«Je voulais avancer tout en gardant ma liberté.»

Vous devriez faire Science Po
C’est au lycée Albert Camus de Bois Colombes, en classe de seconde, alors que je venais de faire un exposé, qu’une de mes professeurs d’histoire géo (elle s’appelait Mme Cribier) m’a dit:
– Vous devriez faire Science Po.
Je ne savais pas ce que c’était.
Et puis, quelque temps plus tard, avec mon meilleur ami, qui avait un an de plus que moi (nous sommes toujours amis), nous nous sommes dit ensemble qu’on aimerait bien faire Sciences Po.
Il a passé le bac un an avant moi. Il a réussi le concours dans la foulée et a été admis en année préparatoire (AP). Si bien que j’avais des amis en AP avant d’y être.
J’ai eu le bac en juin l’année suivante. J’ai passé le concours d’entrée en «AP» à la rentrée 1965, trois mois après mon bac et je suis rentré à mon tour à Sciences Po.

Jean Lacouture et Tibor Mende
Au lycée, je n’avais pas d’idée très précise de ce que je souhaitais faire. Je voulais mener une vie intéressante, originale, extra-ordinaire «pas comme tout le monde». Mais c’était très vague. Au début, j’avais envie d’être journaliste. Jean Lacouture était un ami de mes parents. Il avait couvert de grands conflits. J’aimais beaucoup l’écouter. Il y avait également Tibor Mende un extraordinaire spécialiste de géopolitique juif hongrois d’origine, cosmopolite, parlant plusieurs langues et faisant des livres sur ses conversations avec Nehru ou Chou En-lai.
Cela me passionnait de pouvoir écouter Jean Lacouture ou Tibor Mende dans des dîners chez nous, à Bois-Colombes, raconter leurs aventures. J’étais très stimulé par leur exemple. Sciences Po me paraissait l’endroit idéal pour acquérir cette connaissance historique et politique, pour être «dans le coup». Je souhaitais être journaliste ou grand reporter. Cette ambition était aussi nourrie des livres de Kessel: voyager, être dans des situations originales, découvrir le monde. Rien qui ressemble à la routine quotidienne.

Une famille et des amis ouverts sur le Monde
Je ne me suis pas spécialement préparé pour le concours d’entrée à Sciences-Po. J’ai dû re-révisé l’été 1965 les mêmes matières que pour le bac : histoire-géo, français…
En fait, ce sont mon milieu familial, mes activités extra-scolaires, le club UNESCO, mes voyages, mes lectures qui m’ont préparé à ce concours. Tout cela pour dire que je n’ai pas été formé que par le lycée. J’ai vécu dans un milieu familial exceptionnellement chaleureux et ouvert. Mon père, Jean, de par ses activités, avait des amitiés avec beaucoup de gens, considérables au modestes, qui l’aimaient beaucoup ainsi que son épouse Suzanne. J’ai été sensibilisé très précocement à de nombreux sujets. Mon père avait joué un rôle à la fois considérable et discret dans la négociation de l’indépendance du Maroc. Il avait des amis dans le tiers monde. Il était proche des directeurs généraux de l’Unesco. C’était quelqu’un de très généreux. J’ai appris beaucoup par osmose familiale.
Les lectures, c’était en vrac, ce n’était pas très dirigé: aussi bien la découverte de Balzac et de Proust que des récits de voyage, ou d’explorateurs, des romans de Frison Roche sur la montagne ou sur le Sahara, des polars, des romans d’espionnage, énormément, des récits qui faisaient rêver. Un mélange d’exploration, de découverte, d’aventure, d’histoire, de biographies. Je ne suis donc pas exactement le prototype de quelqu’un qui a eu une formation classique. Adolescent, j’allais dans diverses directions, je n’approfondissais pas chaque point. Mais j’étais très social et très curieux. Je dévorais aussi les bandes dessinées, du moins celle de l’époque (que l’on appelle la ligne claire Hergé, Jacobs, mais aussi Morris ou Uderzo). La découverte du dernier Blake et Mortimer était quelque chose qui comptait pour moi, presque autant que, plus tard, la découverte d’un Stendhal. Mais surtout j’avais cette chance de vivre dans un milieu ouvert sur les autres. Je ne me rappelle pas d’une semaine, pendant toute mon enfance, sans qu’il y ait du monde à la maison: la famille élargie, des cousins des cousines, des amis … Pas une semaine sans qu’il y ait un ami étranger, ou qui revienne de l’étranger. Quelqu’un qui rentrait des Etats-Unis, ou qui avait été en coopération en Afrique ou qui avait quelque chose à raconter sur l’Inde, ou le Cambodge, ou le Chili. Des amis marocains, bien sûr toujours. C’était comme ça tout le temps. Pas par théorie, pas par cosmopolitisme, ou mondialisme économique comme on pourrait le dire aujourd’hui. C’était simplement une famille avec des amis ouverts sur le monde.

Les prétentieux, les claniques.
Au début, à Sciences Po, je n’ai pas beaucoup aimé le milieu, et l’ambiance -beaucoup de jeunes prétentieux, claniques- ni l’endroit, très froid (je parle de l’atmosphère, car sinon j’aime le froid) . En plus, je détestais me lever tôt, prendre le train bondé jusqu’à St-Lazare, puis le métro.
Ce qui m’a frappé d’abord, c’est la façon de parler. On est très jeune à Science Po. Il y avait plein de jeunes qui essayaient de parler comme des conseillers d’Etat âgés. Ils utilisaient une espèce de ton affecté et pompeux, des expressions alambiquée avec des phrases longues, tout cela pour dire des choses évidentes.
Il y avait des clans. Ceux qui appartenaient à des dynasties de la fonction publique traitaient les autres de haut.
Sinon c’est comme pour toutes les histoires d’étudiant: il y a les doués et les pas doués, ceux qui ont de l’avenir, ou non, les filles, jolies ou pas… Mais avec le recul, c’est ce côté «jeune-vieux» qui me revient.

Le printemps romanesque et gentiment mensonger de 1968
J’étais à Sciences Po au printemps 68. C’était excitant d’être là.
Mai 68 à Sciences Po, c’était une assemblée générale prétendument révolutionnaire qui siégeait jour et nuit sans parvenir à se mettre d’accord sur son propre statut : Comment va-t-on élire le bureau? De quelles résolutions allons-nous débattre? Selon quelles règles allons-nous voter? Il y avait là un mélange d’expertise un peu «pérorante» et de jargon juridique pour organiser ce «phénomène» effervescent. Tout cela sans fin. Je trouvais cela risible. J’avais déjà un esprit ironique sur les choses, un peu décalées.
Il m’est arrivé de dormir dans le hall d’entrée sur le banc (la Péniche)… Il y avait des équipes qui montaient la garde par roulement au cas où on aurait été envahi par la «répression». On allait sur les toits pour vérifier qu’il n’y avait pas de parachutistes en vue.
J’ai suivi quelques manifs en touriste, à la «Fabrice» j’ai respiré un peu de gaz lacrymogènes.
Par certains côtés c’était amusant. Ma mère dessinait bien. Elle est allée plusieurs fois à la Sorbonne, «la Sorbonne libérée», celle des Katangais! Elle a fait de nombreux croquis. J’étais sensible à ce côté festif.

On a vu les chars!
Je me rappelle de deux choses qui m’ont fait penser que tout cela était une gigantesque fumisterie.
La première c’est quand j’ai entendu scander le slogan CRS = SS. J’avais suffisamment de culture historique, sur la guerre, pour penser que ce n’était pas possible d’assimiler les CRS aux SS. C’était très choquant! Ou alors les mots, déjà, ne voulaient plus rien dire. Et là je me suis dit: «soit c’est un jeu, du délire, soit un mensonge».
Le deuxième événement, dont je me souviens très bien, c’est lorsque deux copains de Sciences Po exaltés sont arrivés à l’école, transpirants et essoufflés d’avoir couru. Ils nous disent:
– 0n arrive du Jardin du Luxembourg. On a vu les chars!
Il n’y a jamais eu de chars au Jardin du Luxembourg. Il y a peut-être eu des chars à Rambouillet, disponibles au cas où? Mais pas au Luxembourg.
Cela m’a fait prendre conscience très vite de l’imposture des jeux de rôle, de deuxième et de troisième degré, et la manipulation des foules. J’ai vu éclore des apprentis leaders soixante-huitard qui avaient ce talent d’intervenir à trois heures du matin, avec un langage assez entrainant pour retourner une assemblée générale exténuée, lui faire adopter un texte, éliminer un adversaire. La plupart des gens, qui ont émergé comme leaders en 68, avaient ce talent de manipulation. C’étaient des tribuns, charismatiques et manipulateurs. La plupart d’entre eux, après 68, ont exercé des métiers dans la politique, la communication, les sondages. Ce sont des métiers d’influence. Aucun n’est devenu ébéniste ou ingénieur! Il y en a peut-être 2 ou 3 qui sont allés «à l’usine» parce qu’ils croyaient vraiment à leur discourssur la lutte des classes et la révolution prolétarienne.

Maurice Grimaud
Maurice Grimaud, préfet de Police de Paris et mon père étaient amis. Durant les événements de Mai 68, il est venu un soir dîner chez nous à Bois-Colombes! C’était excitant, alors que de mon côté je vivais la fièvre du Boulevard Saint-Germain, de le voir là, de parler avec lui. Il m’a même interrogé. Il a joué un rôle formidable, c’était un homme remarquable. Il a limité la casse et fait pour le mieux. Avec d’autres cela aurait pu virer au drame.

L’argent de poche minuscule
Parmi, les professeurs qui m’ont le plus marqué : René Rémond, Raymond Barre, George Vedel, André de Lattre, Bertrand de Jouvenel, Jean-Marie Mayeur aussi, très bon historien, notamment des religions, qui vient de disparaître. C’était un petit homme énergique, érudit, exigeant, très intéressant. Les autres c’étaient vraiment des professeurs «professoraux».
Bertrand de Jouvenel, c’est différent, déjà en raison de son nom. Il avait aussi une allure magnifique. Il avait créé une revue consacrée à la prospective qui s’appelait Futuribles. Avec plusieurs de ses amis, nous nous faisions de l’argent de poche (quelques miettes) en rédigeant des fiches de lecture pour lui.

Parler à un professeur nécessitait beaucoup d’audace
Mes souvenirs de Sciences Po sont ceux de cours à l’ancienne. Le professeur arrive dans sa majesté dans l’amphi Boutmy. Les étudiants écoutent et écrivent. Ils n’ont pas de téléphone portable et ne sont pas en train de regarder des films sur leur IPAD. Ils ne chahutent pas. Le professeur est pompeux, en général excellent. On boit ses paroles. C’est la dernière génération à avoir connu ça.
Le fait d’attendre un professeur à la sortie pour oser lui parler et lui extorquer une réponse, nécessitait beaucoup d’audace. Il n’y avait pas de familiarité, pas de bonhomie. Ils étaient d’ailleurs tout à fait simples. J’ai bien connu après certains d’entre eux: Rémond, Barre, Vedel…
C’était une époque.

Un moment de ma jeunesse
Mes meilleurs souvenirs de Sciences Po? La bibliothèque, les conversations, le bougnat (café charbon) qui existait encore rue de Grenelle, avec son baby-foot, le cours (en option) de Jean Lacouture. Un moment de ma jeunesse, la découverte de St Germain des Prés, du quartier latin. Les visages et les silhouettes de jeunes femmes dans le hall.

Comme le cornichon dans un bocal
A Sciences Po, j’ai appris la force de la technique de l’exposé, de la clarté, de la concision, le goût des idées – avec un peu d’esbroufe -. Je m’en suis rendu compte après. Sur le moment je trouvais ça artificiel, contraignant voir irritant. Mais j’ai intériorisé tout cela par imprégnation, par l’ambiance, comme le cornichon dans un bocal.
J’ai moins appris ensuite à l’ENA, ou du moins autre chose : le fonctionnement administratif, les processus de décision publics, la clarification, l’analyse d’une situation et de ses enjeux, l’Etat au sens large. Tout cela je l’ai appris à l’ENA, mais j’en garde surtout d’excellent souvenir d’amitié.
Mais ce que j’ai appris sur le plan de la méthode, de l’argumentation logique, c’est d’abord grâce à Sciences Po.

Je n’ai pas posté cette lettre
Après Sciences Po, je ne voulais pas vraiment essayer d’entrer à l’ENA. Il y avait trop de «jeunes-vieux» dans la section «Service public» de Sciences Po; ces types très jeunes avec des costumes trois pièces. Ça ne me tentait pas particulièrement. Il y avait aussi ce jargon qui m’agaçait. Ce n’était pas mon monde. Je suis très content maintenant d’avoir fait tout ça, mais à l’époque, il y avait des tas de disciplines qui me cassaient les pieds. Je cherchais autre chose. Quand j’ai fini Sciences Po, j’ai donc fait une licence d’histoire, en un an, par équivalence. Puis j’ai passé presque une année à voyager. Je suis allé en Afghanistan pendant 4 mois (la même route que Nicolas Bouvier dans «l’Usage du monde»). C’est après, alors que je m’étais résolu à partir faire mon service militaire en coopération (il fallait le faire à l’époque) que tout s’est joué.
J’avais négocié avec le Journal Le Monde la possibilité, durant cette coopération (je devais aller en Egypte), de faire des papiers d’ambiance sous un pseudonyme. Ils étaient d’accord et étaient même prêts à me prendre à mon retour à l’essai, pour un an. C’est en allant poster ma lettre pour le Ministère de la Coopération, que je me suis dit que si je ne tentais pas l’ENA au moins une fois, je le regretterais toute ma vie.
Finalement, je n’ai pas posté cette lettre, j’ai préparé l’ENA et j’ai été admis, en 1970. Ça a changé toute la suite.

Au Ministère de la Culture, il n’y a pas beaucoup d’énarques
A l’ENA, je n’ai pas de vocation particulière pour tel ou tel ministère. Je n’ai pas mené ma scolarité comme si c’était vital d’être dans les tous premiers.
Je ne voyais pas très bien la différence d’intérêt, entre être dans un corps d’inspection ou de contrôle, ou non. J’ai fait l’ENA comme ça. C’est un souvenir sympathique, détendu, avec des camarades de promotion brillants, et drôles. Je n’en garde pas spécialement le souvenir d’une compétition oppressante. Je suis sorti 34ème, ce qui à part les grands corps me laissait un choix très large. J’ai choisi le Ministère de la Culture, convaincu par Jérôme Clément, de lui succéder. C’était un tout petit ministère, il n’y avait pas beaucoup d’énarques, ni de bureaucratie. Dès qu’on arrivait on avait des responsabilités importantes. On touchait à beaucoup de choses et on était très libre.
Cette idée d’être libre, de pouvoir rebondir ensuite ailleurs (je ne savais pas où d’ailleurs), me guidait. Alors quand j’entendais des copains à moi dire : «tu comprends, je prends l’équipement, parce qu’en tant que chef de bureau, je vais avoir à gérer un budget de plusieurs dizaines de millions. Et puis je peux être sous-directeur dans 14 ans, à condition que ceci et que cela…». J’étais sidéré. C’était aux antipodes de ma conception de la vie. C’est entre autre pour ces raisons que je suis allé au Ministère de la Culture.

A chaque fois je voulais avancer tout en gardant ma liberté
Quand il y a eu des réformes au Ministère de la Culture, et que notre activité à la direction de l’Architecture a été regroupée avec celle du Ministère de l’environnement et du cadre de vie, j’ai été révolté, car à la culture, nous estimions être des remparts contre les ingénieurs du corps des ponts, les aménageurs, les élus bétonneurs, etc…! Mais je n’y pouvais rien. Ensuite j’ai dû faire ma «mobilité». Un de mes amis de l’ENA, Michel Suchod, qui devait lui-même faire la sienne, m’a proposé de le remplacer au quai d’Orsay,à la Direction générale des relations culturelles et à la coordination pour le Moyen Orient. « On s’occupe de la culture, de coopération technique, ou voyage au Moyen Orient, on est très libre». Avancer encore tout en gardant ma liberté! Cela m’a plu. Je suis arrivé en 1979 au quai d’Orsay, à cheval sur 2 directions. Il s’agissait de mon premier contact avec cette maison, même si j’avais rencontré avant plusieurs ambassadeurs… Je m’y suis amusé, et y ai appris plein de choses.

Une formule pas très mitterrandienne
Il se trouve par ailleurs, où après être rentrés des camps de prisonniers (Mitterrand évadé, mon père rapatrié), mon père et François Mitterrand étaient devenus amis intimes, après s’être connus en 1942 au Commissariat au reclassement des prisonniers. Plus tard, devenus résistants, quand ils s’envoyaient des petits billets, ceux-ci se terminaient par «Que Dieu te garde! «.
Après la Libération, mon père a été pendant près de dix ans l’un de ses collaborateurs les plus proches. Puis il s’est éloigné de la politique, parce que la politique politicienne sous la IVème République lui cassait les pieds, mais ils sont toujours restés proches. Ils se tutoyaient, il y avait entre eux une fraternité exceptionnelle, née de la guerre.

«Je vais avoir besoin d’une petite équipe de personnes sûres».
La suite, c’est l’enchainement du hasard et de la vie. F. Mitterrand gardait un œil sur moi, surtout depuis que j’avais fait l’ENA. Le fait que je sois au quai d’Orsay l’intéressait. Il m’avait demandé de venir le voir deux ou trois fois pour lui parler de mon travail, de mes voyages. J’avais fait sa campagne de 1974 à la Tour Montparnasse. Dans un rôle modeste, car j’étais très jeune.
En 1978, il m’avait presque forcé, – je n’en avais pas vraiment envie -, à entamer une carrière politique, dans la Nièvre. Il voulait en effet que j’y prenne sa succession, quand il aurait été élu. Moi ça ne m’emballait qu’à moitié, mais je ne pouvais pas lui résister, bien évidemment. F. Mitterrand a constamment lancé des gens, et tout le temps, en politique. Il y un nombre incroyable d’hommes et de femmes, encore au premier plan aujourd’hui qui ont été découverts par lui. J’ai ainsi été élu conseiller municipal à Saint-Léger-Des-Vignes, puis député suppléant de la Nièvre en 1978. Le 10 mai 1981, au soir, en tant que suppléant du député de Nevers, je me suis naturellement rendu à Château-Chinon, avec mon épouse. Juste après les résultats, Mitterrand me dit : «Je vais avoir besoin, à l’Elysée, d’une petite équipe de personnes sûres. Donc demain vous appellerez Mlle Papegay de ma part …». Voilà l’enchainement. Les heureux hasards de la vie.

L’Elysée, c’était un milieu très compétitif.
Si mon père et Mitterrand n’avaient pas eu une sorte de coup de foudre amical, ce n’aurait pas été tout à fait pareil pour moi. J’aurais certainement fait une autre carrière. Mais si j’avais succombé aux sirènes politico-politiciennes, cela aurait également été différent. Je serai devenu député-maire, président du conseil général, peut-être ministre de quelque chose. Mais voilà, En 1981, je deviens donc conseiller diplomatique à l’Elysée le lieu de pouvoir par excellence. C’était un milieu très compétitif. Mitterrand ne voulait pas être prisonnier d’un seul conseiller, d’un seul avis. Il nous mettait en concurrence, non pas par sadisme, mais parce qu’il souhaitait toujours avoir plusieurs options. J’étais au courant, puisque mon père m’avait prévenu, et je trouvais cela normal. A l’Elysée sous Mitterrand, il y avait de fortes personnalités. Il suffit de regarder la suite: J. Attali, M. Charasse, André Rousselet, Gilles Ménage, Jean-Claude Colliard, Jacques Fournier, Anne Lauvergeon, François-Xavier Stasse, Paul Guimard, Eric Orsenna, Jean-Louis Bianco, Michel Vauzelle, Elizabeth Guigou, Jean Glavany, Régis Debray, Ségolène Royal, François Hollande et bien sûr au début Pierre Bérégovoy… Liste non axhaustive.

On pourrait être dans n’importe quelle fac de n’importe où
Ces dernières années, j’ai donné des cours à Sciences Po: un cours magistral dans l’amphi Boutmy, sorte de remise à niveau sur les relations internationales pour les étudiants de deuxième année, l’école considérant que leur bagage en histoire et relations internationales était insuffisant. Mais ça me prenait trop de temps, et il n’y avait pas d’échanges, donc cela ne m’intéressait pas beaucoup. Je ne l’ai fait que trois ans.
Ce que j’ai fait, également à la demande de R.Descoings, et que je continue, c’est un séminaire en quatrième et cinquième année. Ceux qui y participent sont volontaires. Ils ont entre 25 et 30. Il y a beaucoup d’étrangers. C’est très intéressant.
Sur le plan social, c’est beaucoup plus brassé qu’autrefois, y compris avec des étudiants de banlieues, procédure Descoings, ce que je trouve très bien. Au niveau de l’habillement, ça n’a rien à voir avec la population d’autrefois. On pourrait être dans n’importe quelle fac n’importe où. Il n’y a plus aucun élément distinctif. Il y a beaucoup d’étrangers. Vu ce que je suis, et étant donné les thèmes, il y a peut-être plus d’étrangers dans ce séminaire que dans d’autres. C’est intéressant de comprendre pour quelles raisons des jeunes étrangers francophones, mais aussi anglo-saxons, chinois ou autres font l’effort de venir à Sciences Po. Pourquoi c’est important pour eux à vingt ans d’avoir passé une ou deux années à Paris. C’est très intéressant de voir ça. Cela compense notre sport national, l’autodénigrement.

Continuer à lire des livres, nombreux, en entier
Je me garderais bien de donner des conseils à un(e) jeune étudiant(e) souhaitant préparer Sciences Po. Comment ne pas dire des banalités? Si, quand même, un seul : continuer à lire des livres, de vrais grands livres, avec des vraies phrases, du style, un vocabulaire riche, des livres, nombreux, en entier, et pas seulement picorer dans Wikipédia!

Marqués par Mitterrand
Est-ce que Sciences Po m’a servi? Oui bien-sûr, énormément, même si je ne m’en suis rendu compte qu’après. Mais j’ai aussi beaucoup appris de mon père. Quand mon père allait faire une conférence, il m’en parlait, cela dès que j’avais 12 ou 13 ans. Il m’expliquait comment mentalement, il se préparait, sa façon d’aborder le sujet, les points principaux qu’il souhaitait développer, une conclusion prête à l’avance. J’ai aussi été influencé, par un conseiller d’état ami de mon père: Louis Fougères. Il dirigeait la revue Mahgreb et lui aussi avait besoin d’étudiants pour faire des piges. Fougères avait une rigueur mentale et une exigence sémantique remarquables. Il était très exigeant sur les expressions, le mot juste. J’ai eu quelques autres bonnes fées pour ma formation, Maurice Pinot, Jean Lacouture, des amis d’enfance très stimulants.
Après, quand je suis arrivé à l’Elysée, très jeune, à 34 ans, j’ai travaillé avec des personnes plus âgées et expérimentées, comme P. Bérégovoy, A. Rousselet, Paul LeGatte, J. Fournier, il y avait un bon mélange de générations, et surtout il y avait Mitterrand. Nous avons tous été marqués et façonnés par son autorité naturelle immense, par son exigence, son mode d’interrogation, les questions qu’il nous posait, son regard au laser, la façon dont il réagissait ou pas. Tout ça nous a marqués en profondeur pour la vie. Il y eut aussi la méthode Bérégovoy. C’est Bérégovoy, en tant que premier secrétaire général de l’Elysée, qui a mis en place, le mode de fonctionnement et de circulation des notes, etc… Un sujet par note, et avec chaque note, une chemise à pan coupé pour pouvoir dire oui ou non sur le sujet. S’il y a plusieurs sujets dans une même note ça ne fonctionne pas. Tout cela avec une expression claire, nette, rapide, efficace. Sur ces points Sciences Po m’a aidé à me construire, avec d’autres influences. Je ne suis sans doute pas le bon exemple de quelqu’un qui n’aurait été forméque par Sciences Po à une carrière classique. Mais plus le temps passe et plus cette référence compte pour moi.

«Je voulais avancer tout en gardant ma liberté.»

Hubert Vedrine

«Je voulais avancer tout en gardant ma liberté.»

Vous devriez faire Science Po
C’est au lycée Albert Camus de Bois Colombes, en classe de seconde, alors que je venais de faire un exposé, qu’une de mes professeurs d’histoire géo (elle s’appelait Mme Cribier) m’a dit:
– Vous devriez faire Science Po.
Je ne savais pas ce que c’était.
Et puis, quelque temps plus tard, avec mon meilleur ami, qui avait un an de plus que moi (nous sommes toujours amis), nous nous sommes dit ensemble qu’on aimerait bien faire Sciences Po.
Il a passé le bac un an avant moi. Il a réussi le concours dans la foulée et a été admis en année préparatoire (AP). Si bien que j’avais des amis en AP avant d’y être.
J’ai eu le bac en juin l’année suivante. J’ai passé le concours d’entrée en «AP» à la rentrée 1965, trois mois après mon bac et je suis rentré à mon tour à Sciences Po.

Jean Lacouture et Tibor Mende
Au lycée, je n’avais pas d’idée très précise de ce que je souhaitais faire. Je voulais mener une vie intéressante, originale, extra-ordinaire «pas comme tout le monde». Mais c’était très vague. Au début, j’avais envie d’être journaliste. Jean Lacouture était un ami de mes parents. Il avait couvert de grands conflits. J’aimais beaucoup l’écouter. Il y avait également Tibor Mende un extraordinaire spécialiste de géopolitique juif hongrois d’origine, cosmopolite, parlant plusieurs langues et faisant des livres sur ses conversations avec Nehru ou Chou En-lai.
Cela me passionnait de pouvoir écouter Jean Lacouture ou Tibor Mende dans des dîners chez nous, à Bois-Colombes, raconter leurs aventures. J’étais très stimulé par leur exemple. Sciences Po me paraissait l’endroit idéal pour acquérir cette connaissance historique et politique, pour être «dans le coup». Je souhaitais être journaliste ou grand reporter. Cette ambition était aussi nourrie des livres de Kessel: voyager, être dans des situations originales, découvrir le monde. Rien qui ressemble à la routine quotidienne.

Une famille et des amis ouverts sur le Monde
Je ne me suis pas spécialement préparé pour le concours d’entrée à Sciences-Po. J’ai dû re-révisé l’été 1965 les mêmes matières que pour le bac : histoire-géo, français…
En fait, ce sont mon milieu familial, mes activités extra-scolaires, le club UNESCO, mes voyages, mes lectures qui m’ont préparé à ce concours. Tout cela pour dire que je n’ai pas été formé que par le lycée. J’ai vécu dans un milieu familial exceptionnellement chaleureux et ouvert. Mon père, Jean, de par ses activités, avait des amitiés avec beaucoup de gens, considérables au modestes, qui l’aimaient beaucoup ainsi que son épouse Suzanne. J’ai été sensibilisé très précocement à de nombreux sujets. Mon père avait joué un rôle à la fois considérable et discret dans la négociation de l’indépendance du Maroc. Il avait des amis dans le tiers monde. Il était proche des directeurs généraux de l’Unesco. C’était quelqu’un de très généreux. J’ai appris beaucoup par osmose familiale.
Les lectures, c’était en vrac, ce n’était pas très dirigé: aussi bien la découverte de Balzac et de Proust que des récits de voyage, ou d’explorateurs, des romans de Frison Roche sur la montagne ou sur le Sahara, des polars, des romans d’espionnage, énormément, des récits qui faisaient rêver. Un mélange d’exploration, de découverte, d’aventure, d’histoire, de biographies. Je ne suis donc pas exactement le prototype de quelqu’un qui a eu une formation classique. Adolescent, j’allais dans diverses directions, je n’approfondissais pas chaque point. Mais j’étais très social et très curieux. Je dévorais aussi les bandes dessinées, du moins celle de l’époque (que l’on appelle la ligne claire Hergé, Jacobs, mais aussi Morris ou Uderzo). La découverte du dernier Blake et Mortimer était quelque chose qui comptait pour moi, presque autant que, plus tard, la découverte d’un Stendhal. Mais surtout j’avais cette chance de vivre dans un milieu ouvert sur les autres. Je ne me rappelle pas d’une semaine, pendant toute mon enfance, sans qu’il y ait du monde à la maison: la famille élargie, des cousins des cousines, des amis … Pas une semaine sans qu’il y ait un ami étranger, ou qui revienne de l’étranger. Quelqu’un qui rentrait des Etats-Unis, ou qui avait été en coopération en Afrique ou qui avait quelque chose à raconter sur l’Inde, ou le Cambodge, ou le Chili. Des amis marocains, bien sûr toujours. C’était comme ça tout le temps. Pas par théorie, pas par cosmopolitisme, ou mondialisme économique comme on pourrait le dire aujourd’hui. C’était simplement une famille avec des amis ouverts sur le monde.

Les prétentieux, les claniques.
Au début, à Sciences Po, je n’ai pas beaucoup aimé le milieu, et l’ambiance -beaucoup de jeunes prétentieux, claniques- ni l’endroit, très froid (je parle de l’atmosphère, car sinon j’aime le froid) . En plus, je détestais me lever tôt, prendre le train bondé jusqu’à St-Lazare, puis le métro.
Ce qui m’a frappé d’abord, c’est la façon de parler. On est très jeune à Science Po. Il y avait plein de jeunes qui essayaient de parler comme des conseillers d’Etat âgés. Ils utilisaient une espèce de ton affecté et pompeux, des expressions alambiquée avec des phrases longues, tout cela pour dire des choses évidentes.
Il y avait des clans. Ceux qui appartenaient à des dynasties de la fonction publique traitaient les autres de haut.
Sinon c’est comme pour toutes les histoires d’étudiant: il y a les doués et les pas doués, ceux qui ont de l’avenir, ou non, les filles, jolies ou pas… Mais avec le recul, c’est ce côté «jeune-vieux» qui me revient.

Le printemps romanesque et gentiment mensonger de 1968
J’étais à Sciences Po au printemps 68. C’était excitant d’être là.
Mai 68 à Sciences Po, c’était une assemblée générale prétendument révolutionnaire qui siégeait jour et nuit sans parvenir à se mettre d’accord sur son propre statut : Comment va-t-on élire le bureau? De quelles résolutions allons-nous débattre? Selon quelles règles allons-nous voter? Il y avait là un mélange d’expertise un peu «pérorante» et de jargon juridique pour organiser ce «phénomène» effervescent. Tout cela sans fin. Je trouvais cela risible. J’avais déjà un esprit ironique sur les choses, un peu décalées.
Il m’est arrivé de dormir dans le hall d’entrée sur le banc (la Péniche)… Il y avait des équipes qui montaient la garde par roulement au cas où on aurait été envahi par la «répression». On allait sur les toits pour vérifier qu’il n’y avait pas de parachutistes en vue.
J’ai suivi quelques manifs en touriste, à la «Fabrice» j’ai respiré un peu de gaz lacrymogènes.
Par certains côtés c’était amusant. Ma mère dessinait bien. Elle est allée plusieurs fois à la Sorbonne, «la Sorbonne libérée», celle des Katangais! Elle a fait de nombreux croquis. J’étais sensible à ce côté festif.

On a vu les chars!
Je me rappelle de deux choses qui m’ont fait penser que tout cela était une gigantesque fumisterie.
La première c’est quand j’ai entendu scander le slogan CRS = SS. J’avais suffisamment de culture historique, sur la guerre, pour penser que ce n’était pas possible d’assimiler les CRS aux SS. C’était très choquant! Ou alors les mots, déjà, ne voulaient plus rien dire. Et là je me suis dit: «soit c’est un jeu, du délire, soit un mensonge».
Le deuxième événement, dont je me souviens très bien, c’est lorsque deux copains de Sciences Po exaltés sont arrivés à l’école, transpirants et essoufflés d’avoir couru. Ils nous disent:
– 0n arrive du Jardin du Luxembourg. On a vu les chars!
Il n’y a jamais eu de chars au Jardin du Luxembourg. Il y a peut-être eu des chars à Rambouillet, disponibles au cas où? Mais pas au Luxembourg.
Cela m’a fait prendre conscience très vite de l’imposture des jeux de rôle, de deuxième et de troisième degré, et la manipulation des foules. J’ai vu éclore des apprentis leaders soixante-huitard qui avaient ce talent d’intervenir à trois heures du matin, avec un langage assez entrainant pour retourner une assemblée générale exténuée, lui faire adopter un texte, éliminer un adversaire. La plupart des gens, qui ont émergé comme leaders en 68, avaient ce talent de manipulation. C’étaient des tribuns, charismatiques et manipulateurs. La plupart d’entre eux, après 68, ont exercé des métiers dans la politique, la communication, les sondages. Ce sont des métiers d’influence. Aucun n’est devenu ébéniste ou ingénieur! Il y en a peut-être 2 ou 3 qui sont allés «à l’usine» parce qu’ils croyaient vraiment à leur discourssur la lutte des classes et la révolution prolétarienne.

Maurice Grimaud
Maurice Grimaud, préfet de Police de Paris et mon père étaient amis. Durant les événements de Mai 68, il est venu un soir dîner chez nous à Bois-Colombes! C’était excitant, alors que de mon côté je vivais la fièvre du Boulevard Saint-Germain, de le voir là, de parler avec lui. Il m’a même interrogé. Il a joué un rôle formidable, c’était un homme remarquable. Il a limité la casse et fait pour le mieux. Avec d’autres cela aurait pu virer au drame.

L’argent de poche minuscule
Parmi, les professeurs qui m’ont le plus marqué : René Rémond, Raymond Barre, George Vedel, André de Lattre, Bertrand de Jouvenel, Jean-Marie Mayeur aussi, très bon historien, notamment des religions, qui vient de disparaître. C’était un petit homme énergique, érudit, exigeant, très intéressant. Les autres c’étaient vraiment des professeurs «professoraux».
Bertrand de Jouvenel, c’est différent, déjà en raison de son nom. Il avait aussi une allure magnifique. Il avait créé une revue consacrée à la prospective qui s’appelait Futuribles. Avec plusieurs de ses amis, nous nous faisions de l’argent de poche (quelques miettes) en rédigeant des fiches de lecture pour lui.

Parler à un professeur nécessitait beaucoup d’audace
Mes souvenirs de Sciences Po sont ceux de cours à l’ancienne. Le professeur arrive dans sa majesté dans l’amphi Boutmy. Les étudiants écoutent et écrivent. Ils n’ont pas de téléphone portable et ne sont pas en train de regarder des films sur leur IPAD. Ils ne chahutent pas. Le professeur est pompeux, en général excellent. On boit ses paroles. C’est la dernière génération à avoir connu ça.
Le fait d’attendre un professeur à la sortie pour oser lui parler et lui extorquer une réponse, nécessitait beaucoup d’audace. Il n’y avait pas de familiarité, pas de bonhomie. Ils étaient d’ailleurs tout à fait simples. J’ai bien connu après certains d’entre eux: Rémond, Barre, Vedel…
C’était une époque.

Un moment de ma jeunesse
Mes meilleurs souvenirs de Sciences Po? La bibliothèque, les conversations, le bougnat (café charbon) qui existait encore rue de Grenelle, avec son baby-foot, le cours (en option) de Jean Lacouture. Un moment de ma jeunesse, la découverte de St Germain des Prés, du quartier latin. Les visages et les silhouettes de jeunes femmes dans le hall.

Comme le cornichon dans un bocal
A Sciences Po, j’ai appris la force de la technique de l’exposé, de la clarté, de la concision, le goût des idées – avec un peu d’esbroufe -. Je m’en suis rendu compte après. Sur le moment je trouvais ça artificiel, contraignant voir irritant. Mais j’ai intériorisé tout cela par imprégnation, par l’ambiance, comme le cornichon dans un bocal.
J’ai moins appris ensuite à l’ENA, ou du moins autre chose : le fonctionnement administratif, les processus de décision publics, la clarification, l’analyse d’une situation et de ses enjeux, l’Etat au sens large. Tout cela je l’ai appris à l’ENA, mais j’en garde surtout d’excellent souvenir d’amitié.
Mais ce que j’ai appris sur le plan de la méthode, de l’argumentation logique, c’est d’abord grâce à Sciences Po.

Je n’ai pas posté cette lettre
Après Sciences Po, je ne voulais pas vraiment essayer d’entrer à l’ENA. Il y avait trop de «jeunes-vieux» dans la section «Service public» de Sciences Po; ces types très jeunes avec des costumes trois pièces. Ça ne me tentait pas particulièrement. Il y avait aussi ce jargon qui m’agaçait. Ce n’était pas mon monde. Je suis très content maintenant d’avoir fait tout ça, mais à l’époque, il y avait des tas de disciplines qui me cassaient les pieds. Je cherchais autre chose. Quand j’ai fini Sciences Po, j’ai donc fait une licence d’histoire, en un an, par équivalence. Puis j’ai passé presque une année à voyager. Je suis allé en Afghanistan pendant 4 mois (la même route que Nicolas Bouvier dans «l’Usage du monde»). C’est après, alors que je m’étais résolu à partir faire mon service militaire en coopération (il fallait le faire à l’époque) que tout s’est joué.
J’avais négocié avec le Journal Le Monde la possibilité, durant cette coopération (je devais aller en Egypte), de faire des papiers d’ambiance sous un pseudonyme. Ils étaient d’accord et étaient même prêts à me prendre à mon retour à l’essai, pour un an. C’est en allant poster ma lettre pour le Ministère de la Coopération, que je me suis dit que si je ne tentais pas l’ENA au moins une fois, je le regretterais toute ma vie.
Finalement, je n’ai pas posté cette lettre, j’ai préparé l’ENA et j’ai été admis, en 1970. Ça a changé toute la suite.

Au Ministère de la Culture, il n’y a pas beaucoup d’énarques
A l’ENA, je n’ai pas de vocation particulière pour tel ou tel ministère. Je n’ai pas mené ma scolarité comme si c’était vital d’être dans les tous premiers.
Je ne voyais pas très bien la différence d’intérêt, entre être dans un corps d’inspection ou de contrôle, ou non. J’ai fait l’ENA comme ça. C’est un souvenir sympathique, détendu, avec des camarades de promotion brillants, et drôles. Je n’en garde pas spécialement le souvenir d’une compétition oppressante. Je suis sorti 34ème, ce qui à part les grands corps me laissait un choix très large. J’ai choisi le Ministère de la Culture, convaincu par Jérôme Clément, de lui succéder. C’était un tout petit ministère, il n’y avait pas beaucoup d’énarques, ni de bureaucratie. Dès qu’on arrivait on avait des responsabilités importantes. On touchait à beaucoup de choses et on était très libre.
Cette idée d’être libre, de pouvoir rebondir ensuite ailleurs (je ne savais pas où d’ailleurs), me guidait. Alors quand j’entendais des copains à moi dire : «tu comprends, je prends l’équipement, parce qu’en tant que chef de bureau, je vais avoir à gérer un budget de plusieurs dizaines de millions. Et puis je peux être sous-directeur dans 14 ans, à condition que ceci et que cela…». J’étais sidéré. C’était aux antipodes de ma conception de la vie. C’est entre autre pour ces raisons que je suis allé au Ministère de la Culture.

A chaque fois je voulais avancer tout en gardant ma liberté
Quand il y a eu des réformes au Ministère de la Culture, et que notre activité à la direction de l’Architecture a été regroupée avec celle du Ministère de l’environnement et du cadre de vie, j’ai été révolté, car à la culture, nous estimions être des remparts contre les ingénieurs du corps des ponts, les aménageurs, les élus bétonneurs, etc…! Mais je n’y pouvais rien. Ensuite j’ai dû faire ma «mobilité». Un de mes amis de l’ENA, Michel Suchod, qui devait lui-même faire la sienne, m’a proposé de le remplacer au quai d’Orsay,à la Direction générale des relations culturelles et à la coordination pour le Moyen Orient. « On s’occupe de la culture, de coopération technique, ou voyage au Moyen Orient, on est très libre». Avancer encore tout en gardant ma liberté! Cela m’a plu. Je suis arrivé en 1979 au quai d’Orsay, à cheval sur 2 directions. Il s’agissait de mon premier contact avec cette maison, même si j’avais rencontré avant plusieurs ambassadeurs… Je m’y suis amusé, et y ai appris plein de choses.

Une formule pas très mitterrandienne
Il se trouve par ailleurs, où après être rentrés des camps de prisonniers (Mitterrand évadé, mon père rapatrié), mon père et François Mitterrand étaient devenus amis intimes, après s’être connus en 1942 au Commissariat au reclassement des prisonniers. Plus tard, devenus résistants, quand ils s’envoyaient des petits billets, ceux-ci se terminaient par «Que Dieu te garde! «.
Après la Libération, mon père a été pendant près de dix ans l’un de ses collaborateurs les plus proches. Puis il s’est éloigné de la politique, parce que la politique politicienne sous la IVème République lui cassait les pieds, mais ils sont toujours restés proches. Ils se tutoyaient, il y avait entre eux une fraternité exceptionnelle, née de la guerre.

«Je vais avoir besoin d’une petite équipe de personnes sûres».
La suite, c’est l’enchainement du hasard et de la vie. F. Mitterrand gardait un œil sur moi, surtout depuis que j’avais fait l’ENA. Le fait que je sois au quai d’Orsay l’intéressait. Il m’avait demandé de venir le voir deux ou trois fois pour lui parler de mon travail, de mes voyages. J’avais fait sa campagne de 1974 à la Tour Montparnasse. Dans un rôle modeste, car j’étais très jeune.
En 1978, il m’avait presque forcé, – je n’en avais pas vraiment envie -, à entamer une carrière politique, dans la Nièvre. Il voulait en effet que j’y prenne sa succession, quand il aurait été élu. Moi ça ne m’emballait qu’à moitié, mais je ne pouvais pas lui résister, bien évidemment. F. Mitterrand a constamment lancé des gens, et tout le temps, en politique. Il y un nombre incroyable d’hommes et de femmes, encore au premier plan aujourd’hui qui ont été découverts par lui. J’ai ainsi été élu conseiller municipal à Saint-Léger-Des-Vignes, puis député suppléant de la Nièvre en 1978. Le 10 mai 1981, au soir, en tant que suppléant du député de Nevers, je me suis naturellement rendu à Château-Chinon, avec mon épouse. Juste après les résultats, Mitterrand me dit : «Je vais avoir besoin, à l’Elysée, d’une petite équipe de personnes sûres. Donc demain vous appellerez Mlle Papegay de ma part …». Voilà l’enchainement. Les heureux hasards de la vie.

L’Elysée, c’était un milieu très compétitif.
Si mon père et Mitterrand n’avaient pas eu une sorte de coup de foudre amical, ce n’aurait pas été tout à fait pareil pour moi. J’aurais certainement fait une autre carrière. Mais si j’avais succombé aux sirènes politico-politiciennes, cela aurait également été différent. Je serai devenu député-maire, président du conseil général, peut-être ministre de quelque chose. Mais voilà, En 1981, je deviens donc conseiller diplomatique à l’Elysée le lieu de pouvoir par excellence. C’était un milieu très compétitif. Mitterrand ne voulait pas être prisonnier d’un seul conseiller, d’un seul avis. Il nous mettait en concurrence, non pas par sadisme, mais parce qu’il souhaitait toujours avoir plusieurs options. J’étais au courant, puisque mon père m’avait prévenu, et je trouvais cela normal. A l’Elysée sous Mitterrand, il y avait de fortes personnalités. Il suffit de regarder la suite: J. Attali, M. Charasse, André Rousselet, Gilles Ménage, Jean-Claude Colliard, Jacques Fournier, Anne Lauvergeon, François-Xavier Stasse, Paul Guimard, Eric Orsenna, Jean-Louis Bianco, Michel Vauzelle, Elizabeth Guigou, Jean Glavany, Régis Debray, Ségolène Royal, François Hollande et bien sûr au début Pierre Bérégovoy… Liste non axhaustive.

On pourrait être dans n’importe quelle fac de n’importe où
Ces dernières années, j’ai donné des cours à Sciences Po: un cours magistral dans l’amphi Boutmy, sorte de remise à niveau sur les relations internationales pour les étudiants de deuxième année, l’école considérant que leur bagage en histoire et relations internationales était insuffisant. Mais ça me prenait trop de temps, et il n’y avait pas d’échanges, donc cela ne m’intéressait pas beaucoup. Je ne l’ai fait que trois ans.
Ce que j’ai fait, également à la demande de R.Descoings, et que je continue, c’est un séminaire en quatrième et cinquième année. Ceux qui y participent sont volontaires. Ils ont entre 25 et 30. Il y a beaucoup d’étrangers. C’est très intéressant.
Sur le plan social, c’est beaucoup plus brassé qu’autrefois, y compris avec des étudiants de banlieues, procédure Descoings, ce que je trouve très bien. Au niveau de l’habillement, ça n’a rien à voir avec la population d’autrefois. On pourrait être dans n’importe quelle fac n’importe où. Il n’y a plus aucun élément distinctif. Il y a beaucoup d’étrangers. Vu ce que je suis, et étant donné les thèmes, il y a peut-être plus d’étrangers dans ce séminaire que dans d’autres. C’est intéressant de comprendre pour quelles raisons des jeunes étrangers francophones, mais aussi anglo-saxons, chinois ou autres font l’effort de venir à Sciences Po. Pourquoi c’est important pour eux à vingt ans d’avoir passé une ou deux années à Paris. C’est très intéressant de voir ça. Cela compense notre sport national, l’autodénigrement.

Continuer à lire des livres, nombreux, en entier
Je me garderais bien de donner des conseils à un(e) jeune étudiant(e) souhaitant préparer Sciences Po. Comment ne pas dire des banalités? Si, quand même, un seul : continuer à lire des livres, de vrais grands livres, avec des vraies phrases, du style, un vocabulaire riche, des livres, nombreux, en entier, et pas seulement picorer dans Wikipédia!

Marqués par Mitterrand
Est-ce que Sciences Po m’a servi? Oui bien-sûr, énormément, même si je ne m’en suis rendu compte qu’après. Mais j’ai aussi beaucoup appris de mon père. Quand mon père allait faire une conférence, il m’en parlait, cela dès que j’avais 12 ou 13 ans. Il m’expliquait comment mentalement, il se préparait, sa façon d’aborder le sujet, les points principaux qu’il souhaitait développer, une conclusion prête à l’avance. J’ai aussi été influencé, par un conseiller d’état ami de mon père: Louis Fougères. Il dirigeait la revue Mahgreb et lui aussi avait besoin d’étudiants pour faire des piges. Fougères avait une rigueur mentale et une exigence sémantique remarquables. Il était très exigeant sur les expressions, le mot juste. J’ai eu quelques autres bonnes fées pour ma formation, Maurice Pinot, Jean Lacouture, des amis d’enfance très stimulants.
Après, quand je suis arrivé à l’Elysée, très jeune, à 34 ans, j’ai travaillé avec des personnes plus âgées et expérimentées, comme P. Bérégovoy, A. Rousselet, Paul LeGatte, J. Fournier, il y avait un bon mélange de générations, et surtout il y avait Mitterrand. Nous avons tous été marqués et façonnés par son autorité naturelle immense, par son exigence, son mode d’interrogation, les questions qu’il nous posait, son regard au laser, la façon dont il réagissait ou pas. Tout ça nous a marqués en profondeur pour la vie. Il y eut aussi la méthode Bérégovoy. C’est Bérégovoy, en tant que premier secrétaire général de l’Elysée, qui a mis en place, le mode de fonctionnement et de circulation des notes, etc… Un sujet par note, et avec chaque note, une chemise à pan coupé pour pouvoir dire oui ou non sur le sujet. S’il y a plusieurs sujets dans une même note ça ne fonctionne pas. Tout cela avec une expression claire, nette, rapide, efficace. Sur ces points Sciences Po m’a aidé à me construire, avec d’autres influences. Je ne suis sans doute pas le bon exemple de quelqu’un qui n’aurait été forméque par Sciences Po à une carrière classique. Mais plus le temps passe et plus cette référence compte pour moi.

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10/03/2014