«Notre pays est verrouillé de l’intérieur»

Dans son dernier essai, La France au défi, l’ex-conseiller de François Mitterrand cherche au plus profond de la psychologie collective les causes de ce blocage. Il dresse le portrait d’une France dépressive qui, en conjuguant pessimisme, découragement et mésestime de soi, sombre dans une forme de prostration et dans le refus du changement. “L’inquiétude des Français sur le devenir de la France est plus forte que celle des Afghans ou des Irakiens sur leur propre pays. Un tel constat manifeste à tout le moins un “bug””. Afin de sortir le pays de l’ornière, il appelle les modérés de gauche et de droite à se mettre d’accord, au-delà des clivages artificiels sur deux ou trois sujets au nombre desquels la réduction de la dépense publique, l’immigration, l’écologie. Une façon de remettre le pays en mouvement en positivant.

«Pourquoi ce livre sur la France? Face à la grave situation que connaît notre pays, j’ai estimé que je ne pouvais pas me borner à écrire sur l’avenir du monde. A force de voyager et de comparer, j’ai été amené à faire ce constat : la France est, de tous les pays développés, l’un des seuls, sinon le seul, à ne pas arriver à se réformer vraiment. Avec cette spécificité forte : le poids particulièrement élevé des dépenses publiques qui atteint 56% du Pib, soit près de 10 points de plus que la moyenne des pays de la zone euro. Or cette anomalie, surtout quand on appartient à une zone monétaire, n’est pas sans conséquence puisqu’elle conduit à une fiscalité asphyxiante. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le moteur économique du pays soit à l’arrêt. Le système hexagonal redistributif qui a été construit au départ pour de bonnes intentions pour réparer des injustices fonctionne aujourd’hui de façon contre-productive. Ce diagnostic-là n’est pas original et il est très largement partagé par tous les organismes qui sont amenés à ausculter le pays, que ce soit la Commission européenne, le FMI, la BCE ou en France, la Cour des comptes. Personne n’est plus sévère que cette dernière sur l’état de nos finances publiques. A partir de là, j’ai cherché à comprendre les raisons des difficultés du pays à se réformer.

Un problème d’ordre psychologique

A la source du problème français, il y a un problème d’ordre psychologique. Pessimisme, mélancolie, découragement… quel que soit le mot employé, tout se mêle pour qu’au bout du compte le pays soit bloqué. Les facteurs économiques ne suffisent pas à expliquer, à eux seuls, l’absence de mouvement du pays. Face à la même mondialisation, les autres pays s’adaptent bien mieux que nous. Pourtant, notre pays a sûrement des cartes à jouer à l’heure de la mondialisation. Je les ai inventoriées dans un livre avec Dominique Moïsi(1)et dans un rapport au président de la République(2). Il y a vraiment matière à positiver. Certes, la France doit se défendre mais elle a tous les moyens de relever le défi et de s’adapter. Or la France reste malgré tout bloquée. C’est bien la preuve qu’il faut chercher autrement que par la seule approche économique les raisons de l’inertie française.
La composante économique du malaise ne peut certes pas être niée. La croissance économique se traîne autour de 0,5 % en rythme annuel et le chômage de masse persiste de façon obsédante. La persistance du sous- emploi agit de façon pernicieuse et destructrice sur le moral de la population. Dans les familles où l’on est chômeur de génération en génération, se met en place une sorte de rejet de soi, de découragement, de mécontentement général et de sentiment de honte. La préférence française pour le chômage, pointée en son temps par Denis Olivennes (reprenant ici une idée développée par Michel Albert) – il est préférable d’avoir des chômeurs indemnisés plutôt des travailleurs ayant des “petits boulots” – structure le fonctionnement de notre marché du travail et pèse négativement sur les mentalités. Tant il est vrai que travailler, même pour des phases de courte durée, vaut mieux que le désœuvrement en contribuant à la socialisation et la réinsertion. Tous ces facteurs économiques au sens classique peuvent expliquer une part du pessimisme hexagonal mais pas son intensité sans pareille.
Les instituts internationaux de sondage et d’analyse des opinions pointent le fait : les Français sont l’un des peuples, sinon le peuple le plus pessimiste de la planète sur l’avenir de leur pays. Ils sont plus inquiets pour leur propre pays que pour leur propre sort. Leur inquiétude sur le devenir de la France est plus forte que celle des Afghans ou des Irakiens sur leur propre pays… Un tel classement manifeste à tout le moins un “bug”.

L’arrogance des élites

Les sources du malaise français sont différentes selon les milieux. En ce qui concerne les élites françaises, il y a un mélange de prétention, d’arrogance et de vexation. C’est le côté “France, fille aînée de l’Eglise”, “patrie des droits de l’homme”, ce que Robert Badinter corrige malicieusement en disant : “Patrie de la Déclaration des droits de l’homme”! La France a été chargée d’une “mission civilisatrice” – c’est ce qu’on disait dans les écoles de la IIIe République. C’est toujours un peu la même idée aujourd’hui puisque la France est censée défendre les valeurs universelles et projeter sur l’univers ses idées et concepts, la France s’érigeant sur ce terrain au niveau des Etats-Unis. Hélas, nous faisons aujourd’hui l’expérience inverse et c’est l’univers qui projette sur nous ses règles. D’où le désarroi né de cet universalisme unilatéral.
Cet état d’esprit qui conjugue une sorte de vexation et de jalousie, imprègne aussi les médias dans les débats publics. Bien sûr qu’il faut être lucide sur les guerres de religion, l’esclavage, des guerres perdues, les années 40… Mais cela a conduit à une sorte de maladie expiatoire d’autoculpabilisation, comme s’il existait une responsabilité collective intergénérationnelle transmissible! Et comme si la France était le seul pays à s’être comporté ainsi. Ce rapport à l’histoire place la France dans une sorte d’isolement coupable alors qu’en réalité dans l’histoire de tous les peuples, il y a des moments d’ombre et de lumière. Il faut dire les choses et il ne doit pas y avoir de questions taboues mais pour autant, ne cédons pas à l’accablement lié à une sorte de spécificité française conduisant à la haine de soi. ..

Des Français orphelins de la politique

Le fait que les Français aient cru énormément, plus que tout autre peuple, à la politique et à la résolution des problèmes par l’intervention étatique ajoute au désarroi du pays car face à l’économie, la politique semble être devenue impuissante à agir. Vis-à-vis du marché, les Français ont une attitude ambivalente : ils adorent “faire” leur marché sur la place de leur ville et s’insurgent quand les directives européennes viennent perturber leurs courses mais les mêmes honnissent le marché en tant que concept d’organisation de l’économie. Les Français sont le seul peuple au monde à porter un jugement majoritairement négatif sur le marché. L’économie a pris le dessus sur le politique. Une autre dimension du problème tient à la manière d’appréhender la mondialisation.
Cette dernière prend la France à rebrousse-poil de façon brutale. Le mouvement est d’autant plus mal ressenti qu’il se fait, non pas en français, mais dans une sorte de globish sur la base d’un recul de l’Etat. La France est prise à contre-pied sur à peu près tous les terrains. Avant de devenir le bouc émissaire de tous nos maux, l’Europe était érigée en véritable panacée. Le projet européen, c’était de fabriquer une France en plus grand. Or aujourd’hui, le carphanaüm européen n’est plus du tout en mesure de répondre à ce type d’attentes et l’immense majorité de la population verse dans l’euroscepticisme… Valeurs universelles, pouvoir de la politique, Europe… autant de domaines vis-à-vis desquels les Français se retrouvent aujourd’hui désemparés et la liste des sujets qui les malmènent n’en finit pas de s’allonger.

Une profonde crise de confiance

La méfiance par rapport à n’importe quelle réforme annoncée est une donnée profondément ancrée. Il est vrai que la plupart des réformes depuis une vingtaine d’années ont consisté peu ou prou à recalibrer l’Etat-providence. Une tendance qui suscite spontanément la suspicion. Mais il faut avoir aujourd’hui le courage de le dire : si historiquement la constitution de l’Etat-providence a été totalement justifiée, personne n’avait imaginé – pas même les plus idéalistes du Front populaire ou du Conseil national de la Résistance – un monde dans lequel des populations pourraient s’en sortir mieux en cumulant aides et allocations plutôt qu’en travaillant. Une anomalie destructrice de valeurs. De même il est difficile de soutenir que l’on vit moins bien ou que l’on est moins bien protégé, soigné, éduqué, transporté, dans les pays qui ont réformé leur Etat-providence – par exemple la Suède ou l’Allemagne – qu’en France où il est resté quasiment inchangé. Mais en France, cet argument d’efficacité à moindre coût ne porte pas.
Autre difficulté : tout ceux qui parlent en France de réformes souffrent d’un grand discrédit aux yeux des “vrais” gens. Politiques, chefs d’entreprise, journalistes, experts sont inaudibles et mis dans le même sac car perçus comme faisant partie d’une élite qui ment. Une autre dimension de l’incapacité à se réformer tient à la force du déni de la réalité. Les Français estiment que l’état de gravité du pas qu’on leur décrit est exagéré et qu’on n’a qu’à “faire payer les riches” pour régler les problèmes. La croyance qu’une autre politique est possible est toujours vivace. Le goût des chimères est profond. Il y a une sorte de récusation profonde de la façon dont le monde tourne.
Les Français se disent : “On n’a pas demandé à être mis en compétition avec des centaines de millions de paysans asiatiques pauvres. C’est intolérable et trop pénible et il y a forcément une autre façon de faire possible.” Les gens ne sont pas simplement méfiants par rapport aux élites, la défiance est transversale et généralisée. Il ne suffit pas d’espérer qu’un peu de croissance revienne pour que cette caractéristique s’efface. Notre pays est verrouillé de l’intérieur. . .

Et pourtant une image positive à l’étranger

Les étrangers trouvent sidérante cette attitude psychologique. Les Français qui, par profession, voyagent perçoivent le décalage entre l’état dépressif du pays et l’image qu’il dégage. Cette dernière, qui se fonde sur des éléments construits sur des dizaines d’années, voire des siècles, demeure très forte. La France reste considérée dans le monde entier comme importante, au-dessus du statut de moyenne puissance. Ce n’est certes pas une puissance du type Etats-Unis ou Chine, mais c’est une puissance qui, par différents biais, a une influence dans plein de domaines à l’échelle de la planète. Le monde entier voit la France comme un pays important et qui va le rester, mais qui, pour le moment, tourne en rond. Certes certains pays ricanent un peu sur les problèmes de la France, mais à peu près partout ailleurs, l’attente vis-à-vis de nous demeure. Mais ce discours-là n’est pas reçu par les intéressés tant il est vrai que les personnes dépressives détestent les commentaires positifs. Pourtant les atouts sont innombrables et connus : dynamisme démographique, capacité d’analyse, grandes entreprises performantes, inventivité, “french touch” (cuisine, mathématiques, musique…), langue. La désinvolture avec laquelle les élites traitent la défense du français est à cet égard frappante.

Un système auto-bloquant

Ce qui est en jeu c’est un système auto-bloquant mis en place au fil des ans et qui résulte de l’interaction d’une partie du système médiatique et d’une partie du système politique. Une partie des médias en flux continu contribue à hystériser le débat ou à monter en épingle des micro-événements non essentiels. Et c’en est fini sous la dictature de l’urgence, la mise en perspective et de la hiérarchisation de l’information. Or ce système-là est au contact avec une partie du système politique qui vit dans le court terme et les “petites phrases” pour exister. De ce brouhaha généralisé ne sort aucune ligne de force. Dans un tel contexte, il devient impossible d’élaborer une vraie stratégie et notamment une politique de réformes ayant un cap et du sens.
Mon analyse n’est pas liée au début du quinquennat de François Hollande. Même Nicolas Sarkozy, avec son énergie et sa volonté de rupture, n’a pas réussi à faire les réformes nécessaires dont le pays avait besoin de son point de vue. Et pourtant la droite n’a pas les mêmes contraintes que la gauche pour initier les réformes. La gauche, se retrouve au pouvoir pour faire l’exact contraire de ce que voudrait son électorat qui ne veut pas entendre parler de la réduction de la dépense publique, d’adapter le modèle social français, de rendre le marché du travail plus flexible, etc. On sent certes tout de même une évolution mais les gens sont pour la réforme dès lors que celle-ci ne les touche pas directement et concerne les autres.

Une proposition iconoclaste

Pour sortir de l’impasse, j’en arrive à une proposition iconoclaste, dont je mesure le caractère irréaliste … Gauche et droite modérées ne pourraient-elles se mettre d’accord sur quelques réformes clés, momentanément, pour désembourber le pays? Il ne s’agirait pas de suspendre le cours du jeu politique façon union nationale. Il ne s’agirait pas non plus d’instaurer une sorte de cohabitation volontaire ou une grande coalition à l’allemande sur la durée d’une mandature, mais d’un accord ponctuel entre les partis pour œuvrer dans le sens de trois ou quatre grandes réformes prioritaires avec au premier chef la remise sous contrôle de la dépense publique. D’autres thèmes tout aussi impérieux sont possibles notamment celui portant sur la réforme du marché du travail.
Une telle démarche est possible sous la Ve République. Cette dernière a montré par le passé qu’elle pouvait forger des consensus sur des thèmes variés : politique de défense, politique familiale, infrastructures… Un fil lie fortement aujourd’hui la droite et la gauche à propos du traité européen de stabilité. Celui-ci a été négocié et signé sous la présidence Sarkozy puis ratifié sous la présidence Hollande. Un point d’accord central à partir duquel beaucoup de choses devraient découler.

Le double exemple de l’immigration et de l’écologisation

Des accords sont possibles si l’on arrive à dépasser les clivages artificiels. L’immigration est un bon exemple de question clivée de façon factice. Si on allait, sur ce sujet, au-delà des jeux de rôle et des postures, il serait possible de dégager une position commune parmi les modérés des deux camps. Qui peut croire en effet que l’on peut fermer un pays à l’immigration? Ce serait une politique absurde car le pays a besoin d’une certaine quantité d’immigrations. Inversement, il est irréaliste d’envisager un monde totalement ouvert dans lequel n’importe qui pourrait s’installer n’importe où. Une politique migratoire se situe nécessairement entre ces deux termes.
L’immigration est nécessaire jusqu’à un certain point.

Elle est tout à fait gérable jusqu’à un certain point. La politique migratoire est donc une affaire de gestion pragmatique des flux, loin de toute confrontation idéologique. En sanctuarisant le droit d’asile, il serait possible de mettre en place une politique de quotas, comme le font bon nombre de pays, par métier et non pas pays d’origine, les quotas étant fixés en fonction de la situation économique avec le souci d’accueillir correctement les migrants. Sur cette base, il serait possible de rallier les modérés et d’exclure les extrêmes, de droite comme de gauche, qui instrumentalisent la question migratoire. Il faut sortir des clivages artificiels. On peut faire la même démonstration sur la question écologique. On ne peut la laisser sans réponse mais en même temps l’approche punitive est contre-productive. Inscrite sur la durée, l’écologisation, expurgée de toute radicalité, peut rallier les bonnes volontés sur une base moderne, scientifique et incitative en marginalisant ceux qui exploitent l’écologie à d’autres fins. Vue sous cet angle, l’opposition gauche/droite peut aisément se dissoudre.
Le traitement avec succès de deux ou trois problématiques aurait un autre mérite, celui de sortir le pays de son espèce de prostration en démontrant qu’il est possible de bouger. Certes la mise en place d’une telle démarche passe par l’affirmation d’un certain leadership tant du côté du pouvoir que du côté de l’opposition. Mais je suis persuadé que des hommes politiques qui se positionneraient dans le sens de l’intérêt général sur deux ou trois réformes essentielles gagneraient très vite du crédit et de la popularité en brisant ce sentiment terrible d’impuissance publique.
________________________________________
(1)Les cartes de la France à l’heure de la mondialisation, avec Dominique Moïsi (éd. Fayard)
(2)La France et la mondialisation – rapport au président de la République (Documentation française)

«Notre pays est verrouillé de l’intérieur»

Hubert Vedrine

«Notre pays est verrouillé de l’intérieur»

Dans son dernier essai, La France au défi, l’ex-conseiller de François Mitterrand cherche au plus profond de la psychologie collective les causes de ce blocage. Il dresse le portrait d’une France dépressive qui, en conjuguant pessimisme, découragement et mésestime de soi, sombre dans une forme de prostration et dans le refus du changement. “L’inquiétude des Français sur le devenir de la France est plus forte que celle des Afghans ou des Irakiens sur leur propre pays. Un tel constat manifeste à tout le moins un “bug””. Afin de sortir le pays de l’ornière, il appelle les modérés de gauche et de droite à se mettre d’accord, au-delà des clivages artificiels sur deux ou trois sujets au nombre desquels la réduction de la dépense publique, l’immigration, l’écologie. Une façon de remettre le pays en mouvement en positivant.

«Pourquoi ce livre sur la France? Face à la grave situation que connaît notre pays, j’ai estimé que je ne pouvais pas me borner à écrire sur l’avenir du monde. A force de voyager et de comparer, j’ai été amené à faire ce constat : la France est, de tous les pays développés, l’un des seuls, sinon le seul, à ne pas arriver à se réformer vraiment. Avec cette spécificité forte : le poids particulièrement élevé des dépenses publiques qui atteint 56% du Pib, soit près de 10 points de plus que la moyenne des pays de la zone euro. Or cette anomalie, surtout quand on appartient à une zone monétaire, n’est pas sans conséquence puisqu’elle conduit à une fiscalité asphyxiante. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le moteur économique du pays soit à l’arrêt. Le système hexagonal redistributif qui a été construit au départ pour de bonnes intentions pour réparer des injustices fonctionne aujourd’hui de façon contre-productive. Ce diagnostic-là n’est pas original et il est très largement partagé par tous les organismes qui sont amenés à ausculter le pays, que ce soit la Commission européenne, le FMI, la BCE ou en France, la Cour des comptes. Personne n’est plus sévère que cette dernière sur l’état de nos finances publiques. A partir de là, j’ai cherché à comprendre les raisons des difficultés du pays à se réformer.

Un problème d’ordre psychologique

A la source du problème français, il y a un problème d’ordre psychologique. Pessimisme, mélancolie, découragement… quel que soit le mot employé, tout se mêle pour qu’au bout du compte le pays soit bloqué. Les facteurs économiques ne suffisent pas à expliquer, à eux seuls, l’absence de mouvement du pays. Face à la même mondialisation, les autres pays s’adaptent bien mieux que nous. Pourtant, notre pays a sûrement des cartes à jouer à l’heure de la mondialisation. Je les ai inventoriées dans un livre avec Dominique Moïsi(1)et dans un rapport au président de la République(2). Il y a vraiment matière à positiver. Certes, la France doit se défendre mais elle a tous les moyens de relever le défi et de s’adapter. Or la France reste malgré tout bloquée. C’est bien la preuve qu’il faut chercher autrement que par la seule approche économique les raisons de l’inertie française.
La composante économique du malaise ne peut certes pas être niée. La croissance économique se traîne autour de 0,5 % en rythme annuel et le chômage de masse persiste de façon obsédante. La persistance du sous- emploi agit de façon pernicieuse et destructrice sur le moral de la population. Dans les familles où l’on est chômeur de génération en génération, se met en place une sorte de rejet de soi, de découragement, de mécontentement général et de sentiment de honte. La préférence française pour le chômage, pointée en son temps par Denis Olivennes (reprenant ici une idée développée par Michel Albert) – il est préférable d’avoir des chômeurs indemnisés plutôt des travailleurs ayant des “petits boulots” – structure le fonctionnement de notre marché du travail et pèse négativement sur les mentalités. Tant il est vrai que travailler, même pour des phases de courte durée, vaut mieux que le désœuvrement en contribuant à la socialisation et la réinsertion. Tous ces facteurs économiques au sens classique peuvent expliquer une part du pessimisme hexagonal mais pas son intensité sans pareille.
Les instituts internationaux de sondage et d’analyse des opinions pointent le fait : les Français sont l’un des peuples, sinon le peuple le plus pessimiste de la planète sur l’avenir de leur pays. Ils sont plus inquiets pour leur propre pays que pour leur propre sort. Leur inquiétude sur le devenir de la France est plus forte que celle des Afghans ou des Irakiens sur leur propre pays… Un tel classement manifeste à tout le moins un “bug”.

L’arrogance des élites

Les sources du malaise français sont différentes selon les milieux. En ce qui concerne les élites françaises, il y a un mélange de prétention, d’arrogance et de vexation. C’est le côté “France, fille aînée de l’Eglise”, “patrie des droits de l’homme”, ce que Robert Badinter corrige malicieusement en disant : “Patrie de la Déclaration des droits de l’homme”! La France a été chargée d’une “mission civilisatrice” – c’est ce qu’on disait dans les écoles de la IIIe République. C’est toujours un peu la même idée aujourd’hui puisque la France est censée défendre les valeurs universelles et projeter sur l’univers ses idées et concepts, la France s’érigeant sur ce terrain au niveau des Etats-Unis. Hélas, nous faisons aujourd’hui l’expérience inverse et c’est l’univers qui projette sur nous ses règles. D’où le désarroi né de cet universalisme unilatéral.
Cet état d’esprit qui conjugue une sorte de vexation et de jalousie, imprègne aussi les médias dans les débats publics. Bien sûr qu’il faut être lucide sur les guerres de religion, l’esclavage, des guerres perdues, les années 40… Mais cela a conduit à une sorte de maladie expiatoire d’autoculpabilisation, comme s’il existait une responsabilité collective intergénérationnelle transmissible! Et comme si la France était le seul pays à s’être comporté ainsi. Ce rapport à l’histoire place la France dans une sorte d’isolement coupable alors qu’en réalité dans l’histoire de tous les peuples, il y a des moments d’ombre et de lumière. Il faut dire les choses et il ne doit pas y avoir de questions taboues mais pour autant, ne cédons pas à l’accablement lié à une sorte de spécificité française conduisant à la haine de soi. ..

Des Français orphelins de la politique

Le fait que les Français aient cru énormément, plus que tout autre peuple, à la politique et à la résolution des problèmes par l’intervention étatique ajoute au désarroi du pays car face à l’économie, la politique semble être devenue impuissante à agir. Vis-à-vis du marché, les Français ont une attitude ambivalente : ils adorent “faire” leur marché sur la place de leur ville et s’insurgent quand les directives européennes viennent perturber leurs courses mais les mêmes honnissent le marché en tant que concept d’organisation de l’économie. Les Français sont le seul peuple au monde à porter un jugement majoritairement négatif sur le marché. L’économie a pris le dessus sur le politique. Une autre dimension du problème tient à la manière d’appréhender la mondialisation.
Cette dernière prend la France à rebrousse-poil de façon brutale. Le mouvement est d’autant plus mal ressenti qu’il se fait, non pas en français, mais dans une sorte de globish sur la base d’un recul de l’Etat. La France est prise à contre-pied sur à peu près tous les terrains. Avant de devenir le bouc émissaire de tous nos maux, l’Europe était érigée en véritable panacée. Le projet européen, c’était de fabriquer une France en plus grand. Or aujourd’hui, le carphanaüm européen n’est plus du tout en mesure de répondre à ce type d’attentes et l’immense majorité de la population verse dans l’euroscepticisme… Valeurs universelles, pouvoir de la politique, Europe… autant de domaines vis-à-vis desquels les Français se retrouvent aujourd’hui désemparés et la liste des sujets qui les malmènent n’en finit pas de s’allonger.

Une profonde crise de confiance

La méfiance par rapport à n’importe quelle réforme annoncée est une donnée profondément ancrée. Il est vrai que la plupart des réformes depuis une vingtaine d’années ont consisté peu ou prou à recalibrer l’Etat-providence. Une tendance qui suscite spontanément la suspicion. Mais il faut avoir aujourd’hui le courage de le dire : si historiquement la constitution de l’Etat-providence a été totalement justifiée, personne n’avait imaginé – pas même les plus idéalistes du Front populaire ou du Conseil national de la Résistance – un monde dans lequel des populations pourraient s’en sortir mieux en cumulant aides et allocations plutôt qu’en travaillant. Une anomalie destructrice de valeurs. De même il est difficile de soutenir que l’on vit moins bien ou que l’on est moins bien protégé, soigné, éduqué, transporté, dans les pays qui ont réformé leur Etat-providence – par exemple la Suède ou l’Allemagne – qu’en France où il est resté quasiment inchangé. Mais en France, cet argument d’efficacité à moindre coût ne porte pas.
Autre difficulté : tout ceux qui parlent en France de réformes souffrent d’un grand discrédit aux yeux des “vrais” gens. Politiques, chefs d’entreprise, journalistes, experts sont inaudibles et mis dans le même sac car perçus comme faisant partie d’une élite qui ment. Une autre dimension de l’incapacité à se réformer tient à la force du déni de la réalité. Les Français estiment que l’état de gravité du pas qu’on leur décrit est exagéré et qu’on n’a qu’à “faire payer les riches” pour régler les problèmes. La croyance qu’une autre politique est possible est toujours vivace. Le goût des chimères est profond. Il y a une sorte de récusation profonde de la façon dont le monde tourne.
Les Français se disent : “On n’a pas demandé à être mis en compétition avec des centaines de millions de paysans asiatiques pauvres. C’est intolérable et trop pénible et il y a forcément une autre façon de faire possible.” Les gens ne sont pas simplement méfiants par rapport aux élites, la défiance est transversale et généralisée. Il ne suffit pas d’espérer qu’un peu de croissance revienne pour que cette caractéristique s’efface. Notre pays est verrouillé de l’intérieur. . .

Et pourtant une image positive à l’étranger

Les étrangers trouvent sidérante cette attitude psychologique. Les Français qui, par profession, voyagent perçoivent le décalage entre l’état dépressif du pays et l’image qu’il dégage. Cette dernière, qui se fonde sur des éléments construits sur des dizaines d’années, voire des siècles, demeure très forte. La France reste considérée dans le monde entier comme importante, au-dessus du statut de moyenne puissance. Ce n’est certes pas une puissance du type Etats-Unis ou Chine, mais c’est une puissance qui, par différents biais, a une influence dans plein de domaines à l’échelle de la planète. Le monde entier voit la France comme un pays important et qui va le rester, mais qui, pour le moment, tourne en rond. Certes certains pays ricanent un peu sur les problèmes de la France, mais à peu près partout ailleurs, l’attente vis-à-vis de nous demeure. Mais ce discours-là n’est pas reçu par les intéressés tant il est vrai que les personnes dépressives détestent les commentaires positifs. Pourtant les atouts sont innombrables et connus : dynamisme démographique, capacité d’analyse, grandes entreprises performantes, inventivité, “french touch” (cuisine, mathématiques, musique…), langue. La désinvolture avec laquelle les élites traitent la défense du français est à cet égard frappante.

Un système auto-bloquant

Ce qui est en jeu c’est un système auto-bloquant mis en place au fil des ans et qui résulte de l’interaction d’une partie du système médiatique et d’une partie du système politique. Une partie des médias en flux continu contribue à hystériser le débat ou à monter en épingle des micro-événements non essentiels. Et c’en est fini sous la dictature de l’urgence, la mise en perspective et de la hiérarchisation de l’information. Or ce système-là est au contact avec une partie du système politique qui vit dans le court terme et les “petites phrases” pour exister. De ce brouhaha généralisé ne sort aucune ligne de force. Dans un tel contexte, il devient impossible d’élaborer une vraie stratégie et notamment une politique de réformes ayant un cap et du sens.
Mon analyse n’est pas liée au début du quinquennat de François Hollande. Même Nicolas Sarkozy, avec son énergie et sa volonté de rupture, n’a pas réussi à faire les réformes nécessaires dont le pays avait besoin de son point de vue. Et pourtant la droite n’a pas les mêmes contraintes que la gauche pour initier les réformes. La gauche, se retrouve au pouvoir pour faire l’exact contraire de ce que voudrait son électorat qui ne veut pas entendre parler de la réduction de la dépense publique, d’adapter le modèle social français, de rendre le marché du travail plus flexible, etc. On sent certes tout de même une évolution mais les gens sont pour la réforme dès lors que celle-ci ne les touche pas directement et concerne les autres.

Une proposition iconoclaste

Pour sortir de l’impasse, j’en arrive à une proposition iconoclaste, dont je mesure le caractère irréaliste … Gauche et droite modérées ne pourraient-elles se mettre d’accord sur quelques réformes clés, momentanément, pour désembourber le pays? Il ne s’agirait pas de suspendre le cours du jeu politique façon union nationale. Il ne s’agirait pas non plus d’instaurer une sorte de cohabitation volontaire ou une grande coalition à l’allemande sur la durée d’une mandature, mais d’un accord ponctuel entre les partis pour œuvrer dans le sens de trois ou quatre grandes réformes prioritaires avec au premier chef la remise sous contrôle de la dépense publique. D’autres thèmes tout aussi impérieux sont possibles notamment celui portant sur la réforme du marché du travail.
Une telle démarche est possible sous la Ve République. Cette dernière a montré par le passé qu’elle pouvait forger des consensus sur des thèmes variés : politique de défense, politique familiale, infrastructures… Un fil lie fortement aujourd’hui la droite et la gauche à propos du traité européen de stabilité. Celui-ci a été négocié et signé sous la présidence Sarkozy puis ratifié sous la présidence Hollande. Un point d’accord central à partir duquel beaucoup de choses devraient découler.

Le double exemple de l’immigration et de l’écologisation

Des accords sont possibles si l’on arrive à dépasser les clivages artificiels. L’immigration est un bon exemple de question clivée de façon factice. Si on allait, sur ce sujet, au-delà des jeux de rôle et des postures, il serait possible de dégager une position commune parmi les modérés des deux camps. Qui peut croire en effet que l’on peut fermer un pays à l’immigration? Ce serait une politique absurde car le pays a besoin d’une certaine quantité d’immigrations. Inversement, il est irréaliste d’envisager un monde totalement ouvert dans lequel n’importe qui pourrait s’installer n’importe où. Une politique migratoire se situe nécessairement entre ces deux termes.
L’immigration est nécessaire jusqu’à un certain point.

Elle est tout à fait gérable jusqu’à un certain point. La politique migratoire est donc une affaire de gestion pragmatique des flux, loin de toute confrontation idéologique. En sanctuarisant le droit d’asile, il serait possible de mettre en place une politique de quotas, comme le font bon nombre de pays, par métier et non pas pays d’origine, les quotas étant fixés en fonction de la situation économique avec le souci d’accueillir correctement les migrants. Sur cette base, il serait possible de rallier les modérés et d’exclure les extrêmes, de droite comme de gauche, qui instrumentalisent la question migratoire. Il faut sortir des clivages artificiels. On peut faire la même démonstration sur la question écologique. On ne peut la laisser sans réponse mais en même temps l’approche punitive est contre-productive. Inscrite sur la durée, l’écologisation, expurgée de toute radicalité, peut rallier les bonnes volontés sur une base moderne, scientifique et incitative en marginalisant ceux qui exploitent l’écologie à d’autres fins. Vue sous cet angle, l’opposition gauche/droite peut aisément se dissoudre.
Le traitement avec succès de deux ou trois problématiques aurait un autre mérite, celui de sortir le pays de son espèce de prostration en démontrant qu’il est possible de bouger. Certes la mise en place d’une telle démarche passe par l’affirmation d’un certain leadership tant du côté du pouvoir que du côté de l’opposition. Mais je suis persuadé que des hommes politiques qui se positionneraient dans le sens de l’intérêt général sur deux ou trois réformes essentielles gagneraient très vite du crédit et de la popularité en brisant ce sentiment terrible d’impuissance publique.
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(1)Les cartes de la France à l’heure de la mondialisation, avec Dominique Moïsi (éd. Fayard)
(2)La France et la mondialisation – rapport au président de la République (Documentation française)

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26/08/2014