wilson, la charte de l’ONU, les sommets, et encore plus depuis la fin de l’URSS, est de gauche : «communauté internationale» (même si elle reste un mirage), prévention des conflits, condamnation de l’usage de la force, développement, paix, droits de l’homme, justice internationale, maintenant le climat, etc. Mais il est difficile de se différencier sur les «valeurs», comme on dit aujourd’hui, ou les bonnes intentions. Ensuite, les questions internationales divisent la droite comme la gauche : jusqu’où faut-il intégrer, élargir l’Europe? Renforcer la zone euro? Jusqu’où faut-il soutenir les Etats-Unis, et quand faut-il leur résister? Que faire sur l’Ukraine? Faut-il rester très actif pour la paix au Proche-Orient? Comment se comporter avec les émergents? Quand, comment faut-il intervenir par la force? Résultat : quel est l’élément d’une diplomatie de gauche qui ne pourrait être immédiatement repris par tel ou tel candidat de droite? Et quel marqueur de gauche (aux yeux des médias ou des militants) ne diviserait pas la gauche?

A quoi pensez-vous?
Prenez les droits de l’homme. Qui, en France, n’y est pas sincèrement attaché? Face à un océan de souffrances, nous estimons devoir les défendre partout, c’est-à-dire les propager dans le monde. Mais jusqu’où? Si c’est notre mission exclusive, et que cela prime sur tout le reste, cela devient du droit-de-l’hommisme. Est-ce que cela ne va pas entrer en conflit avec nos intérêts vitaux, de sécurité, économiques, culturels? Et avec cette vieille marâtre de la gauche, la réalité? Bien sûr que si! Surtout à une époque où les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance, déclinent relativement et sont plus ou moins sur la défensive face à des peuples qui estiment que leur tour est venu, on le voit chaque jour. Donc, les droits de l’homme sont un élément de notre diplomatie, pas un absolu, comme tout le reste sauf la sécurité. Bien sûr, on peut faire varier les proportions. Mais je ne crois pas qu’une diplomatie des «valeurs», par exemple, puisse être substituée d’une façon crédible à une diplomatie des «intérêts». On a vu le danger de cette tendance chez les Occidentaux depuis la fin de l’URSS, avec la multiplication des interventions, parfois contestables. On commence par parler valeurs, mission, et puis c’est les sanctions, l’ingérence… et enfin la guerre, rien ne se passe comme prévu et les opinions décrochent. Ce cycle-là, d’idéalisme et d’hubris, s’achève. Tirons les leçons de tout cela. Ne reproduisons pas sans cesse les mêmes errements. Retournons la contradiction habituelle : un pays qui n’arrive pas à défendre ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il invoque ses valeurs.

Quelles sont les particularités de la politique étrangère française?
A partir de 1958, le général de Gaulle a refondé une politique étrangère française qui se voulait indépendante, et elle a culminé en 1966-1967. François Mitterrand a assumé ensuite cette politique étrangère et la dissuasion nucléaire. On a pu parler ainsi de «gaullo-mitterrandisme». Ses fondements, pour résumer, sont : la France est un pays occidental, mais elle n’est pas que cela. Elle est amie, alliée des Etats-Unis, mais elle n’est pas alignée. Elle est un membre essentiel de l’Union européenne, un de ses moteurs, mais elle n’est pas que cela. Elle a aussi son histoire, ses intérêts propres, son autonomie de pensée et de décision, sa culture, la francophonie, etc. De Gaulle bien sûr, mais aussi François Mitterrand (avec le soutien à la création d’un Etat palestinien, le soutien à Gorbatchev, le bras de fer sur le gazoduc en 1982, le refus de la guerre des étoiles), Chirac (avec l’opposition à la guerre d’Irak en 2003) ont su s’opposer à Washington quand il le fallait. Indépendamment de ces temps forts, il y a toujours eu des débats et des désaccords, mais tout autant au sein de chaque camp qu’entre la droite et la gauche, sur l’Europe, l’Afrique, le Proche-Orient, les interventions, etc. Même s’il faut sans cesse l’adapter aux nouvelles réalités de la mêlée mondiale, ce gaullo-mitterrandisme modernisé reste la meilleure politique étrangère possible pour un pays comme la France qui ne peut, ni ne veut, dominer le monde mais a des intérêts importants à défendre, des idées et des propositions originales qui devraient être une part majeure d’une future politique européenne commune. Mais cette politique est moins bien comprise parce qu’elle n’est plus assez assumée telle quelle et expliquée, sauf au cas par cas, tandis que dans l’opinion, le réactif et l’émotionnel (information continue, réseaux sociaux, dictature de l’urgence, etc.) l’emportent toujours plus sur la réflexion.

D’où ce que vous disiez sur le droit-de-l’hommisme?
Oui, cela brouille tout et fait perdre tout fil historique en imposant une sorte de tyrannie émotionnelle de l’instantané. Si encore l’adoption de postures droits-de-l’hommistes dans quelques pays occidentaux surmédiatisées et connectés permettait d’imposer dans le monde entier un respect durable des droits de l’homme, il faudrait être droit-de-l’hommiste! Mais, comme l’a très bien dit depuis longtemps Marcel Gauchet, cela ne fait pas une politique. Comme jugez-vous à cet égard les interventions décidées par le président Hollande et sa politique étrangère? Courageuses, justifiées et, sans surprise, délicates à gérer dans la durée. Rappelons que l’intervention au Mali était demandée d’urgence par les autorités de Bamako, qu’elle a eu lieu légalement sous mandat de l’ONU, qu’elle a été militairement remarquable, même si elle ne pouvait résoudre d’un coup de baguette magique des tensions ethniques qui existent depuis l’indépendance. Il en est de même pour le déclenchement de l’opération en Centrafrique. Il n’y a donc aucun reproche à faire à la France, bien au contraire. Il n’empêche que nous sommes exposés en première ligne, et dans tout le Sahel, et qu’il faut tout faire pour impliquer plus, pour la suite, le Conseil de sécurité, l’Union africaine, l’Union européenne.

Sur la Syrie en revanche, c’est plus compliqué. Certains affirment que s’il y avait eu des frappes à l’été 2013 contre le régime Al-Assad, après qu’il a utilisé des armes chimiques, les démocrates, plutôt que les islamistes, auraient gagné. C’est invérifiable. En fait, la France, comme les Etats-Unis, est un peu coincée. Quant au reste, on ne peut que se réjouir des succès d’une diplomatie «d’opportunité» au bon sens du terme. Ainsi la visite à Cuba, où Obama ira un jour. Ou l’acceptation, par le président Hollande, de l’invitation par des monarchies du Golfe, furieuses du lâchage de l’Egyptien Moubarak par Barack Obama, mécontentes de la volonté de Washington de conclure un «bon» accord avec Téhéran sur le nucléaire, et surtout inquiètes du retour de l’Iran sur la scène régionale et internationale après plus de trente ans d’automarginalisation. C’est de bonne guerre! Pour autant, il ne faudrait pas sous-estimer la dynamique de l’accord avec l’Iran, s’il est conclu.

Et vendre des armes, notamment des Rafale, à des pays qui ne sont guère exemplaires en matière de démocratie, c’est un commerce comme un autre?
Le commerce des armes n’est pas du tout un commerce comme un autre et c’est pourquoi il est régi par des règles particulières très strictes. Outre leurs diverses législations nationales, les Européens se sont dotés d’un code de bonne conduite exigeant, qui interdit de vendre des armes à des pays qui pourraient les utiliser contre leur propre population – ce qui n’est pas le cas des avions de combat. La Chine, depuis la répression de Tiananmen, reste ainsi toujours soumise à un strict embargo. On ne peut donc pas vendre n’importe quoi à n’importe qui. Mais les pays ont le droit de se défendre et de se procurer le matériel nécessaire pour cela! J’ajoute que les industries de la défense sont en France des prodiges de technologies avancées, l’un des fleurons de la politique industrielle, qui a survécu. On ne peut pas mener une diplomatie, encore moins relever le commerce extérieur, par affinités idéologiques, en ne vendant qu’aux pays qui partagent nos valeurs. N’oublions pas Sartre dans les Mains sales : «Il a les mains propres mais il n’a pas de main.»

Vous appelez à un «nouveau réalisme» en politique extérieure, qu’est-ce que cela signifie?
Disons même, en ces temps de cinéma, un «néoréalisme». Il s’appuierait sur un bilan préalable de l’arrogance et de l’interventionnisme occidental des vingt-cinq dernières années – à quelques interventions justifiées près – paradoxal et décalé quand se lève chaque jour un peu plus dans le désordre et le ressentiment un monde nouveau, de moins en moins occidental. Un bilan aussi de cette «irrealpolitik» impuissante dans laquelle baignent les gentils Européens. Je reconnais cependant que c’est difficile de concevoir un Occident non prosélyte, tant cela nous est consubstantiel de nous vouloir universels. Pourtant, le réalisme, aujourd’hui, c’est d’admettre que nous ne sommes plus les seuls maîtres du monde. Il y a eu la décolonisation, et maintenant l’émergence de dizaines de pays, dont plusieurs vraies puissances, qui veulent prendre leur revanche, peut-être un jour se venger, même si nous restons pour un temps les plus forts et les plus riches (par tête). Nous pensions que les règles pour le monde avaient été fixées une bonne fois pour toutes par les Alliés et par le marché libre, que nous n’avions plus qu’à imposer le respect de ces règles à tous les nouveaux Etats. Ce n’est pas le cas. Le rendez-vous entre les puissances installées et les nouvelles est devant nous. Il n’y aura pas une grande conférence, mais une série d’ajustements douloureux, certains déjà en cours. Il faut agir pour que nos intérêts essentiels – le mode de vie européen et nos convictions – et notre conception de ce que sera la «communauté» internationale, permettant que la vie sur la planète reste possible, pèsent de façon déterminante dans le grand compromis à venir.

Est ce qu’il y a une diplomatie de gauche?
On pourrait dire, tout simplement : oui, c’est celle que mènent, ou ont mené, des présidents ou des ministres de gauche. Mais j’entends que votre question, récurrente au sein des gauches européennes mais, à vrai dire, surtout en France, est plus «essentialiste» : est ce qu’il n’y aurait pas une diplomatie en soi plus à gauche. Il y a certainement des gens qui y travaillent, mais je vous le dirai sans détour : cela serait commode par certains côtés et on peut certainement avancer quelques idées dans ce sens, mais globalement cela me parait vain.

Pourquoi?
Pour plusieurs raisons. D’abord le langage de la diplomatie internationale, depuis le Président Wilson, la charte de l’ONU, les sommets, et encore plus depuis la fin de l’URSS « est de gauche»: «communauté» internationale»(même si elle reste un mirage), prévention des conflits, condamnation de l’usage de la force, développement, paix, droits de l’homme, justice internationale, maintenant le climat, etc.

Oui mais c’est en partie illusoire ou mensonger
Il n’empêche : difficile de se différencier sur les «valeurs», comme on dit aujourd’hui ou les bonnes intentions. Cela fait long feu. Ensuite les questions internationales divisent la droite, comme la gauche : jusqu’où faut-il intégrer, élargir l’Europe? Renforcer la zone euro? Jusqu’où faut-il soutenir les Etats-Unis, et quand faut-il leur résister? Que faire sur Ukraine / Russie? Faut-il rester très actif pour la paix au Proche-Orient? Comment se comporter avec les émergents? Quand, comment faut-il intervenir – par la force? Résultat : Quel est l’élément d’une diplomatie de «gauche» qui ne pourrait être immédiatement repris par tel ou tel candidat de droite? Et quel marqueur «de gauche» (aux yeux des médias ou des militants) ne diviserait pas la gauche?

A quoi pensez-vous?
Prenez les droits de l’homme. Qui en France n’y est pas sincèrement attaché? Face à un océan de souffrances, nous estimons devoir les défendre partout, c’est-à-dire les propager dans le monde. Mais jusqu’où? Si c’est notre mission exclusive, et que cela prime sur tout le reste, cela devient du droit de l’hommisme. Est-ce que cela ne va pas entrer en conflit avec nos intérêts vitaux : de sécurité, économiques, culturels? Avec cette vieille marâtre de la gauche : la réalité? Bien sûr que si! Surtout à une époque où les occidentaux ont perdu le monopole de la puissance, déclinent relativement et sont plus ou moins sur la défensive, face à des peuples qui estiment que leur tour est venu, on le voit chaque jour.

Donc, les droits de l’homme sont un élément de notre diplomatie, pas un absolu, comme tout le reste, y compris le commerce aussi d’ailleurs, sauf la sécurité. Bien sûr on peut faire varier les proportions. Mais je ne crois pas qu’une diplomatie des «valeurs», par exemple, puisse être substituée d’une façon crédible à une diplomatie des «intérêts». On a vu le danger de cette tendance chez les Occidentaux depuis la fin de l’URSS, avec la multiplication des interventions (parfois contestables). On commence par parler valeurs, mission, et puis c’est les sanctions, l’ingérence … et enfin la guerre, rien ne se passe comme prévu et les opinions décrochent. Ce cycle-là, d’idéalisme et d’hubris, s’achève. Tirons les leçons de tout cela. Ne reproduisons pas sans cesse les mêmes errements.

Retournons la contradiction habituelle : un pays qui n’arrive pas à défendre ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il invoque ses valeurs.

Quelles sont les particularités de la politique étrangère française?
A partir de 1958, le Général de Gaulle a refondé une politique étrangère française qui se voulait indépendante, et a culminé en 1966/67. François Mitterrand a assumé ensuite cette politique étrangère, et la dissuasion nucléaire. (On a pu parler ainsi de «gaullo-mitterrandisme»). Ses fondements, pour résumer, sont : la France est un pays occidental, mais il n’est pas que cela. Elle est amie, alliée des Etats-Unis mais elle n’est pas alignée. Elle est un membre essentiel de l’Union Européenne, un de ses moteurs, mais elle n’est pas que cela. Elle a aussi son histoire, ses intérêts propres son autonomie de pensée et de décision, sa culture, la francophonie, etc. De Gaulle bien sûr, mais aussi François Mitterrand (soutien à la création d’un Etat Palestinien, soutien à Gorbatchev, le bras de fer sur le gazoduc en 1982, refus de la guerre des étoiles), Chirac (Irak 2003), ont su s’opposer à Washington quand il le fallait. Indépendamment de ces temps forts il y a toujours eu des débats et des désaccords, mais tout autant au sein de chaque camp qu’entre la droite et la gauche, sur l’Europe, l’Afrique, le Proche-Orient, les interventions, etc. Même s’il faut sans cesse l’adapter aux nouvelles réalités de la mêlée mondiale, ce «gaullo-mitterrandisme» modernisé reste la meilleure politique étrangère possible pour un pays comme la France qui ne peut, ni ne veut, dominer le monde mais a des intérêts importants à défendre, des idées et des propositions originales qui devraient être une part majeure d’une future politique européenne commune. Mais cette politique est moins bien comprise parce qu’elle n’est plus assez assumée telle quelle et expliquée, sauf au cas par cas, tandis que dans l’opinion le réactif et l’émotionnel (information continue, réseaux sociaux, dictature de l’urgence, etc.) l’emportent toujours plus sur la réflexion.

D’où ce que vous disiez sur le «droit de l’hommisme»?
Oui, cela brouille tout, et fait perdre tout fil historique en imposant une sorte de tyrannie émotionnelle de l’instantané. Si encore l’adoption de postures droitsdel’hommiste dans quelques pays occidentaux sur médiatisées et connectés, permettait d’imposer dans le monde entier un respect durable des droits de l’homme, il faudrait être droitsdel’hommiste! Mais, comme l’a très bien dit depuis longtemps Marcel Gaucher, cela ne fait pas une politique.

Comment jugez-vous à cet égard les interventions décidées par le président Hollande et sa politique étrangère?
Courageuses, justifiées et, sans surprise, délicates à gérer dans la durée. Rappelons que l’intervention au Mali était demandée d’urgence par les autorités de Bamako qu’elle a eu lieu légalement sous mandat de l’Onu (donc avec l’accord des Russes et des Chinois), qu’elle a été militairement remarquable, même si elle ne pouvait résoudre d’un coup de baguette magique des tensions ethniques qui existent depuis l’indépendance. Il en est de même pour le déclenchement de l’opération en RCA. Il n’y a donc aucun reproche à faire à la France, bien au contraire. Il n’empêche que nous sommes exposés en première ligne, et dans tout le Sahel, et qu’il faut tout faire pour impliquer plus, pour la suite, le Conseil de Sécurité, l’Union africaine, l’Union européenne. Sur la Syrie en revanche, c’est plus compliqué. Certains affirment que s’il y avait eu des frappes à l’été 2013 contre le régime Assad, après qu’il ait utilisé des armes chimiques, les «démocrates», plutôt que les islamistes, auraient gagné. C’est invérifiable. En fait la France, comme les Etats-Unis, est un peu coincée.
Quant au reste on ne peut que se réjouir des succès d’une diplomatie «d’opportunité» au bon sens du terme. Ainsi la visite à Cuba, où Obama ira un jour. Ou l’acceptation par le Président Hollande de l’invitation par des monarchies du golfe furieuses du lâchage de Moubarak par Obama, mécontentes de la volonté de Washington de conclure un «bon» accord avec Téhéran sur le nucléaire, et surtout inquiètes du retour de l’Iran sur la scène régionale et internationale après plus de trente ans d’automarginalisation. C’est de bonne guerre! Pour autant il ne faudrait pas sous-estimer la dynamique de l’accord avec l’Iran, s’il est conclu.

Et de vendre des armes et notamment des Rafales à des pays qui ne sont guère exemplaires en matière de démocratie . C’est un commerce comme un autre?
Le commerce des armes n’est pas du tout un commerce comme un autre et c’est pourquoi, il est régi par des règles particulières très strictes. Outre leurs diverses législations nationales, les Européens se sont dotés d’un code de bonne conduite exigeant, qui interdit de vendre des armes à des pays qui pourraient les utiliser contre leur propre population. (ce qui n’est pas le cas des avions de combat). La Chine depuis la répression de Tienanmen reste ainsi toujours soumise à un strict embargo. On ne peut donc pas vendre n’importe quoi à n’importe qui. Mais les pays ont le droit de se défendre et de se procurer le matériel nécessaire pour cela! J’ajoute que les industries de la défense sont en France des prodiges de technologies avancées, l’un des fleurons de la politique industrielle, qui a survécu.

On ne peut pas mener une diplomatie, encore moins relever le commerce extérieur, par affinités idéologiques en ne vendant qu’aux pays qui partagent nos «valeurs». N’oublions pas Péguy à propos de Kant : « il a les mains propres mais il n’a pas de main «.

Vous appelez à un «nouveau réalisme» en politique extérieure, qu’est-ce que cela signifie?
Disons même, en ces temps de cinéma, un «néo-réalisme». Il s’appuierait sur un bilan préalable de l’arrogance et de l’interventionnisme occidental des vingt-cinq dernières années, (à quelques interventions justifiées près), paradoxal et décalé quand se lève chaque jour un peu plus dans le désordre et le ressentiment un monde nouveau, de moins en moins occidental. Comme celui de cette «Irrealpolitik» impuissante dans laquelle baignent les gentils Européens. Je reconnais cependant que c’est difficile de concevoir un Occident non prosélyte, tant cela nous est consubstantiel de nous vouloir universels (=catholicos).

Pourtant, le réalisme, aujourd’hui, c’est d’admettre que nous ne sommes plus les seuls maitres du monde. Il y a eu la décolonisation, et maintenant l’émergence de dizaines de pays dont plusieurs vraies puissances, qui veulent prendre leur revanche, peut-être un jour se venger, même si nous restons pour un temps les plus forts et les plus riches (par tête). Nous pensions que les règles pour le monde avaient été fixées une bonne fois pour toute (par les vainqueurs) à San Franciso (ONU) à Bretton Woods (FMI) et par le le marché libre, que nous n’avions plus qu’à imposer le respect de ces règles à tous les nouveaux Etats. Ce n’est pas le cas. Le rendez-vous entre les puissances installées et les nouvelles est devant nous. Il n’y aura pas une grande conférence, mais une série d’ajustements douloureux, certains déjà en cours. Il faut agir pour que nos intérêts essentiels – le mode de vie européen et nos convictions – et notre conception de ce que sera, la «communauté» internationale (permettant que la vie sur la planète reste possible), pèse de façon déterminante dans le grand compromis à venir.

Propos recueillis par Marc Sémo.

«Un pays qui ne défend pas ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il invoque ses valeurs»

Hubert Vedrine

«Un pays qui ne défend pas ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il invoque ses valeurs»

Est-ce qu’il existe une diplomatie de gauche?
On pourrait dire tout simplement : oui, c’est celle que mènent, ou ont mené, des présidents ou des ministres de gauche. Mais j’entends que votre question, récurrente au sein des gauches européennes, mais à vrai dire surtout en France, est plus «essentialiste» : est-ce qu’il n’y aurait pas une diplomatie en soi plus à gauche? Il y a certainement des gens qui y travaillent, mais je vous le dirai sans détour : cela serait commode par certains côtés et on peut certainement avancer quelques idées dans ce sens, mais globalement, cela me paraît vain.

Pourquoi?
Pour plusieurs raisons. D’abord, le langage de la diplomatie internationale, depuis le président Wilson, la charte de l’ONU, les sommets, et encore plus depuis la fin de l’URSS, est de gauche : «communauté internationale» (même si elle reste un mirage), prévention des conflits, condamnation de l’usage de la force, développement, paix, droits de l’homme, justice internationale, maintenant le climat, etc. Mais il est difficile de se différencier sur les «valeurs», comme on dit aujourd’hui, ou les bonnes intentions. Ensuite, les questions internationales divisent la droite comme la gauche : jusqu’où faut-il intégrer, élargir l’Europe? Renforcer la zone euro? Jusqu’où faut-il soutenir les Etats-Unis, et quand faut-il leur résister? Que faire sur l’Ukraine? Faut-il rester très actif pour la paix au Proche-Orient? Comment se comporter avec les émergents? Quand, comment faut-il intervenir par la force? Résultat : quel est l’élément d’une diplomatie de gauche qui ne pourrait être immédiatement repris par tel ou tel candidat de droite? Et quel marqueur de gauche (aux yeux des médias ou des militants) ne diviserait pas la gauche?

A quoi pensez-vous?
Prenez les droits de l’homme. Qui, en France, n’y est pas sincèrement attaché? Face à un océan de souffrances, nous estimons devoir les défendre partout, c’est-à-dire les propager dans le monde. Mais jusqu’où? Si c’est notre mission exclusive, et que cela prime sur tout le reste, cela devient du droit-de-l’hommisme. Est-ce que cela ne va pas entrer en conflit avec nos intérêts vitaux, de sécurité, économiques, culturels? Et avec cette vieille marâtre de la gauche, la réalité? Bien sûr que si! Surtout à une époque où les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance, déclinent relativement et sont plus ou moins sur la défensive face à des peuples qui estiment que leur tour est venu, on le voit chaque jour. Donc, les droits de l’homme sont un élément de notre diplomatie, pas un absolu, comme tout le reste sauf la sécurité. Bien sûr, on peut faire varier les proportions. Mais je ne crois pas qu’une diplomatie des «valeurs», par exemple, puisse être substituée d’une façon crédible à une diplomatie des «intérêts». On a vu le danger de cette tendance chez les Occidentaux depuis la fin de l’URSS, avec la multiplication des interventions, parfois contestables. On commence par parler valeurs, mission, et puis c’est les sanctions, l’ingérence… et enfin la guerre, rien ne se passe comme prévu et les opinions décrochent. Ce cycle-là, d’idéalisme et d’hubris, s’achève. Tirons les leçons de tout cela. Ne reproduisons pas sans cesse les mêmes errements. Retournons la contradiction habituelle : un pays qui n’arrive pas à défendre ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il invoque ses valeurs.

Quelles sont les particularités de la politique étrangère française?
A partir de 1958, le général de Gaulle a refondé une politique étrangère française qui se voulait indépendante, et elle a culminé en 1966-1967. François Mitterrand a assumé ensuite cette politique étrangère et la dissuasion nucléaire. On a pu parler ainsi de «gaullo-mitterrandisme». Ses fondements, pour résumer, sont : la France est un pays occidental, mais elle n’est pas que cela. Elle est amie, alliée des Etats-Unis, mais elle n’est pas alignée. Elle est un membre essentiel de l’Union européenne, un de ses moteurs, mais elle n’est pas que cela. Elle a aussi son histoire, ses intérêts propres, son autonomie de pensée et de décision, sa culture, la francophonie, etc. De Gaulle bien sûr, mais aussi François Mitterrand (avec le soutien à la création d’un Etat palestinien, le soutien à Gorbatchev, le bras de fer sur le gazoduc en 1982, le refus de la guerre des étoiles), Chirac (avec l’opposition à la guerre d’Irak en 2003) ont su s’opposer à Washington quand il le fallait. Indépendamment de ces temps forts, il y a toujours eu des débats et des désaccords, mais tout autant au sein de chaque camp qu’entre la droite et la gauche, sur l’Europe, l’Afrique, le Proche-Orient, les interventions, etc. Même s’il faut sans cesse l’adapter aux nouvelles réalités de la mêlée mondiale, ce gaullo-mitterrandisme modernisé reste la meilleure politique étrangère possible pour un pays comme la France qui ne peut, ni ne veut, dominer le monde mais a des intérêts importants à défendre, des idées et des propositions originales qui devraient être une part majeure d’une future politique européenne commune. Mais cette politique est moins bien comprise parce qu’elle n’est plus assez assumée telle quelle et expliquée, sauf au cas par cas, tandis que dans l’opinion, le réactif et l’émotionnel (information continue, réseaux sociaux, dictature de l’urgence, etc.) l’emportent toujours plus sur la réflexion.

D’où ce que vous disiez sur le droit-de-l’hommisme?
Oui, cela brouille tout et fait perdre tout fil historique en imposant une sorte de tyrannie émotionnelle de l’instantané. Si encore l’adoption de postures droits-de-l’hommistes dans quelques pays occidentaux surmédiatisées et connectés permettait d’imposer dans le monde entier un respect durable des droits de l’homme, il faudrait être droit-de-l’hommiste! Mais, comme l’a très bien dit depuis longtemps Marcel Gauchet, cela ne fait pas une politique. Comme jugez-vous à cet égard les interventions décidées par le président Hollande et sa politique étrangère? Courageuses, justifiées et, sans surprise, délicates à gérer dans la durée. Rappelons que l’intervention au Mali était demandée d’urgence par les autorités de Bamako, qu’elle a eu lieu légalement sous mandat de l’ONU, qu’elle a été militairement remarquable, même si elle ne pouvait résoudre d’un coup de baguette magique des tensions ethniques qui existent depuis l’indépendance. Il en est de même pour le déclenchement de l’opération en Centrafrique. Il n’y a donc aucun reproche à faire à la France, bien au contraire. Il n’empêche que nous sommes exposés en première ligne, et dans tout le Sahel, et qu’il faut tout faire pour impliquer plus, pour la suite, le Conseil de sécurité, l’Union africaine, l’Union européenne.

Sur la Syrie en revanche, c’est plus compliqué. Certains affirment que s’il y avait eu des frappes à l’été 2013 contre le régime Al-Assad, après qu’il a utilisé des armes chimiques, les démocrates, plutôt que les islamistes, auraient gagné. C’est invérifiable. En fait, la France, comme les Etats-Unis, est un peu coincée. Quant au reste, on ne peut que se réjouir des succès d’une diplomatie «d’opportunité» au bon sens du terme. Ainsi la visite à Cuba, où Obama ira un jour. Ou l’acceptation, par le président Hollande, de l’invitation par des monarchies du Golfe, furieuses du lâchage de l’Egyptien Moubarak par Barack Obama, mécontentes de la volonté de Washington de conclure un «bon» accord avec Téhéran sur le nucléaire, et surtout inquiètes du retour de l’Iran sur la scène régionale et internationale après plus de trente ans d’automarginalisation. C’est de bonne guerre! Pour autant, il ne faudrait pas sous-estimer la dynamique de l’accord avec l’Iran, s’il est conclu.

Et vendre des armes, notamment des Rafale, à des pays qui ne sont guère exemplaires en matière de démocratie, c’est un commerce comme un autre?
Le commerce des armes n’est pas du tout un commerce comme un autre et c’est pourquoi il est régi par des règles particulières très strictes. Outre leurs diverses législations nationales, les Européens se sont dotés d’un code de bonne conduite exigeant, qui interdit de vendre des armes à des pays qui pourraient les utiliser contre leur propre population – ce qui n’est pas le cas des avions de combat. La Chine, depuis la répression de Tiananmen, reste ainsi toujours soumise à un strict embargo. On ne peut donc pas vendre n’importe quoi à n’importe qui. Mais les pays ont le droit de se défendre et de se procurer le matériel nécessaire pour cela! J’ajoute que les industries de la défense sont en France des prodiges de technologies avancées, l’un des fleurons de la politique industrielle, qui a survécu. On ne peut pas mener une diplomatie, encore moins relever le commerce extérieur, par affinités idéologiques, en ne vendant qu’aux pays qui partagent nos valeurs. N’oublions pas Sartre dans les Mains sales : «Il a les mains propres mais il n’a pas de main.»

Vous appelez à un «nouveau réalisme» en politique extérieure, qu’est-ce que cela signifie?
Disons même, en ces temps de cinéma, un «néoréalisme». Il s’appuierait sur un bilan préalable de l’arrogance et de l’interventionnisme occidental des vingt-cinq dernières années – à quelques interventions justifiées près – paradoxal et décalé quand se lève chaque jour un peu plus dans le désordre et le ressentiment un monde nouveau, de moins en moins occidental. Un bilan aussi de cette «irrealpolitik» impuissante dans laquelle baignent les gentils Européens. Je reconnais cependant que c’est difficile de concevoir un Occident non prosélyte, tant cela nous est consubstantiel de nous vouloir universels. Pourtant, le réalisme, aujourd’hui, c’est d’admettre que nous ne sommes plus les seuls maîtres du monde. Il y a eu la décolonisation, et maintenant l’émergence de dizaines de pays, dont plusieurs vraies puissances, qui veulent prendre leur revanche, peut-être un jour se venger, même si nous restons pour un temps les plus forts et les plus riches (par tête). Nous pensions que les règles pour le monde avaient été fixées une bonne fois pour toutes par les Alliés et par le marché libre, que nous n’avions plus qu’à imposer le respect de ces règles à tous les nouveaux Etats. Ce n’est pas le cas. Le rendez-vous entre les puissances installées et les nouvelles est devant nous. Il n’y aura pas une grande conférence, mais une série d’ajustements douloureux, certains déjà en cours. Il faut agir pour que nos intérêts essentiels – le mode de vie européen et nos convictions – et notre conception de ce que sera la «communauté» internationale, permettant que la vie sur la planète reste possible, pèsent de façon déterminante dans le grand compromis à venir.

Est ce qu’il y a une diplomatie de gauche?
On pourrait dire, tout simplement : oui, c’est celle que mènent, ou ont mené, des présidents ou des ministres de gauche. Mais j’entends que votre question, récurrente au sein des gauches européennes mais, à vrai dire, surtout en France, est plus «essentialiste» : est ce qu’il n’y aurait pas une diplomatie en soi plus à gauche. Il y a certainement des gens qui y travaillent, mais je vous le dirai sans détour : cela serait commode par certains côtés et on peut certainement avancer quelques idées dans ce sens, mais globalement cela me parait vain.

Pourquoi?
Pour plusieurs raisons. D’abord le langage de la diplomatie internationale, depuis le Président Wilson, la charte de l’ONU, les sommets, et encore plus depuis la fin de l’URSS « est de gauche»: «communauté» internationale»(même si elle reste un mirage), prévention des conflits, condamnation de l’usage de la force, développement, paix, droits de l’homme, justice internationale, maintenant le climat, etc.

Oui mais c’est en partie illusoire ou mensonger
Il n’empêche : difficile de se différencier sur les «valeurs», comme on dit aujourd’hui ou les bonnes intentions. Cela fait long feu. Ensuite les questions internationales divisent la droite, comme la gauche : jusqu’où faut-il intégrer, élargir l’Europe? Renforcer la zone euro? Jusqu’où faut-il soutenir les Etats-Unis, et quand faut-il leur résister? Que faire sur Ukraine / Russie? Faut-il rester très actif pour la paix au Proche-Orient? Comment se comporter avec les émergents? Quand, comment faut-il intervenir – par la force? Résultat : Quel est l’élément d’une diplomatie de «gauche» qui ne pourrait être immédiatement repris par tel ou tel candidat de droite? Et quel marqueur «de gauche» (aux yeux des médias ou des militants) ne diviserait pas la gauche?

A quoi pensez-vous?
Prenez les droits de l’homme. Qui en France n’y est pas sincèrement attaché? Face à un océan de souffrances, nous estimons devoir les défendre partout, c’est-à-dire les propager dans le monde. Mais jusqu’où? Si c’est notre mission exclusive, et que cela prime sur tout le reste, cela devient du droit de l’hommisme. Est-ce que cela ne va pas entrer en conflit avec nos intérêts vitaux : de sécurité, économiques, culturels? Avec cette vieille marâtre de la gauche : la réalité? Bien sûr que si! Surtout à une époque où les occidentaux ont perdu le monopole de la puissance, déclinent relativement et sont plus ou moins sur la défensive, face à des peuples qui estiment que leur tour est venu, on le voit chaque jour.

Donc, les droits de l’homme sont un élément de notre diplomatie, pas un absolu, comme tout le reste, y compris le commerce aussi d’ailleurs, sauf la sécurité. Bien sûr on peut faire varier les proportions. Mais je ne crois pas qu’une diplomatie des «valeurs», par exemple, puisse être substituée d’une façon crédible à une diplomatie des «intérêts». On a vu le danger de cette tendance chez les Occidentaux depuis la fin de l’URSS, avec la multiplication des interventions (parfois contestables). On commence par parler valeurs, mission, et puis c’est les sanctions, l’ingérence … et enfin la guerre, rien ne se passe comme prévu et les opinions décrochent. Ce cycle-là, d’idéalisme et d’hubris, s’achève. Tirons les leçons de tout cela. Ne reproduisons pas sans cesse les mêmes errements.

Retournons la contradiction habituelle : un pays qui n’arrive pas à défendre ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il invoque ses valeurs.

Quelles sont les particularités de la politique étrangère française?
A partir de 1958, le Général de Gaulle a refondé une politique étrangère française qui se voulait indépendante, et a culminé en 1966/67. François Mitterrand a assumé ensuite cette politique étrangère, et la dissuasion nucléaire. (On a pu parler ainsi de «gaullo-mitterrandisme»). Ses fondements, pour résumer, sont : la France est un pays occidental, mais il n’est pas que cela. Elle est amie, alliée des Etats-Unis mais elle n’est pas alignée. Elle est un membre essentiel de l’Union Européenne, un de ses moteurs, mais elle n’est pas que cela. Elle a aussi son histoire, ses intérêts propres son autonomie de pensée et de décision, sa culture, la francophonie, etc. De Gaulle bien sûr, mais aussi François Mitterrand (soutien à la création d’un Etat Palestinien, soutien à Gorbatchev, le bras de fer sur le gazoduc en 1982, refus de la guerre des étoiles), Chirac (Irak 2003), ont su s’opposer à Washington quand il le fallait. Indépendamment de ces temps forts il y a toujours eu des débats et des désaccords, mais tout autant au sein de chaque camp qu’entre la droite et la gauche, sur l’Europe, l’Afrique, le Proche-Orient, les interventions, etc. Même s’il faut sans cesse l’adapter aux nouvelles réalités de la mêlée mondiale, ce «gaullo-mitterrandisme» modernisé reste la meilleure politique étrangère possible pour un pays comme la France qui ne peut, ni ne veut, dominer le monde mais a des intérêts importants à défendre, des idées et des propositions originales qui devraient être une part majeure d’une future politique européenne commune. Mais cette politique est moins bien comprise parce qu’elle n’est plus assez assumée telle quelle et expliquée, sauf au cas par cas, tandis que dans l’opinion le réactif et l’émotionnel (information continue, réseaux sociaux, dictature de l’urgence, etc.) l’emportent toujours plus sur la réflexion.

D’où ce que vous disiez sur le «droit de l’hommisme»?
Oui, cela brouille tout, et fait perdre tout fil historique en imposant une sorte de tyrannie émotionnelle de l’instantané. Si encore l’adoption de postures droitsdel’hommiste dans quelques pays occidentaux sur médiatisées et connectés, permettait d’imposer dans le monde entier un respect durable des droits de l’homme, il faudrait être droitsdel’hommiste! Mais, comme l’a très bien dit depuis longtemps Marcel Gaucher, cela ne fait pas une politique.

Comment jugez-vous à cet égard les interventions décidées par le président Hollande et sa politique étrangère?
Courageuses, justifiées et, sans surprise, délicates à gérer dans la durée. Rappelons que l’intervention au Mali était demandée d’urgence par les autorités de Bamako qu’elle a eu lieu légalement sous mandat de l’Onu (donc avec l’accord des Russes et des Chinois), qu’elle a été militairement remarquable, même si elle ne pouvait résoudre d’un coup de baguette magique des tensions ethniques qui existent depuis l’indépendance. Il en est de même pour le déclenchement de l’opération en RCA. Il n’y a donc aucun reproche à faire à la France, bien au contraire. Il n’empêche que nous sommes exposés en première ligne, et dans tout le Sahel, et qu’il faut tout faire pour impliquer plus, pour la suite, le Conseil de Sécurité, l’Union africaine, l’Union européenne. Sur la Syrie en revanche, c’est plus compliqué. Certains affirment que s’il y avait eu des frappes à l’été 2013 contre le régime Assad, après qu’il ait utilisé des armes chimiques, les «démocrates», plutôt que les islamistes, auraient gagné. C’est invérifiable. En fait la France, comme les Etats-Unis, est un peu coincée.
Quant au reste on ne peut que se réjouir des succès d’une diplomatie «d’opportunité» au bon sens du terme. Ainsi la visite à Cuba, où Obama ira un jour. Ou l’acceptation par le Président Hollande de l’invitation par des monarchies du golfe furieuses du lâchage de Moubarak par Obama, mécontentes de la volonté de Washington de conclure un «bon» accord avec Téhéran sur le nucléaire, et surtout inquiètes du retour de l’Iran sur la scène régionale et internationale après plus de trente ans d’automarginalisation. C’est de bonne guerre! Pour autant il ne faudrait pas sous-estimer la dynamique de l’accord avec l’Iran, s’il est conclu.

Et de vendre des armes et notamment des Rafales à des pays qui ne sont guère exemplaires en matière de démocratie . C’est un commerce comme un autre?
Le commerce des armes n’est pas du tout un commerce comme un autre et c’est pourquoi, il est régi par des règles particulières très strictes. Outre leurs diverses législations nationales, les Européens se sont dotés d’un code de bonne conduite exigeant, qui interdit de vendre des armes à des pays qui pourraient les utiliser contre leur propre population. (ce qui n’est pas le cas des avions de combat). La Chine depuis la répression de Tienanmen reste ainsi toujours soumise à un strict embargo. On ne peut donc pas vendre n’importe quoi à n’importe qui. Mais les pays ont le droit de se défendre et de se procurer le matériel nécessaire pour cela! J’ajoute que les industries de la défense sont en France des prodiges de technologies avancées, l’un des fleurons de la politique industrielle, qui a survécu.

On ne peut pas mener une diplomatie, encore moins relever le commerce extérieur, par affinités idéologiques en ne vendant qu’aux pays qui partagent nos «valeurs». N’oublions pas Péguy à propos de Kant : « il a les mains propres mais il n’a pas de main «.

Vous appelez à un «nouveau réalisme» en politique extérieure, qu’est-ce que cela signifie?
Disons même, en ces temps de cinéma, un «néo-réalisme». Il s’appuierait sur un bilan préalable de l’arrogance et de l’interventionnisme occidental des vingt-cinq dernières années, (à quelques interventions justifiées près), paradoxal et décalé quand se lève chaque jour un peu plus dans le désordre et le ressentiment un monde nouveau, de moins en moins occidental. Comme celui de cette «Irrealpolitik» impuissante dans laquelle baignent les gentils Européens. Je reconnais cependant que c’est difficile de concevoir un Occident non prosélyte, tant cela nous est consubstantiel de nous vouloir universels (=catholicos).

Pourtant, le réalisme, aujourd’hui, c’est d’admettre que nous ne sommes plus les seuls maitres du monde. Il y a eu la décolonisation, et maintenant l’émergence de dizaines de pays dont plusieurs vraies puissances, qui veulent prendre leur revanche, peut-être un jour se venger, même si nous restons pour un temps les plus forts et les plus riches (par tête). Nous pensions que les règles pour le monde avaient été fixées une bonne fois pour toute (par les vainqueurs) à San Franciso (ONU) à Bretton Woods (FMI) et par le le marché libre, que nous n’avions plus qu’à imposer le respect de ces règles à tous les nouveaux Etats. Ce n’est pas le cas. Le rendez-vous entre les puissances installées et les nouvelles est devant nous. Il n’y aura pas une grande conférence, mais une série d’ajustements douloureux, certains déjà en cours. Il faut agir pour que nos intérêts essentiels – le mode de vie européen et nos convictions – et notre conception de ce que sera, la «communauté» internationale (permettant que la vie sur la planète reste possible), pèse de façon déterminante dans le grand compromis à venir.

Propos recueillis par Marc Sémo.

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01/06/2015