«Je considère que le risque de décrochage des peuples est plus grave que le Brexit»

Le Brexit est il un événement historique majeur pour l’avenir de l’Europe?

C’est bien sûr un événement très important, très spectaculaire, un vrai choc. Mentalement, c’est déstabilisant pour tous ceux qui pensaient qu’il ne pourrait y avoir de recul dans la construction européenne, que c’était le sens de l’histoire, et il fallait qu’il soit impossible d’aller en arrière. C’était de la téléologie. Pour moi le Brexit n’est pas qu’une aberration britannique mais le signe d’un mal plus général le décrochage des peuples.

En quoi?
Ce coup de tonnerre rappelle qu’on avait oublié les peuples au-delà de l’affaire britannique. Il faut se saisir de cette occasion. Si on additionne les vrais anti européens, 15/25% (selon les pays, plus en Grande-Bretagne ou en Hongrie), plus les sceptiques les allergiques, et ceux qui ne votent pas, il ne reste que 15 à 20% de pro-européens, classiques. Les fédéralistes n’ont pas de parti, on ne peut même pas les compter. Avant même le 23 juin que la Grande-Bretagne sorte ou pas de l’Union, on pouvait dire que depuis longtemps, le vrai problème était le risque de décrochage, qui s’aggravait et auquel personne ne répondait, sauf en insultant les électeurs! Si les Britanniques étaient restés, il y aurait eu un soulagement dangereux.

Vous estimez à 60% le poids des eurosceptiques dans l’Union?

Oui, en gros, au sens de «sceptiques», pas de «hostiles», c’est différent. J’ai été très impliqué avec Jacques Pilhan, dans la campagne pour Maastricht en 1992 lorsque j’étais Secrétaire Général de l’Elysée. J’avais alors constaté avec lui que les slogans pro-européens classiques – l’Europe c’est la paix, la jeunesse, l’avenir, etc -, ne fonctionnaient plus, que la dimension idéaliste et ambitieuse était usée. Cela avait amené Mitterrand à dire plutôt: «Une Europe forte vous protègera mieux». Depuis, j’ai toujours fait attention à l’attitude des peuples. Peu à peu, j’ai eu le sentiment que la construction européenne était une locomotive dont les wagons se détachaient les uns après les autres.

Quels signaux faibles ou plus marqués auraient dû nous alerter?

Ils sont variés. Souvenez-vous: le traité de Maastricht n’est passé qu’à un point près, alors que toutes les élites y étaient favorables, et que Mitterrand a pesé de tout son poids. L’échec du référendum constitutionnel de 2005 en France et plus important encore aux Pays-Bas, peuple à l’origine plus pro-européen que les Français. L’ancien chancelier Gerhard Schröder m’a dit que s’il y avait eu un référendum en Allemagne, la réponse aurait été non, car les Länder ne supportaient plus le grignotage de leurs prérogatives par la Commission de Bruxelles. On a vu ainsi des pro-européens paisibles, de centre-gauche ou de centre droit, se transformer à la longue en euro-allergiques. Le terme est plus juste que celui d’eurosceptiques, qui mélange les «vraiment contre» et les désabusés. La cause? Toutes ces directives abusivement détaillées et qui ont provoqué dans tous les pays de très vives réactions, traitées par les élites avec désinvolture, comme s’il s’agissait de combats ridicules d’arrière-garde et balayées avec des arguments d’autorité. Les règlements sur la chasse à la palombe dans le Sud-Ouest de la France ou sur la taille des chasses d’eau en Hongrie (et les burettes d’huile, les marchés en plein air, de définition du chocolat, etc, c’est sans fin.) ont fini par rendre les gens anti-européens. Il y a deux ans, VGE et Helmut Schmidt avaient déclaré à l’ambassade d’Allemagne à Paris qu’en décidant de l’élection du Parlement européen au suffrage universel, ils pensaient produire un choc, créér une mentalité européenne. VGE a reconnu: «nous avons échoué». Et le non au référendum consultatif récent aux pays-Bas. Voilà pour les signaux qu’on aurait dû interpréter depuis longtemps. Et le «non» au référendum de 2005 n’était pas un signal faible!

Que nous dit le Brexit que nous ne voulons pas entendre?

Depuis plusieurs semaines, le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble. il ditqu’on ne peut plus ignorer les peuples. C’est un ton nouveau chez lui. Il faut réfléchir au lieu de continuer à faire toujours la même chose (plus d’intégration), quoique votent les gens. Le président de l’Euro-groupe, le néerlandais [url=https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeroen_Dijsselbloem]Jeroen Dijsselbloem[/url], affirme qu’aucune condition n’existe en Europe pour avancer davantage dans l’intégration. Le président du Conseil Européen, le polonais Donald Tusk, dit la même chose. Le ministre belge des affaires étrangères : pas de consensus pour plus d’intégration. C’est nouveau.

Tous les pays membres n’ont pas la même attitude.

En effet, en Finlande par exemple, on n’observe pas de sentiment anti européen. Les pays d’Europe de l’Est, longtemps été privés de leur souveraineté par l’URSS, («la souveraineté limitée») ne comprennent pas pourquoi on a fait du «souverainisme» une notion négative car pour eux, l’accès à l’Europe signifiait une reconquête de souveraineté. Et ils n’avaient pas envie de se la voir «confisquée» aussitôt par un chef de bureau à Bruxelles. D’autres pays, comme l’Italie, ont longtemps idéalisé la construction européenne. Renzi évoque l’Europe un peu comme on en parlait à l’époque de Delors.

Quel diagnostic faites-vous sur les graves dysfonctionnements de l’institution européenne?

Il n’y a pas consensus sur l’analyse du décrochage. Je mets de côté ceux qui dénoncent le populisme car ils s’en prennent (en vain) à un résultat, pas à une cause. C’est comme de dénoncer la fièvre. Les gens qui votent pour exprimer leur mécontentement contre les élites sont confortés dans leurs votes quand ils se font insulter par ces mêmes élites. Si on se met à invectiver les peuples qui votent mal en les traitant de «moisis», la seule envie des gens est de voter encore plus contre! Revenons au diagnostic. Les centres gauche et centres droit en Europe, qui ont fait de l’intégration européenne leur seul objectif, n’ont jamais admis l’idée que la Commission s’était trop mêlée de ce qui ne la regardait pas. Quand Jean-Claude Junker a stoppé avec courage des directives abusives, on l’a attaqué au Parlement européen en dénonçant son manque d’ambition! Quelqu’un qui renonce à réglementer la forme des concombres manquerait d’ambition…

Vous citez un récent propos de M. Junker qu’on voit rarement repris:»Une des raisons pour lesquelles les citoyens s’éloignent du projet européen, dit-il, est due au fait que nous interférons dans trop de domaines de la vie privée et dans trop de domaines dans lesquels les Etats membres sont mieux placés pour agir.»

Il dénonce une intrusion insupportable et regrette la «réglementation à outrance». Beaucoup sont passés à côté de cette explication du rejet. Personnellement, je la mets en tête. Pourquoi l’Europe a-t-elle pris cette tournure, avec cette volonté normalisatrice folle? Par volonté de pouvoir de la Commission. Si la Commission se bornait à fixer des objectifs pour, par exemple, réduire l’utilisation d’un produit dangereux dans l’agriculture d’ici 15 ans, cela fait une phrase. Cela ne justifie pas l’existence de la Commission ou d’une importante direction. On va donc plutôt rédiger une réglementation de 50 pages, dans le plus grand détail. Tout cela attisé par des demandes irresponsables des Etats! Un besoin de pouvoir de la bureaucratie et idéologie normalisatrice. Ajoutez-y l’arrogance d’un organisme qui se sent au-dessus des peuples et de leurs votes, et considèrent que les Etats-Nations sont des survivances féodales qu’il faut araser. Le résultat est là! Comme ces travers de la Commission avaient été dénoncés à l’origine par le FN ou des anti-européens, les gens convenables n’ont pas osé, pendant longtemps, aller sur ce terrain. Et ils ont perdu les peuples. Je ne vois pas pourquoi les Européens sincères se sentiraient obligés de défendre ce système bureaucratique normatif abusif et insensé, auquel la Commission a fini par ressembler, alors que cela n’était pas sa mission d’origine.

Quelles sont les autres erreurs que vous observez?

La gauche a mis en avant l’idée de «l’Europe sociale», estimant que si les citoyens rejetaient l’Europe, c’était à cause de l’austérité, de la croissance trop faible. La gauche française a vécu pendant des années avec cette idée : Il fallait plus d’Europe sociale. Je ne nie pas que certaines actions au niveau européen pourraient être utiles socialement mais, globalement c’est un contresens car si on réclame plus d’Europe dans le domaine social, nous, Français ne réussiront jamais à imposer aux autres notre système social incontrôlé qui entraîne une fiscalité confiscatoire. En réalité, s’il y a plus d’Europe sociale, il y aura moins de système social à la française! Après la relance Kohl Mitterrand Delors, on a trop fait miroiter une Europe sociale, politique, une Europe des citoyens, de la défense, etc. La Commission n’a pas été la seule à alimenter la machine à espérances folles. Les pro-européens, les Etats, nous les français, avons fait beaucoup de promesses qui ne pouvaient être tenues. Comme si l’»Europe» allait tout régler. Or, le niveau européen ne pouvait pas et n’avait pas à s’occuper de tout. Il y a donc eu forcément une immense déception. Ce diagnostic sur la désaffection vis-à-vis de l’Europe n’est pas partagé par tout le monde, mais qu’il progresse.

Il faut donc revenir franchement la notion de subsidiarité qui permettrait de redonner dans beaucoup de domaines au débat démocratique national tout son espace légitime. Jacques Delors s’était inspiré dit-on de la théologie catholiquepour formuler cette règle: on ne fait au niveau supérieur que ce qu’on ne sait pas faire aussi bien au niveau en dessous. On ne crée donc pas un pouvoir au niveau supérieur pour le plaisir de montrer que l’Europe progresse et va tout régenter. Elle n’a pas à s’occuper de tout!

Vous appelez à une pose d’un maximum de deux ans. Pour quoi faire?

Il faut d’abord envoyer un message politique. Dire solennellement aux peuples qu’on a comprisleur volonté: garder une certaine souveraineté et une certaine identité, tout en coopérant. Ensuite, dans cette période, faire le bilan, réfléchir. Dans une première phase, Commission et Parlement ne devraient pas participer à une nouvelle conférence de Messine (celle-là qui, en 1955, avait conduit au Traité de Rome). Au cours de cette conférence, les gouvernements importants partageant cette démarche reprendraient la main. L’enjeu sera d’imposer la subsidiarité, de revenir à une interprétation a minima des traités laquelle s’imposerait à la Commission et à la Cour de justice. C’est fondamental. Après, dans un second temps, une fois réduit le niveau abusif des interventions européennes sur tout et n’importe quoi, on dégagerait les vrais enjeux de demain pour l’Europe, et donc les missions nouvelles de la Commission repensée (et peut être réduite).

Une question épineuse!

Je ne crois pas à une «relance» au sens classique qui enjamberait cette première étape et ajouterait de nouvelles missions. Les élites devront d’abord accepter que les peuples européens, dans leur majorité, ne veuillent pas plus d’intégration pour le moment. On ne peut pas les forcer. C’est ça le compromis. On verra dans 10 ou 15 ans. Les élites devront se résigner à cela. En revanche, un point qui peut faire consensus assez vite serait de reconstruire un Schengen qui marcherait, même les plus «anti» seraient pour à condition que les frontières extérieures soient bien contrôlées. Ce ne serait plus l’idéologie européiste mais la nécessité concrète.
Pour employer une image militaire, je prône donc une retraite élastique, pour éviter la débâcle. Si j’emploie une image monétaire, je dirais qu’on doit dévaluer la partie chimérique de la construction européenne pour repartir sur des fondamentaux sains.

Comment remporter l’épreuve de vérité démocratique?

D’abord en ne se trompant pas de réaction. En ne nous perdant pas dans une relance intégrationniste vouée à l’échec. En convainquant la partie centrale des électorats devenue sceptique, mais pas hostile, que cela vaut la peine de continuer. En clarifiant et en élaguant avant de rebondir.
Quelques phrases du communiqué Merkel/Hollande/Renzi permettent d’espérer que cet enjeu va être compris.

«Je considère que le risque de décrochage des peuples est plus grave que le Brexit»

Hubert Vedrine

«Je considère que le risque de décrochage des peuples est plus grave que le Brexit»

Le Brexit est il un événement historique majeur pour l’avenir de l’Europe?

C’est bien sûr un événement très important, très spectaculaire, un vrai choc. Mentalement, c’est déstabilisant pour tous ceux qui pensaient qu’il ne pourrait y avoir de recul dans la construction européenne, que c’était le sens de l’histoire, et il fallait qu’il soit impossible d’aller en arrière. C’était de la téléologie. Pour moi le Brexit n’est pas qu’une aberration britannique mais le signe d’un mal plus général le décrochage des peuples.

En quoi?
Ce coup de tonnerre rappelle qu’on avait oublié les peuples au-delà de l’affaire britannique. Il faut se saisir de cette occasion. Si on additionne les vrais anti européens, 15/25% (selon les pays, plus en Grande-Bretagne ou en Hongrie), plus les sceptiques les allergiques, et ceux qui ne votent pas, il ne reste que 15 à 20% de pro-européens, classiques. Les fédéralistes n’ont pas de parti, on ne peut même pas les compter. Avant même le 23 juin que la Grande-Bretagne sorte ou pas de l’Union, on pouvait dire que depuis longtemps, le vrai problème était le risque de décrochage, qui s’aggravait et auquel personne ne répondait, sauf en insultant les électeurs! Si les Britanniques étaient restés, il y aurait eu un soulagement dangereux.

Vous estimez à 60% le poids des eurosceptiques dans l’Union?

Oui, en gros, au sens de «sceptiques», pas de «hostiles», c’est différent. J’ai été très impliqué avec Jacques Pilhan, dans la campagne pour Maastricht en 1992 lorsque j’étais Secrétaire Général de l’Elysée. J’avais alors constaté avec lui que les slogans pro-européens classiques – l’Europe c’est la paix, la jeunesse, l’avenir, etc -, ne fonctionnaient plus, que la dimension idéaliste et ambitieuse était usée. Cela avait amené Mitterrand à dire plutôt: «Une Europe forte vous protègera mieux». Depuis, j’ai toujours fait attention à l’attitude des peuples. Peu à peu, j’ai eu le sentiment que la construction européenne était une locomotive dont les wagons se détachaient les uns après les autres.

Quels signaux faibles ou plus marqués auraient dû nous alerter?

Ils sont variés. Souvenez-vous: le traité de Maastricht n’est passé qu’à un point près, alors que toutes les élites y étaient favorables, et que Mitterrand a pesé de tout son poids. L’échec du référendum constitutionnel de 2005 en France et plus important encore aux Pays-Bas, peuple à l’origine plus pro-européen que les Français. L’ancien chancelier Gerhard Schröder m’a dit que s’il y avait eu un référendum en Allemagne, la réponse aurait été non, car les Länder ne supportaient plus le grignotage de leurs prérogatives par la Commission de Bruxelles. On a vu ainsi des pro-européens paisibles, de centre-gauche ou de centre droit, se transformer à la longue en euro-allergiques. Le terme est plus juste que celui d’eurosceptiques, qui mélange les «vraiment contre» et les désabusés. La cause? Toutes ces directives abusivement détaillées et qui ont provoqué dans tous les pays de très vives réactions, traitées par les élites avec désinvolture, comme s’il s’agissait de combats ridicules d’arrière-garde et balayées avec des arguments d’autorité. Les règlements sur la chasse à la palombe dans le Sud-Ouest de la France ou sur la taille des chasses d’eau en Hongrie (et les burettes d’huile, les marchés en plein air, de définition du chocolat, etc, c’est sans fin.) ont fini par rendre les gens anti-européens. Il y a deux ans, VGE et Helmut Schmidt avaient déclaré à l’ambassade d’Allemagne à Paris qu’en décidant de l’élection du Parlement européen au suffrage universel, ils pensaient produire un choc, créér une mentalité européenne. VGE a reconnu: «nous avons échoué». Et le non au référendum consultatif récent aux pays-Bas. Voilà pour les signaux qu’on aurait dû interpréter depuis longtemps. Et le «non» au référendum de 2005 n’était pas un signal faible!

Que nous dit le Brexit que nous ne voulons pas entendre?

Depuis plusieurs semaines, le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble. il ditqu’on ne peut plus ignorer les peuples. C’est un ton nouveau chez lui. Il faut réfléchir au lieu de continuer à faire toujours la même chose (plus d’intégration), quoique votent les gens. Le président de l’Euro-groupe, le néerlandais [url=https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeroen_Dijsselbloem]Jeroen Dijsselbloem[/url], affirme qu’aucune condition n’existe en Europe pour avancer davantage dans l’intégration. Le président du Conseil Européen, le polonais Donald Tusk, dit la même chose. Le ministre belge des affaires étrangères : pas de consensus pour plus d’intégration. C’est nouveau.

Tous les pays membres n’ont pas la même attitude.

En effet, en Finlande par exemple, on n’observe pas de sentiment anti européen. Les pays d’Europe de l’Est, longtemps été privés de leur souveraineté par l’URSS, («la souveraineté limitée») ne comprennent pas pourquoi on a fait du «souverainisme» une notion négative car pour eux, l’accès à l’Europe signifiait une reconquête de souveraineté. Et ils n’avaient pas envie de se la voir «confisquée» aussitôt par un chef de bureau à Bruxelles. D’autres pays, comme l’Italie, ont longtemps idéalisé la construction européenne. Renzi évoque l’Europe un peu comme on en parlait à l’époque de Delors.

Quel diagnostic faites-vous sur les graves dysfonctionnements de l’institution européenne?

Il n’y a pas consensus sur l’analyse du décrochage. Je mets de côté ceux qui dénoncent le populisme car ils s’en prennent (en vain) à un résultat, pas à une cause. C’est comme de dénoncer la fièvre. Les gens qui votent pour exprimer leur mécontentement contre les élites sont confortés dans leurs votes quand ils se font insulter par ces mêmes élites. Si on se met à invectiver les peuples qui votent mal en les traitant de «moisis», la seule envie des gens est de voter encore plus contre! Revenons au diagnostic. Les centres gauche et centres droit en Europe, qui ont fait de l’intégration européenne leur seul objectif, n’ont jamais admis l’idée que la Commission s’était trop mêlée de ce qui ne la regardait pas. Quand Jean-Claude Junker a stoppé avec courage des directives abusives, on l’a attaqué au Parlement européen en dénonçant son manque d’ambition! Quelqu’un qui renonce à réglementer la forme des concombres manquerait d’ambition…

Vous citez un récent propos de M. Junker qu’on voit rarement repris:»Une des raisons pour lesquelles les citoyens s’éloignent du projet européen, dit-il, est due au fait que nous interférons dans trop de domaines de la vie privée et dans trop de domaines dans lesquels les Etats membres sont mieux placés pour agir.»

Il dénonce une intrusion insupportable et regrette la «réglementation à outrance». Beaucoup sont passés à côté de cette explication du rejet. Personnellement, je la mets en tête. Pourquoi l’Europe a-t-elle pris cette tournure, avec cette volonté normalisatrice folle? Par volonté de pouvoir de la Commission. Si la Commission se bornait à fixer des objectifs pour, par exemple, réduire l’utilisation d’un produit dangereux dans l’agriculture d’ici 15 ans, cela fait une phrase. Cela ne justifie pas l’existence de la Commission ou d’une importante direction. On va donc plutôt rédiger une réglementation de 50 pages, dans le plus grand détail. Tout cela attisé par des demandes irresponsables des Etats! Un besoin de pouvoir de la bureaucratie et idéologie normalisatrice. Ajoutez-y l’arrogance d’un organisme qui se sent au-dessus des peuples et de leurs votes, et considèrent que les Etats-Nations sont des survivances féodales qu’il faut araser. Le résultat est là! Comme ces travers de la Commission avaient été dénoncés à l’origine par le FN ou des anti-européens, les gens convenables n’ont pas osé, pendant longtemps, aller sur ce terrain. Et ils ont perdu les peuples. Je ne vois pas pourquoi les Européens sincères se sentiraient obligés de défendre ce système bureaucratique normatif abusif et insensé, auquel la Commission a fini par ressembler, alors que cela n’était pas sa mission d’origine.

Quelles sont les autres erreurs que vous observez?

La gauche a mis en avant l’idée de «l’Europe sociale», estimant que si les citoyens rejetaient l’Europe, c’était à cause de l’austérité, de la croissance trop faible. La gauche française a vécu pendant des années avec cette idée : Il fallait plus d’Europe sociale. Je ne nie pas que certaines actions au niveau européen pourraient être utiles socialement mais, globalement c’est un contresens car si on réclame plus d’Europe dans le domaine social, nous, Français ne réussiront jamais à imposer aux autres notre système social incontrôlé qui entraîne une fiscalité confiscatoire. En réalité, s’il y a plus d’Europe sociale, il y aura moins de système social à la française! Après la relance Kohl Mitterrand Delors, on a trop fait miroiter une Europe sociale, politique, une Europe des citoyens, de la défense, etc. La Commission n’a pas été la seule à alimenter la machine à espérances folles. Les pro-européens, les Etats, nous les français, avons fait beaucoup de promesses qui ne pouvaient être tenues. Comme si l’»Europe» allait tout régler. Or, le niveau européen ne pouvait pas et n’avait pas à s’occuper de tout. Il y a donc eu forcément une immense déception. Ce diagnostic sur la désaffection vis-à-vis de l’Europe n’est pas partagé par tout le monde, mais qu’il progresse.

Il faut donc revenir franchement la notion de subsidiarité qui permettrait de redonner dans beaucoup de domaines au débat démocratique national tout son espace légitime. Jacques Delors s’était inspiré dit-on de la théologie catholiquepour formuler cette règle: on ne fait au niveau supérieur que ce qu’on ne sait pas faire aussi bien au niveau en dessous. On ne crée donc pas un pouvoir au niveau supérieur pour le plaisir de montrer que l’Europe progresse et va tout régenter. Elle n’a pas à s’occuper de tout!

Vous appelez à une pose d’un maximum de deux ans. Pour quoi faire?

Il faut d’abord envoyer un message politique. Dire solennellement aux peuples qu’on a comprisleur volonté: garder une certaine souveraineté et une certaine identité, tout en coopérant. Ensuite, dans cette période, faire le bilan, réfléchir. Dans une première phase, Commission et Parlement ne devraient pas participer à une nouvelle conférence de Messine (celle-là qui, en 1955, avait conduit au Traité de Rome). Au cours de cette conférence, les gouvernements importants partageant cette démarche reprendraient la main. L’enjeu sera d’imposer la subsidiarité, de revenir à une interprétation a minima des traités laquelle s’imposerait à la Commission et à la Cour de justice. C’est fondamental. Après, dans un second temps, une fois réduit le niveau abusif des interventions européennes sur tout et n’importe quoi, on dégagerait les vrais enjeux de demain pour l’Europe, et donc les missions nouvelles de la Commission repensée (et peut être réduite).

Une question épineuse!

Je ne crois pas à une «relance» au sens classique qui enjamberait cette première étape et ajouterait de nouvelles missions. Les élites devront d’abord accepter que les peuples européens, dans leur majorité, ne veuillent pas plus d’intégration pour le moment. On ne peut pas les forcer. C’est ça le compromis. On verra dans 10 ou 15 ans. Les élites devront se résigner à cela. En revanche, un point qui peut faire consensus assez vite serait de reconstruire un Schengen qui marcherait, même les plus «anti» seraient pour à condition que les frontières extérieures soient bien contrôlées. Ce ne serait plus l’idéologie européiste mais la nécessité concrète.
Pour employer une image militaire, je prône donc une retraite élastique, pour éviter la débâcle. Si j’emploie une image monétaire, je dirais qu’on doit dévaluer la partie chimérique de la construction européenne pour repartir sur des fondamentaux sains.

Comment remporter l’épreuve de vérité démocratique?

D’abord en ne se trompant pas de réaction. En ne nous perdant pas dans une relance intégrationniste vouée à l’échec. En convainquant la partie centrale des électorats devenue sceptique, mais pas hostile, que cela vaut la peine de continuer. En clarifiant et en élaguant avant de rebondir.
Quelques phrases du communiqué Merkel/Hollande/Renzi permettent d’espérer que cet enjeu va être compris.

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21/07/2016